Texte de Zazie6454 – « Chic et choc » *

Je m’ennuyais tellement à ce dîner… Certes, nous étions dans un établissement réputé, où la décoration conjuguait charme et luxe, ancien et moderne. Les lustres en cristal de Baccarat majestueux et imposants ajoutaient une touche Second Empire, tandis que le mobilier arborait résolument un design contemporain alliant bois brut, acier, et verre ; les nappes blanches amidonnées sur lesquelles se dressaient fièrement des serviettes immaculées, savamment pliées rappelaient bien la tradition française.
Le cadre avait beau être magnifique, je me rasais.
En tant que directrice générale des Eaux d’Évian, département logistique, je me devais d’être là, avec mon supérieur Christian, mon adjoint Pascal, le député Denoël et notre client coréen Monsieur Chimaek. Les discussions étaient courtoises, sérieuses, serrées, et totalement convenues, identiques à celle de la semaine passée et probablement à celle de la semaine prochaine ! J’avais pourtant l’air d’être très absorbée par leurs propos, mais en réalité, j’étais ailleurs. Loin de ce restaurant ultra chic au bord du lac Léman, loin du service impeccable et raffiné. J’étais partie, je rêvais de pique-niques joyeux et foutraques entre copains, de voilier, de plein air, de baignades dans les vagues de l’Atlantique, d’horizons infinis…mais l’arrivée inopinée du sommelier me ramena brutalement à mes chers convives. L’apéritif commandé -un Dom Pérignon évidemment – les conversations reprirent, je les observais ces hommes élégamment vêtus, costumes trois-pièces Dior ou Saint-Laurent, chemises Lacoste, cravates pure soie, assorties à leurs pochettes. Classiques et classes, mais terriblement emmerdants ! Tout à coup, notre conversation fut dérangée par des voix fortes qui émanaient de l’entrée de la salle de restaurant. Un serveur zélé vint aussitôt nous apporter les amuse-bouches pour nous soustraire à ce brouhaha. Ce qu’il réussit parfaitement. Champagne et verrine de foie gras glacé au piment d’Espelette, tout un programme, n’est-ce pas ?

Toutefois, j’étais très intriguée par ce tumulte et telle Marlène dans les Petits Meurtres d’Agatha Christie je prétextai un repoudrage de nez indispensable pour me rendre vers l’entrée. Et je les ai vus. Deux beaux gars en grande discussion avec le maître d’hôtel Monsieur Roger qui semblait horrifié par ce qu’il voyait. Il s’était posté, comme un garde-suisse papal, à côté du poteau posé à l’entrée de la salle, et martelait à voix haute l’inscription gravée sur la plaque en bronze « Cher client, dans l’enceinte du restaurant, le port de la veste est obligatoire ». Mais les deux jeunes hommes n’en démordaient pas, ils respectaient l’un et l’autre la consigne – l’un en blazer bleu marine, l’autre une veste gris souris- et n’acceptaient pas d’être refusés dans la salle. Le pauvre homme gesticulait de plus belle, prenait à partie les rares clients qui osaient encore entrer, certains filaient directement à leur table en jetant un regard réprobateur aux jeunes gens, d’autres, comme ce quatuor de vieilles dames distinguées et respectables dodelinant de la tête bien mise en plis trottinaient vers leur table, leurs bracelets ruisselant de breloques or et diamant tintinnabulant, non sans avoir jeté de furtifs et coquins coups d’œil vers les récalcitrants. Peut-être regrettaient-elles à l’unisson leur jeunesse à jamais enfuie…
La situation était pittoresque. Pour un peu j’aurais presque pris des paris sur son issue en passant de table en table. Je n’aurais probablement pas dû mais je me régalais. Plus Roger haussait le ton, plus les deux jeunes hommes gardaient leur calme et campaient sur leurs positions. Soudain Roger perdit tout le sang-froid chèrement contenu depuis des années face à des clients plus souvent désagréables qu’aimables, et se mit à vociférer, ce qui provoqua enfin l’arrivée du directeur tel le Chevalier Blanc.

Silence dans la salle. Les mandibules sont en suspens, les couverts en l’air, les verres au bord des lèvres, les yeux tournés vers l’entrée.
Et là, je ne sais pas si c’était la tension professionnelle de ces derniers semaines, mais j’ai soudain senti monter en moi une envie de rire incoercible, que je tentai vainement de réfréner…c’était une sensation à la fois délicieuse et inconvenante comme lors d’un enterrement. Proche de l’implosion, je suis partie en vrille, prise d’un fou-rire inextinguible, de grosses larmes coulaient sur mon visage rubicond, et plus je regardais les protagonistes de cette situation, plus je riais à m’en faire vraiment mal aux côtes… Et soudain comme une traînée de poudre, certains clients se mirent à sourire, puis d’autres à rire franchement, la contagion gagna la salle entière, même mon client coréen c’est dire ! Le directeur et les deux jeunes gens décontenancés par la tournure que prenait leur altercation se mirent aux aussi à rire. Seul Roger digne sembla sourd à la joyeuse ambiance et disparut en bougonnant dans les cuisines.
Reprenant enfin mes esprits, et avant de rejoindre ma table, je demandais l’autorisation au directeur de prendre une photo en souvenir de cette mémorable soirée. Je voulais immortaliser l’audace de ce duo de beaux gosses : le blond au blazer avait refusé de rentrer sa chemise quasi déboutonnée dans son pantalon et le brun portait bien une veste sur sa chemise mais pas de pantalon !
Après quoi, le directeur accompagna lui-même les deux jeunes gens à une table, sous les applaudissements de la salle, et demanda alors à prendre la parole.
Il avait repris cet établissement illustre et vénérable depuis une année et il souhaitait y apporter un vent de modernité mais ce n’est pas toujours aisé d’attirer de nouveaux clients et ce l’est encore moins de modifier les us et coutumes des habitués. Notamment sur la question du port de la veste au restaurant. Aussi il a imaginé une sorte de jeu de rôles qui permettrait de voir le comportement des clients face à une tenue vestimentaire, disons exagérément réactionnaire, et pour cela il avait fait appel à une compagnie d’improvisation théâtrale qu’il suivait et appréciait depuis longtemps. Ensemble ils bâtirent cette saynète.
Le plaisir ayant fait place à l’inquiétude au vu de la réussite de cette expérience un peu osée, il en convient, il prit alors par les épaules les deux comédiens tout en les félicitant chaleureusement, et regardant avec émotion la salle, remercia ses clients de leurs sympathiques réactions, et les applaudit à son tour.

Eh bien je ne regrettais plus d’être venue ! J’avoue avoir été vraiment bluffée et aussi ravie de ce dîner pas comme les autres, pourtant quelque chose me turlupinait… quid de ce pauvre Roger mortifié par la tenue plus qu’extravagante de ces soi-disant clients ? À cet instant de ma réflexion, je vis le visage du directeur passer de la surprise à la jubilation lorsque le maître d’hôtel sortit des cuisines, suivi d’une noria de serveurs portant chacun une bouteille de champagne, tous habillés de la même façon, enfin habillés façon de parler : ils ne portaient qu’un nœud papillon noir et… un caleçon !
Chic et choc.


Cotisuelto = quelqu’un qui refuse de rentrer sa chemise
Donaldkacsàzàs = « faire son Donald » – porter une chemise et pas de pantalon

Photo :  SplitShire – Pixabay

0 0 votes
Évaluation de l'article
10 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Après avoir écrit mon commentaire au mauvais endroit, je récidive! J’ai lu ce texte d’une seule traite avec le sourire aux lèvres. J’ai beaucoup aimé le rythme et les rebondissements!

tout est parfait: l’ambiance guindée, les vieilles dames aux breloques, le repas professionnel rasoir, la loyauté sans faille du maitre d’hotel… et le retournement de situation arrive tout pile quand il le faut: l’équipe de cuisine en chippendal, c’est trés visuel. on y est!!!!

joli scènario pour un court-métrage. moi, j’attribue d’emblée le césar de « la bonne blague ».

Ton texte se lit d’une traite avec beaucoup de plaisir. A l’interrogation posée par le refus de ces deux jeunes et beaux hommes qui semblent respecter les normes en vigueur, succède une explication amusante qui nous permet de trouver sympathique le directeur d’un établissement qui semblait aussi chic qu’ennuyeux. C’est fort bien trouvé, et la fin, en forme de bouteilles de champagne résumant l’humour de la maison, est délicieuse.

Chapeau pour l’imagination qu’il fallait pour illustrer les deux expressions que tu as choisies.

Un décor un peu suranné dans une ambiance qui l’est tout autant. Tout ça dans une ville d’eau et au cours d’un repas qui promet d’être bien ennuyeux. C’est bien vu. L’histoire est drôle, je me suis demandée comment tu allais la mener à sa fin !

On s’y croirait et j’apprécie particulièrement le fou rire de la narratrice qui, finalement, déclenche les autres réactions.
Elle apporte vraiment une bouffée d’air frais dans tout ce renfermé (confiné ?).
Et la réaction finale du maître d’hôtel et de ses serveurs est bien à la hauteur.
Bravo !

Un texte à l’écriture fluide. Le vocabulaire, les tournures de phrase employés sont impeccables et font que les descriptions sont prenantes et immersives. Indéniablement, un texte très bien écrit.

Ce texte m’a beaucoup amusé. Quelle idée baroque, farfelue ! (Ça sort d’où une idée pareille ? Cela m’intéresserait de la savoir !) J’ai eu l’impression d’être dans un film de Wes Anderson (notamment « Le Grand Budapest Hotel », forcément), et l’ambiance ville d’eau, le décor, les personnages, l’ennui de la situation… Tout est remarquablement planté, et c’est drôle. Cela étant, j’ai eu l’impression de lire un récit, une chronique, une anecdote rapportée plutôt qu’une nouvelle (ce qui n’est pas une faute, hein. On choisit d’écrire ce qu’on veut ici, sous la forme que l’on veut). Mais je trouve en fait que ça hésite entre les deux formes, et c’est peut-être sa faiblesse. Ce qui m’amène à dire :

– Si le choix de la chronique, du récit rapportÉ, de l’anecdote était la forme retenue, il fallait se lâcher encore davantage. Monter en « hénaurme », utiliser ce talent dans le plantage de décor et de caractères pour faire gonfler la situation, la faire monter du cocasse à beaucoup plus encore en burlesque, en s’autorisant un regard de narratrice beaucoup plus marqué par ailleurs. En profiter pour dézinguer tout le monde en commentant tout avec force mots caustiques, allumer tout azimuts et ne pas compter que sur le cocasse des serveurs pour capter le rire. Il y a un potentiel énorme dans cette mise en scène à exploiter au travers de simplement la façon de dire.

– Si le choix était celui de la nouvelle… Alors c’est trop « dit », « rapporté » et à mon avis pas assez mis en scène. Il faut qu’on voit le cocasse, qu’on le découvre en même temps que la narratrice plutôt que ce soit majoritairement la narratrice qui nous dit qu’elle rit parce que c’est drôle. C’est au lecteur de le comprendre, de l’imaginer, pas au personnage de nous dire : c’est drôle. Typiquement, le grand moment, celui du fou-rire :

« Et soudain comme une traînée de poudre, certains clients se mirent à sourire, puis d’autres à rire franchement, la contagion gagna la salle entière, même mon client coréen c’est dire ! Le directeur et les deux jeunes gens décontenancés par la tournure que prenait leur altercation se mirent aux aussi à rire. Seul Roger digne sembla sourd à la joyeuse ambiance et disparut en bougonnant dans les cuisines. »
… je l’auraiS décrit sur 2 fois plus de longueur : il y avait une galerie de portraits, d’attitudes, de personnalités, de caricatures à montrer, mettre en images, en gros plans, en scène…

Enfin la fin du texte joue encore sur une évocation de l’image, plus que sur la mise en scène de l’image. Cela hésite toujours entre récit et nouvelle.
Voilà (désolé, oups). C’est un texte drôle… qui pourrait l’être tellement bien plus. S’il s’agit d’une scène vécue (ou réutilisée, améliorée) en chronique il fallait en faire sortir tout le cocasse par des ajouts « off » un regard appuyé et extrêmement teigneux, ou volubile, ou bavard sur ce qui se passe ; si c’est une nouvelle : davantage de mise en scène. Qu’en penses-tu, Ô Zazie6454 ? (elle va me détester maintenant, oups…).

je suis d’accord avec tout le commentaire de Francis (hahahaha , trop facile!!!)
ce texte a parfaitement fonctionné pour moi car je l’ai lu comme on voit un court métrage. je fais partie des « visuelles » alors la moindre scène évoque immédiatement des images. donc mon esprit complète aisément tout ce qui n’est pas dit. par exemple: dans ce genre de resto étoilé, les serveurs posent les serviettes de table sur les cuisses des clients. j’ai donc prolongé l’écrit en imaginant les serveurs posant des serviettes de table sur les cuisses (nues) des deux jeunes hommes…et je me marrais toute seule. en fait, le texte m’incitait à en rajouter par moi-même et pour moi-même. alors oui, zazie aurait pu aller plus loin, en rajouter des caisses, tout au moins pour ceux et celles qui n’ont pas eu l’occasion de vivre de tels moments. à mon sens, c’est un texte qui mérite d’être repris, et repris et encore repris pour arriver à ses fins. pour ce qui me concerne, au-dela des serveurs qui se tiennent au garde à vous derrière la table (insupportable) et d’une tisane de fin de repas à 10 euros (arnaque, j’ai les mêmes sachets dans mon placard de cuisine), anne sophie-pic cuisine plutôt bien. et j’aurais adoré vivre ce moment chippendal, ça aurait sincèrement égayé la soirée.

Ecrire et re-écrire that is the impératif ! (vla que je parle anglais maintenant, et je ne vous mets pas la traduction, na !).
En tout cas je reprends l’idée que ta chronique / nouvelle est génératrice d’images très précises. Alors finalement, plutôt que de reprendre ton stylo ou ton clavier, si tu te munissais d’une caméra, ça ne serait pas une mauvaise idée non plus. On mettrait des vidéos sur « Ecrire en ligne » et ça deviendrait « Ecrire et voir en ligne ». Bon, je me calme… 🙁

Avec grand retard… je vais dire comme Ketriken… qui dit comme Francis… merci Francis de prendre le temps de ces remarques constructives. C’est vrai que ton texte est chouette Zazie6454. C’est vrai aussi qu’on sent que tu écris comme ça vient et ça c’est précieux, c’est ce qui fait ton écriture fluide et tes textes très vivants. Si tu arrives (moi, j’ai rarement le courage) à reprendre ta scène avec les explications de Francis, alors soumets le à la vindicte populaire, je le lirai et suis sûr que ça sera top.