1920 (août) – Eugène et Henriette – « Grand cœur » – par Fantomette44

Août 1914. Mobilisation générale

Après le choc initial, la réalité prit toute son ampleur. L’abandon  des foyers et des activités diverses  fut pour les appelés un arrachement auquel personne n’était préparé. Ce manque de préparation s’illustra également par quelques déconvenues matérielles. Ainsi, quand Eugène Galtié et les autres mobilisés de St-Flour arrivèrent à la caserne d’Aurillac pour récupérer leur équipement, ce fut la consternation générale. Les magasins ressemblaient à des bazars livrés à de féroces pillages. Les salles, les préaux, les couloirs étaient encombrés d’effets répandus avec un désordre révoltant. Chacun s’était servi à sa fantaisie. Eugène qui n’avait jamais porté l’uniforme de fantassin réunit son fourbi tant bien que mal. Il ajouta toutefois à l’ensemble une paire de souliers de repos. Deux  jours plus tard, il s’aperçut qu’ils étaient du même pied.
Quelques semaines plus tard, lorsque Eugène repensait à ces déboires, il ne pouvait s’empêcher de sourire. Quelles petites misères ! Elles avaient été vite oubliées grâce à l’enthousiasme rencontré sur les routes quand la troupe avait embarqué dans le train qui la menait vers le sud de la France. La foule scandait d’enthousiastes « À Berlin ! », « À mort Guillaume ! » tout en jetant vers les wagons des fleurs et des branchages aux feuilles tendres. Sans avoir fait quoi que ce soit, tous les appelés se sentaient déjà merveilleusement héroïques.

Eugène pensait tendrement à sa jeune épouse Adèle laissée seule avec leur ferme à gérer. Leurs parents l’épauleraient mais il y avait tant à faire dans les champs. La plupart de ses compagnons étaient plus ou moins dans le même cas, et tous se rassuraient en jurant que les boches mordraient bientôt la poussière et qu’ils retrouveraient leur foyer au plus vite.

Ensuite, ils avaient été postés à la frontière italienne. L’idée d’acte héroïque avait eu tôt fait d’être balayée au fil des corvées qui leur incombaient. Eugène et ses comparses durent rapidement apprendre à se transformer en soldats efficaces et respectueux du commandement. Longues marches dans les côtes escarpées du massif, entrainements  au tir, corvées de lavage à quatre kilomètres du fort devinrent leur programme quotidien. Mais Eugène ne pensait pas à se plaindre. Après tout, il avait l’occasion de jouir de la vue du panorama de la Côte d’Azur depuis Bordighera jusqu’au Cap Saint-Martin, avec Vintimille, Menton, Monaco, Gorbio et Laghet à ses  pieds et Sainte-Agnès accrochée aux sommets d’un immense pic rocailleux. Vers l’ouest, deux pics s’écartaient pour lui laisser apercevoir au loin dans la plaine, la ville de Grasse. Enfin, son regard pouvait s’étendre sur l’immensité bleue ou grise de la mer jusqu’aux côtes de la Corse, qu’il contemplait quelquefois au lever du soleil. La navigation était absente de la Méditerranée, comme si le temps s’était arrêté.

Parfois, ses compagnons et lui faisaient des concours de lancer de cailloux dans les falaises. Tout cela lui semblait absurde, factice mais étrangement rassurant. La Presse n’indiquait pas de combats à venir. Peut-être avait-on exagéré le danger ou la détermination de l’ennemi et tout rentrerait dans l’ordre avant même que quiconque eût senti l’odeur de la poudre.

***

Mars 1918

Henriette ajusta sa longue blouse, puis vérifia nerveusement que les épingles de son chignon ne tentaient pas de se dérober à leur mission. La jeune femme s’approcha une dernière fois de l’étagère où étaient exposées ces œuvres les plus récentes et épousseta du bout des doigts les sculptures en plâtre sagement alignées. Un bruit la fit sursauter. Des coups résonnaient contre la porte de l’atelier.

Une sourde douleur lui comprima l’estomac, elle sentit le sang lui monter aux joues. Elle articula un « entrez » qui lui parut souffreteux tant il était timide.

Deux hommes se présentèrent. Elle connaissait bien le premier, Octave Parmentier, professeur de sculpture à l’école des Beaux-Arts, toujours élégant dans sa redingote sombre, sa barbe et ses moustaches taillées avec soin.   Le deuxième lui était inconnu. La jeune étudiante fut frappée par son visage aiguisé et glabre, ses yeux sombres, ses lèvres minces.  Elle baissa la tête et  attendit en silence que les visiteurs fissent le tour de l’atelier, et regardent son travail. Mr Parmentier l’avait prévenue. Il voulait convier un ami artiste, dont la réputation s’affirmait aux États-Unis où une de ses œuvres avait d’ailleurs fait grand bruit afin de lui demander son avis. Henriette se sentait émue, elle savait que Mr Parmentier appréciait son travail, mais elle ne l’avait encore jamais exposé devant un inconnu.

Octave Parmentier présenta sommairement son compagnon, Germain Dubois, artiste polyvalent, photographe, sculpteur, poète. Henriette se sentit doublement intimidée. Cet homme était évidemment un digne héritier de Michel-Ange.

Octave Parmentier se pencha au-dessus de l’étagère et fit quelques commentaires sur le groupe animalier qu’elle avait disposé. Il prédit ainsi que ces statuettes,  coulées en bronze, aurait sûrement de l’allure, le tigre, par exemple, était déjà diablement expressif, et l’éléphant en imposait. Il avait un faible pour la girafe et sa silhouette si gracieuse. Henriette se frottait les bouts des doigts, son cœur battait à tout rompre. Elle avait passé une nuit blanche pour tout finir à temps. Les compliments de son professeur lui firent l’effet d’un bol d’oxygène.

Octave Parmentier se tourna vers son invité qui était resté muet, le visage inexpressif, le maintien raide.

« Alors, mon ami, qu’en dites-vous ? Ne vous avais-je pas dit que cette petite était sacrément douée ? »

Germain Dubois ignora la question du professeur et se retourna directement vers Henriette.

« Vous habitiez en Europe ces dernières années, Mademoiselle ? »

Henriette fronça les sourcils. Pourquoi cette question ? Rapidement elle passa en revue les raisons qui avaient pu motiver cette interrogation. Est-ce que son travail était similaire à un autre qu’il aurait vu, peut-être aux États-Unis ? Y voyait-il trop d’influences ? Il avait posé cette question sans chaleur, avec une intonation presque métallique. Elle avala sa salive et répondit avec lenteur :

« Oui, je suis parisienne et je n’ai jamais déménagé depuis ma naissance. Mon inspiration vient de reproductions que mes parents avaient dans leur bibliothèque.

– Vous êtes-vous aperçue qu’un grave conflit a secoué notre pays ? »

Henriette sursauta, les yeux un peu exorbités. Elle n’aimait pas du tout le ton sarcastique de cet homme.

« Bien sûr, comment aurais-je pu ne pas m’en apercevoir ?

– Eh bien en regardant votre travail, on a l’impression que vous avez vécu dans un placard depuis votre plus jeune âge. C’est d’un traditionnel consternant. Il s’est passé énormément de choses ces dernières années, non seulement une guerre effroyable, mais également une conception de l’art qui a renversé la table. Tout cela est terriblement absent de votre œuvre. Elle ne dit rien, c’est joli et agréable à l’œil, c’est tout. Ignorer le monde, ses changements et sa modernité de telle manière est assez remarquable.

Henriette rougit de colère et serra les dents. Elle ne prononça plus un mot même quand son professeur tenta de mitiger les propos de Germain Dubois étant lui-même vexé que sa le travail de sa protégée fut maltraité de la sorte.

Le lendemain, piquée au vif, elle fonça à la bibliothèque nationale. Elle réclama des informations sur un artiste nommé Arthur Dubois, sur des expositions internationales, sur des scandales et controverses artistiques. Elle prouverait à ce fat qu’elle n’était pas une sainte nitouche.

°°°°°°
Juin 1918

Les semaines, les mois passaient. La sale guerre n’en finissait pas. Eugène et son régiment furent déplacés et dirigés vers les tranchées de première ligne, dans le secteur des Loges, dans l’Oise.

En raison des multiples pertes humaines et de son comportement exemplaire, Eugène fut promu officier. Sa fierté demeura discrète et il fit en sorte de se comporter en chef juste et bienveillant. Arrivé aux Loges, le spectacle qu’il découvrit avec son escouade n’avait plus rien à voir avec la grande bleue ou les vallées de la région niçoise. Ce n’étaient que chemins défoncés par les marmites, ces obus utilisés par les allemands, arbres brisés ou déracinés, villages rasés, cadavres raidis, couverts de boue. Eugène et ses hommes tentèrent de se rassurer, le tableau était épouvantable, mais le plus dur était sans doute passé, il fallait tenir stoïquement la position, laisser siffler les balles au-dessus de leur tête, prendre leur mal en patience. Eugène osait  parfois un acte téméraire, il sortait de la tranchée pour repérer les positions ennemis jusqu’au moment où plusieurs balles claquaient autour de lui, criblaient un arbre vers lequel il se dirigeait. Alors, il retournait dans son boyau pour attendre que les tireurs en face de lui se lassent, passent à autre chose. A la longue, chacun commençait à s’habituer à  ces petites attaques sporadiques, et on compensait la fatigue dû au manque de sommeil par des pensées positives : ils n’avaient pas eu à se lancer dans des corps à corps, ils avaient de la chance.

Bien sûr l’inconfort de leur situation ne fit qu’empirer au fil des mois et au gré des saisons. Les soldats s’étaient mués en blocs de boue et quand on leur apportait les aliments préparés à l’arrière, la soupe était gelée et des glaçons flottaient dans le vin.

Ils pouvaient rarement se reposer, leur courte nuit étant interrompue par des tirs ou des explosions. Aussi quand ils furent envoyés près de Beauvais pour quelques jours de répit, ils eurent l’impression d’arriver en pays d’Arcadie. Ils découvrirent avec stupéfaction, comme des Robinsons trop longtemps exilés dans l’enfer, une population civile et son aspect d’avant-guerre, une région riante et animée. Eugène humait l’air tel un chien en terrain familier. Il souriait béatement aux femmes qui passaient dans la rue. Il s’imaginait rentrer au bercail sous peu.

Mais cette parenthèse fut de courte durée et Eugène et ses compagnons durent reprendre leur position initiale.  A peine arrivés dans ce lieu hostile, le capitaine leur signifia qu’il fallait assainir les tranchées par un moyen ou un autre. Plein de bonne volonté Eugène se mit à dessiner des plans, imagina des alternatives pour améliorer la situation. Il se fit fort d’impliquer ses hommes, ensemble, ils pourraient trouver peut-être des solutions ingénieuses. Soudain, les soldats se sentaient humains, intelligents, efficaces. Mais le commandement n’avait que faire de ces suggestions, et on leur donna, pour écoper l’eau stagnante, des pioches et des fourches. Devant l’absurdité de cet équipement de paysan, Eugène fut pris d’un accès de colère. Tout soldat méritait un minimum de respect de ses supérieurs. Il quitta la tranchée boueuse pour s’engouffrer vers les boyaux à découvert et fonça tête baissée vers le campement de l’officier supérieur pour réclamer un matériel plus adéquat.

C’est à ce moment qu’un obus tomba sur le poste qu’un éclat lui emporta une partie du visage.

°°°°°°
Mars 1920

Henriette souleva sa chope de bière et éclata de rire. Pierre-Henri n’en finissait pas de la surprendre. Elle l’avait rencontré alors qu’elle écumait les petites galeries qui tentaient de se relancer après avoir été désertées pendant de longues années. Il s’était présenté comme un autodidacte, artiste, écrivain et collectionneur. Collectionneur d’art et de femmes car celles-ci étaient une de ses grandes obsessions. Il excellait à jouer à la fois les Pygmalions et  les Don Juan.

Henriette s’était confiée à lui, sa fierté encore meurtrie, et lui avait raconté son traumatisme lors de la visite de Germain Dubois. Pierre-Henri s’était esclaffé.  Ce Gégé était incorrigible ! Il le connaissait très bien et il devait admettre que Germain était souvent théâtral et excessif. La vérité était qu’il ne pouvait pas souffrir Parmentier et qu’il avait sans doute fait ce numéro pour le moucher. Toutefois, c’était un visionnaire qui détestait les normes et les contraintes et qui avait, avec d’autres artistes, fait beaucoup pour l’évolution de l’art. Selon lui, tout était dans le concept. Il favorisait l’idée à la représentation.

Henriette était un peu perplexe. Que voulait-il dire ? Généreux de son temps, Pierre-Henri lui proposa de lui déciller les yeux, de lui faire pénétrer les arcanes de la nouvelle création.

En fait, il fit plus que cela, et il prit à cœur de l’initier aux plaisirs de la chair. Henriette apprit vite, tout en prenant bien garde à ne pas s’attacher à Pierre-Henri le sachant incapable de se satisfaire d’une seule femme. Elle troqua sa chrysalide de jeune étudiante sage en costume d’artiste délurée et charmeuse.  Elle parvint habilement à nouer un réseau de mécènes qui subvenaient à ses besoins en échange de ses dessins, céramiques et moments privilégiés. Forte de son indépendance, elle loua un atelier passage du Grand-Cerf et démarra de nouvelles recherches artistiques. Elle travaillait toujours la glaise et le plâtre mais recherchait des expressions plus frappantes, plus modernes.

Régulièrement, elle retrouvait Pierre-Henri à la Brasserie Gallopin et lui montrait ses cahiers de dessin tout en testant ensemble de nouveaux cocktails américains. Il l’encourageait, critiquait parfois son manque d’audace, la poussant souvent à aller plus loin dans ses recherches.

« Il ne faut pas hésiter à utiliser l’inattendu, le non artistique, pour en faire un signe, une métaphore. »
Et il ajoutait :
« Si on a survécu à cette sale guerre, ce n’est pas pour ronronner et attendre un trépas ennuyeux. Il faut réveiller le bourgeois. Lui donner un bon « coup de pied au cul».
Les cocktails aidant, il profitait de ses rencontres pour lui raconter ses dernières conquêtes amoureuses avec minutie.

Pierre-Henri s’était fait une spécialité des fausses annonces matrimoniales qu’il faisait publier dans Le Chasseur Français. Il se présentait toujours sous un jour avantageux, riche médecin, jeune notaire prometteur, journaliste ambitieux. Bien des jeunes filles tombaient dans le panneau, et Pierre-Henri les abandonnait sans vergogne après les avoir séduites. Henriette pouffait, peu attendrie par le sort de ces jeunes bécasses.

Un jour qu’ils étaient en train de boire une Anisette de Bordeaux dans leur Brasserie habituelle, et que Pierre-Henri vérifiait dans le Chasseur français que sa dernière annonce avait été reproduite convenablement, une autre annonce attira son attention. Il tira Henriette par la manche.  « Regarde-ça ma petite. J’ai quelque chose pour toi :

« Grand cœur. Officier défiguré correspondrait personne douce ».

Henriette écarquilla les yeux, outrée.

« Merci bien ! Une gueule cassée. Je peux aspirer à mieux, je crois.
– Mais que tu es sotte, je ne te parle pas d’amour ou de collage. Mais de création artistique. Tu pourrais faire de ce pauvre type ce que tu veux. Tu n’as pas entendu parler de Jane Poupelet? La sculptrice ? Une artiste douée qui a rejoint le « Studio for Portrait Mask ». Avec une américaine, elles faisaient des masques aux soldats défigurés. Elles étaient financées par la Croix-Rouge. Je pense que le studio a finalement fermé faute de moyens mais je connais un peu cette Jane. Elle pourrait te montrer ce qu’elle a fait, t’enseigner même la technique. D ‘ailleurs, ça ne m’étonnerait pas qu’elle reçoive la légion d’honneur un jour ou l’autre.
– Grand bien lui fasse, je n’aspire pas aux récompenses ni aux médailles. Je veux juste qu’on reconnaisse mon travail, que je sois considérée comme une artiste d’avant-garde. Ce n’est pas en faisant des masques pour des pauvres monstres que je vais lancer ma carrière.
– Eh bien, détrompe-toi ma chère. Le mélange souffrance, sacrifice, et esthétisme est une formule qui marche. Je vais te donner son adresse et tu iras la voir sans tarder. »

Henriette rechigna un peu puis se plia aux injonctions de son ami.

Une semaine plus tard, elle rencontrait Jane Poupelet. Elle lui présenta son travail, des albums de photos, des ébauches, des masques ratés ou réussis. Au début, Henriette faillit tourner de l’œil à la vue des pauvres visages terriblement meurtris. Mais l’enthousiasme de Jane qui lui expliqua comment elle avait affiné sa technique, lui fit oublier les chairs déchirées, les aspects monstrueux de ces visages. Jane lui montra comment, elle moulait le visage abimé du soldat, puis lui demandait une photographie de son ancien visage, concevait un masque pour recréer les contours disparus, avant de galvaniser le résultat dans le cuivre.

Les masques représentaient rarement un visage entier, mais plutôt la partie arrachée, un menton, une mâchoire, un nez. Il s’accrochait aux oreilles, si elles étaient encore existantes, au tour de tête. Elle peignait ensuite le masque dans la couleur la plus proche de la chair du blessé. « J’aurais tant voulu continuer » lui déclara Jane. « Mais je n’ai plus les moyens. Et pourtant, j’ai aidé beaucoup de soldats. C’était important de pouvoir affronter les premiers regards sans y lire l’effroi et l’horreur. Vous ne trouvez pas ? »

Henriette ne disait plus mot. Plissant des yeux, faisant quelques pas en arrière pour mieux embrasser le spectacle, elle enregistrait tout cet art fragmenté qui s’offrait à ses yeux. Un frisson courut sur son échine. Pierre-Henri avait raison. Une œuvre forte pourrait émerger de ces vestiges de la guerre.

°°°°°°
Juillet 1920

Eugène ferma les yeux et reprit sa respiration. Henriette était infatigable. Elle n’en avait jamais assez. Certes, elle l’avait sorti de sa solitude extrême, de cette angoisse constante qui l’étreignait dès qu’il ouvrait les yeux. Il n’avait pas besoin de se lever et de se regarder dans le miroir pour se souvenir qu’il n’était qu’un mutilé dont la vie avait été brisée par cet effroyable combat. Quand Adèle, son épouse, était venue le voir à l’hôpital militaire, elle avait été tellement choquée par son apparence, un trou noir à la place de la narine gauche, une moitié de la mâchoire emportée qu’elle avait fait une crise de tétanie. Sa sœur était venue la chercher et l’avait ramenée à St-Flour.  On lui avait ensuite dit qu’elle était soignée pour une dépression nerveuse, qu’il fallait lui donner le temps. En attendant, il avait dû se battre pour avoir une pension, être défiguré n’empêchait pas de travailler, avait-il entendu, sauf que personne ne voulait avoir quotidiennement sous les yeux un monstre. Il avait réussi à obtenir un travail d’écrivain public et logeait dans une petite chambre louée par une veuve qui avait perdu ses deux fils pendant la guerre.

Certes, Henriette lui avait fait l ‘effet d’un tourbillon vivifiant dans sa vie terne. Quand il avait envoyé son annonce dans Le Chasseur français, il s’attendait à recevoir des réponses de vieilles femmes pieuses en mal de bonnes actions, mais certainement pas de rencontrer cette jeune femme rieuse et énergique.

Il l’avait trouvée si charmante dès leur premier rendez-vous, et surtout, malgré son aspect effrayant, elle n’avait eu ni recul de dégout, ni expression apitoyée. Elle lui avait rapidement expliqué qu’elle était artiste, et aimait se confronter à la réalité.  Elle lui avait montré des dessins, des petites sculptures. Et puis, de fil en aiguille, elle lui avait demandé s’il ne voulait pas qu’elle essaye de lui faire un masque, qui adoucirait son apparence. Quelques mutilés avaient profité de tels appendices, ils s’en disaient contents, soulagés de moins effrayer leur entourage. Il avait hésité. A quoi bon, le chirurgien avait fait ce qu’il avait pu, il pouvait respirer et manger, les chairs recousues étaient boursouflées, il le savait mais il sortait si peu et de plus, il ne comptait pas vivre éternellement.

Henriette l’avait grondé, allons-bon, vous êtes encore si jeune. Il vous reste beaucoup de choses à découvrir et à apprendre. Et votre expérience peut servir aux autres.

Eugène n’avait pas résisté longtemps et il avait accepté de poser pour de longues séances de moulage. Voir les empreintes de ces blessures aurait pu être une souffrance supplémentaire mais Henriette les emportait vite derrière un rideau, sous le prétexte de les laisser sécher et de les examiner plus tard. Eugène lui avait bien demandé pourquoi elle avait besoin d’en faire tant. Elle lui avait expliqué qu’elle voulait faire des essais variés avant de lui soumettre un masque acceptable. « Il faut être patient », lui soufflait-elle quand elle se penchait au-dessus de lui, frôlant ses genoux, caressant son cou indemne. Habilement, elle lui laissait humer des effluves de Jicky de Guerlain dont elle se parfumait les cheveux. Alors, il se laissait faire et était heureux.

°°°°°°
Août 1920

Lorsque Henriette tira d’un geste ample le rideau noir qui recouvrait le mur de son atelier, Pierre-Henri poussa un cri d’admiration.

« Eh bien, ça y est, tu le tiens ton chef-d’œuvre. Mazette, ça en jette ! »

Les mains sur les hanches, les yeux brillants, Henriette ôta les épingles de son chignon et secoua la tête. Ses boucles auburn s’étalèrent sur ses épaules. Un sourire triomphale, presque carnassier éclaira son visage.

Pierre-Henri frissonna. Sa Galatée prenait l’apparence de la Méduse.

Henriette se tourna vers le mur découvert.

« Je suis assez contente du résultat. Tu penses que cela pourrait plaire à Arthur Dubois ? J’ai vu qu’il organisait une grande exposition au Palais de Chaillot.
– Si ça pourrait lui plaire ? J’en suis convaincu ! Ces empreintes de plâtre, ces fragments humains, mélangés à des fils de fer, de l’herbe séchée, de la boue sont autrement plus frappants que n’importe quel bronze représentant nos Poilus. »

Henriette s’approcha de Pierre-Henri, lui attrapa la main et le tira vers la grande bâche qui rassemblait sa composition.

« Regarde de plus près. J’ai réussi à récupérer des bouts de savon estampillés « Armée Française », j’ai imprégné une partie de la toile de graisse de fusil et j’ai collé ici et là des pansements. »

Pierre-Henri scruta les morceaux de plâtre accrochés à la toile de jute.

« Dis-donc, ton modèle a dû être sacrément amoché. C’est ce qui lui reste de nez, là ? Et cette moitié de mâchoire, c’est à lui ? Tous ces bouts de masques proviennent donc du soldat de la fameuse annonce ?
– Oui, c’est lui et seulement lui. Cela m’a pris un temps fou et pas mal de cajoleries. Mais je lui ai aussi fait un beau masque qu’il peut utiliser pour sortir. Mais il ne l’utilise pas trop je crois. Il dit que ça le gène.
– Et il est content d’être ta muse ? D’être la source de ce chef-dœuvre ? »

Henriette fixa le bout de ses bottines et émit un petit rire.

« En fait, il ne le sait pas. Je ne lui ai jamais montré ce que je préparais. Et puis, tu sais, il ne se livre peu. Je ne sais pas grand-chose de lui. Je pense qu’il est content que quelqu’un d’une manière ou d’une autre ait de l’intérêt pour lui. »

°°°°°°
Septembre 1920

Tout était prêt. Henriette valsait autour de sa table de travail où s’empilaient des affichettes. Dans deux jours, elle exposerait avec des artistes de renom. L’exposition créerait un beau scandale, elle en était persuadée. Et ce serait tant mieux, elle serait mêlée à une solide controverse et son nom serait sur toutes les bouches. Elle fit un dernier tour sur elle-même et salua, devant une invisible foule de journalistes, de spectateurs en colère.

Souriante, elle se dirigea vers une étagère où reposait une petite boite en carton enrubannée.

Elle la prit, la déposa précautionneusement dans un panier, enfila son manteau, ajusta son chapeau et sortit dans la nuit.

Elle dut frapper à de nombreuses reprises contre la porte de la chambre avant qu’Eugène vint lui ouvrir. Il ne portait pas son masque, et ses yeux étaient rougis. Il avait maigri et se déplaçait difficilement.

« Eh bien Eugène ! Que vous arrive-t-il ! Ca n’a pas l’air d’aller ? Je suis venue vous apporter une petite surprise. »

Eugène s’était laissé tomber sur une chaise, des larmes coulaient désormais le long de son visage meurtri. Il se couvrit le visage de ses mains.

« Je m’y attendais, gémit-il, mais ça reste un choc, voyez-vous. C’est Adèle, mon épouse. Elle demande le divorce. Elle a rencontré quelqu’un et veut refaire sa vie. »

Henriette hésitait. Que faire, que dire ? Oui, c’était prévisible. Eugène lui avait parlé de cette supposée dépression et elle avait immédiatement supposé que la donzelle voulait rester à bonne distance de son époux amoché. Malheureusement, le cas était courant dans ces circonstances.

« Mais le pire, le pire, le pire », bégaya Eugène, « c’est qu’elle m’a renvoyé toutes mes lettres. Celles que je lui avais envoyé du front. Comme si elle ne voulait plus rien savoir de moi. M’effacer à tout jamais de sa vie. C’est cela le plus douloureux. »

Eugène se leva, tituba et s’effondra sur son lit, les yeux grands ouverts. Henriette s’approcha prestement. Faisait-il un malaise ? Non, Eugène ronflait. Il s’était endormi. Henriette regarda autour d’elle. Une bouteille de Suze trainait par terre. Le malheureux s’était saoulé.

Henriette soupira. Oui, tout cela était bien triste. Elle ôta de son panier le petit paquet enrubanné et le déposa sur la table. C’était un nouveau masque. Cette fois, elle y avait mis tout son talent et son expertise. Elle l’avait poli, et peint de la couleur exacte de la chair de l’ancien combattant. Il lui irait parfaitement. Elle lui devait bien çà, puisque c’était grâce à lui qu’elle avait trouvé l’inspiration. Que son rêve, se réalisait.

Elle se prépara à partir. Elle voulut cependant poser un verre d’eau à côté du lit. Il en aurait bien besoin au réveil. En allant vers l’évier, elle avisa un paquet de lettres posé sur la petite table de cuisine. Sa curiosité naturelle fut plus forte, elle s’assit sur un petit tabouret et commença sa lecture.

Les lettres d’Eugène étaient incroyablement gaies, pleines d’une généreuse dérision forgée par son unique souci de rassurer son épouse. Alors qu’il creusait les tranchées, il se décrivait « en chef de chantier, n’ayant aucun mérite de faire ainsi la guerre ». Dans une autre missive, il écrivait que « le canon ne faisait pas taire les chants que nous apporte ce beau mois de mai. » Fièrement, il proclamait que « la guerre n’avait pas empêché ses 31 ans de sonner, c’est un encouragement ». Toujours galant, il confiait à sa femme « il aurait été regrettable que je sois mort hier car j’aurais été privé du plaisir de ton aimable lettre du 8 ». Plus tard, il ajoutait modestement « il faut que la chance m’en veuille, il paraît que j’ai fait encore des prodiges. Nous avons sauvé une situation très sérieuse. »  Mais il se reprenait rapidement et affirmait ensuite « si quelqu’un te dit que nous avons fait un grand combat, n’en croit rien et rassure-toi. »

Henriette découvrait le véritable Eugène. Ce n’était pas juste un soldat défiguré qui rappelait à chacun un conflit cruel et absurde. C‘était un homme qui avait été sans doute officier, quelqu’un qui avait su se battre vaillamment et qui avait eu comme souci principal de rassurer son épouse tout au long de cet interminable conflit. Un homme qui ne s’était jamais plaint, qui avait su tout surmonter. Et pourquoi ? Pour que son épouse se détourne de lui et convole avec un autre, plus présentable. Et pour qu’une artiste ambitieuse utilise son malheur pour élaborer sa propre gloire. Elle s’assit à côté de l’homme endormi. Nerveusement, elle défit son chignon, puis le refit soigneusement. Il faut te décider ma chère, se dit-elle à voix basse. Le visage de Pierre-Henri lui apparut. Et surtout, son expression épatée devant sa composition de masques.  Eugène tressaillit, comme s’il entendait un bruit de balles, pressentait un danger. Henriette se pencha vers lui et le tourna de côté afin qu’il respirât mieux. Elle le recouvrit ensuite d’une couverture et lui caressa les cheveux.


Comme l’évoque Fantomette44, quelques soldats défigurés pendant la Première Guerre mondiale ont retrouvé un visage grâce à un atelier de sculpture créé par l’artiste américaine Anna Coleman Ladd (photo du haut). Parmi ses collaborateurs, figure la sculptrice française Jane Poupelet (ci-dessous, évoquée aussi dans le texte), née en Dordogne et formée à l’école des Beaux-arts de Bordeaux,
>
Pour en savoir plus sur Jane Poupelet, cet article de Rue 89

Jane Poupelet dans le Studio for Portrait Mask à Paris (Library of Congress)