« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches »

Il tressaillit en espérant que personne n’avait remarqué le changement à peine perceptible de son visage. Il jeta un œil à ses parents, à sa sœur… non, personne ne le regardait et chacun continuait à vaquer à ses occupations dans le salon : lire, tricoter, coudre, tout en tendant l’oreille, mine de rien…

Donc, c’était pour ce soir. Il avait peur (il faut dire qu’il était encore jeune, c’est d’ailleurs pour ça qu’il était encore là), mais maintenant, il ne pouvait plus reculer. Il s’était engagé plus au début pour suivre son ami (et épater la sœur de celui-ci autant l’avouer) que pour défendre ses idées. Mais il était désormais convaincu que c’était nécessaire, que c’était une cause juste. Il ne voulait plus rester dans son petit village des Alpes, à attendre, sans rien faire.

Il essaya de ne rien laisser paraître et de continuer à faire comme si de rien n’était. Il visualisait déjà la suite de la soirée : son père allait éteindre la radio, sa mère allait faire réchauffer le peu qu’elle avait pu cuisiner – les temps étaient durs et il fallait se débrouiller – pendant que sa sœur et lui mettraient la table. Ils mangeraient tous les quatre. Même s’ils parleraient peu, ils seraient encore une fois réunis. Mais il était le seul à savoir que ce serait certainement la dernière fois avant…. Avant longtemps. Le repas serait seulement entrecoupé de quelques phrases aussi banales que « tu peux me passer l’eau », « attention c’est chaud »… Comment pouvait-il accepter qu’en ce jour si important, ils n’aient rien d’autre à se dire… sauf que le reste de la famille ne savait pas que c’était un jour si important. Lui-même avait du mal à croire qu’il arrivait à ne rien laisser paraître. Excité par l’action qu’il pressentait… mais tétanisé par l’angoisse qu’il sentait monter.

Et elle, celle qu’il voulait épater, était-elle au courant ? Sinon, à quoi servirait son engagement, sa bravoure (oui, il faut bien dire qu’il le voyait comme ça, même s’il mourrait de peur sans vouloir l’avouer) ? Son ami, et donc son frère à elle, l’avait-il mise au courant ? Savait-elle que les vers de Verlaine (décidément beaucoup utilisé ces temps-ci) étaient

« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous » ?

Même jeune, c’était cela qu’il ressentait. Si elle n’était pas au courant, si elle ne le savait pas, il se promettait de tout lui avouer. Après. Après les opérations. Toutes dangereuses qu’elles soient, il allait devoir s’en sortir pour se déclarer ensuite… et espérer qu’elle partage ses sentiments.

Ils firent la vaisselle. La soirée s’étira longue et insipide. Son père alluma de nouveau la radio, en mettant le volume le plus bas possible pour ne pas se faire repérer. Et la voix répéta les mêmes messages que précédemment « Nancy a le torticolis », « Le chasseur est affamé », « Le chat a neuf vies », « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches », « Gaby va se coucher dans l’herbe »…..

Une fois qu’ils seraient tous couchés, il se relèverait. Tout doucement il sortirait pour rejoindre son réseau. Certes, il était jeune mais les autres résistants lui avaient déjà confiés des petites missions pour le tester (porter des tracts, faire passer un message…), et ce soir, c’était le grand soir. Ils allaient récupérer des armes (le message était clair, trop lui semblait-il : « Voici de la nourriture (les fruits !), des fusils (la fleur au fusil !), dans la clairière au milieu de la forêt (les feuilles et les branches) »… et prendre le maquis.

La lutte continuait. Et bientôt, la voix de Londres réciterait de nouveaux vers de Verlaine « Les sanglots longs des violons d’automne » puis quelques jours après « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Annonçant ce qu’ils attendaient tous. Ce pourquoi ils se battaient. Le Débarquement. Et, enfin, la fin de la Guerre.

Par Ademar Creach