1967 (octobre) – René et Léo – par Cemap

René Rivière, ingénieur parisien proche de la cinquantaine, venait de vivre un événement inoubliable avec l’inauguration en grande pompe de l’usine marémotrice de la Rance, située entre Saint-Malo et La Richardais, en Bretagne.
Ce projet l’avait littéralement absorbé pendant trois années, l’obligeant à de nombreux allers-retours entre Paris et la Bretagne. De la conception à la finalisation, il en était devenu un pilier incontournable. Pour ce grand événement, Emma, sa sœur cadette, avait fait le déplacement avec ses deux garçons et chacun avait pu serrer fièrement la main du Général. Ils en avaient profité ensuite pour visiter Saint-Malo qui terminait sa reconstruction intra-muros, mais dont la cathédrale n’avait toujours pas retrouvé son clocher.

Emma et ses fils étaient les seuls parents proches de René. La deuxième guerre mondiale avait décimé sa famille. Son père et son frère ainé, Adrien, membres d’un réseau de résistants avaient été dénoncés, arrêtés et fusillés par la milice quelques mois avant la fin du conflit. Ce drame avait sonné pour madame Rivière le début d’une profonde dépression. René avait intégré polytechnique en 1947 tout en prenant soin d’elle et d’Emma. Juste à la fin de ses études, il avait dû se résoudre à la faire interner. Elle s’éteignit quelques mois plus tard.

Pour un polytechnicien il y avait pléthore d’offres de travail. René opta pour un poste à EDF et fut nommé responsable du département hydroélectrique. Quant à Emma, elle excella dans ses études de médecine et devint pédopsychiatre. Elle épousa un médecin de ville, mais, enceinte de leur deuxième enfant, elle surprit son mari dans les bras d’une autre et divorça. Elle revint naturellement vivre dans l’appartement parisien dont son frère et elle avaient hérité en indivision. René adorait ses neveux qui le lui rendaient bien. Emma comparait quelques fois leur drôle de famille à un groupe de naufragés ; l’appartement était leur île et aucun des deux ne semblait en capacité de larguer les amarres et de prendre le large.

Certaines dates anniversaires étaient particulièrement douloureuses, Alors, ces jours là, René prenait sa voiture et emmenait tout le monde au bord de la mer. Il était toujours fasciné par le mouvement des marées. Il n’en démordait pas, l’avenir énergétique de la France se trouvait là sous ses yeux. Il était persuadé que l’histoire lui donnerait raison alors que le nouveau patron d’EDF, Georges Civaux, n’avait lui qu’une idée en tête : « le nucléaire ». Il avait pris ses fonctions quelques mois après l’inauguration de l’usine de la Rance et dès son arrivée, avait entamé des concertations avec les grands chefs de projets. Il en avait déjà fait congédier deux, trop vieux selon lui, pour s’adapter aux nouveaux défis du groupe.

René attendait d’être convoqué. Il ne dormait plus très bien. Un matin, dans le miroir, il s’inquiéta de constater que ses cheveux poivre et sel devenaient plus gris, son visage mince un peu plus anguleux et les inéluctables rides, plus ravinées. La fatigue, pensa-il. Il avait toujours pris soin de son allure et allait régulièrement courir au stade avec quelques collègues pour éviter de devenir ventripotent. De tous, il était resté le plus svelte ; les autres ayant un petit penchant pour les apéros prolongés. Il se moquaient gentiment de ce collègue exemplaire: aucun excès , ni tabac, ni alcool, ni femme !

En attendant son rendez-vous, René affûtait ses arguments. Pas question pour lui de s’engager dans le nucléaire, il croyait à l’hydroélectrique et pour être performant, avait besoin d’avoir foi en ce qu’il faisait. De toute façon sa mission auprès de l’usine de la Rance courait encore pour six mois ; ce qui lui laissait du temps pour présenter un nouveau projet.

Enfin un lundi matin, la secrétaire de direction l’informa que Georges Civaux l’attendait dans son bureau. L’entretien ne fut pas très long.
« Bonjour, René, comment allez vous ? Encore toutes mes félicitations pour ce magnifique projet de la Rance. Vous êtes un élément brillant de notre entreprise.
– Merci, Monsieur le directeur…
– Venons en au fait: Vous n’êtes pas sans savoir que les besoins énergétiques en France et dans le monde, explosent. EDF a donc décidé de passer rapidement au nucléaire. Croyez-vous être en mesure d’apporter vos compétences à cette nouvelle orientation? »
René se lança dans un réquisitoire contre le nucléaire ; ce qui assombrit rapidement la mine de son interlocuteur.
« J’entends vos arguments », l’interrompit-il, mais ce n’est pas ce que l’on souhaite au plus haut sommet de l’État! Vous avez quelques mois pour prendre votre décision. Vous restez à Paris et ce sera le nucléaire ; vous vous accrochez à l’hydroélectrique, alors ce sera la Guadeloupe! Comme vous n’êtes pas marié, cela ne vous posera aucun problème de quitter Paris ! »

René sortit du bureau abasourdi et déstabilisé. Il n’avait pas plus envie de quitter Paris pour aller vivre à Pointe-à-Pitre que de travailler pour une centrale nucléaire. Mais une petite phrase avait fait mouche dans sa tête: « Comme vous n’êtes pas marié ». Et si elle était là, la solution pour ne pas être expédié à des kilomètres de Paris, d’Emma et de ses neveux. S’il pouvait annoncer son mariage avec une femme ayant un poste à responsabilités dans la capitale, Georges Civaux devrait revoir sa copie ! L’idée ne le quittait plus.
Il se souvint avoir vu les secrétaires rire à gorge déployée pendant la pause en lisant des annonces matrimoniales du Chasseur Français. Devant son étonnement, elles lui avaient certifié avec un sourire entendu que c’était une bonne méthode pour trouver l’âme sœur. Il s’enferma dans son bureau et rédigea ces quelques lignes:
« Polytechnicien célibataire,49 ans, 1m78, épouserait femme 37/48, formation mathématique élevée, docteur agrégée ou licenciée mathématiques ou physique, ou ingénieure supérieure télécommunications, supérieure électricité, supérieure optique, polytechnique féminité ou analogue, ou ingénieur ou agent technique électronicienne, ou profession médicale. Nucléaire s’abstenir. »
Il régla par mandat poste, mit le tout dans une enveloppe et alla déposer la missive dans la boîte aux lettres la plus proche.
L’annonce paraîtrait dans le numéro d’octobre.

Durant les semaines suivantes René ne resta pas à Paris, les techniciens de l’usine de la Rance avaient besoin de ses services, les groupes de production à bulbes, grand fleuron de l’usine nécessitaient encore quelques ajustements.

À son retour de Saint-Malo, il trouva, déposée sur son lit, une grande enveloppe kraft provenant de la revue « Le Chasseur Français » . Elle semblait contenir plusieurs courriers.
Il s’assit sur le lit et hésita longtemps avant de s’en saisir. Dans quelle histoire risquait-il de se fourvoyer ? Sa vie auprès de sa sœur et de ses neveux lui suffisait, et son travail occupait le plus clair de son temps. L’amour ne lui semblait pas être quelque chose de sécurisant. Sa mère en était morte, sa sœur avait été bernée… il n’avait aucune envie de souffrir. Dans son annonce du reste, il ne parlait pas d’amour. Mais existait-il vraiment une femme pour qui la carrière avait plus d’importance que la vie amoureuse, et qui ,surtout ,n’aurait aucune envie de quitter Paris?
Il finit par ouvrir. Il en sortit trois courriers. Il lut d’abord deux lettres ridicules et méchantes qui se moquaient de son annonce. La troisième était cachetée dans une enveloppe violette, entourée d’un fin ruban et répandait dans l’air un léger parfum. Cela tranchait véritablement avec les deux torchons précédents.
René dénoua délicatement le nœud et aussitôt une chaleur l’envahit. Ses doigts frôlaient une femme qu’il s’apprêtait à dévêtir… Un instant, il dut reprendre le contrôle de ses émotions. Il garda le ruban un long moment dans ses mains, le respira profondément jusqu’à sentir une chevelure douce et parfumée sur son visage.
De ses mains tremblantes, il entreprit d’ouvrir l’enveloppe. Avec beaucoup de délicatesse, il s’appliqua à introduire le coupe-papier dans une des extrémités de l’enveloppe, il fit glisser la lame le plus doucement possible pour ne rien abîmer.
Après ce travail méticuleux, il se rendit compte que son front était moite. Il alla se rafraîchir dans la salle de bain et se lava les mains . Il les sécha minutieusement; le seul fait de retirer la lettre de l’enveloppe lui semblait être un geste sacré !
Il écarta les bords de l’enveloppe, respira à nouveau le parfum subtil et saisit le feuillet entre l’index et le majeur de sa main droite. Il le sortit délicatement. Le papier était blanc, très fin, et déjà René pouvait voir une écriture régulière et appliquée qui le rassura.
Il prit une longue inspiration. Des éclairs de chaleur traversaient tout son corps.
Il commença à lire et l’en-tête lui coupa le souffle:
« Saint-Malo, lundi 9 octobre ».

Son coeur battit plus violemment. Peut -être avait-il déjà croisé cette femme ? Il poursuivit :

Cher Monsieur,
Je vais être honnête, je ne corresponds pas vraiment à la personne que vous semblez chercher. Je dis bien que vous semblez chercher. Si votre annonce a retenu mon attention, c’est qu’elle est un peu surprenante, voir déconcertante. mais c’est une manie chez moi, lorsque quelque chose me trouble, j’essaie de comprendre ce qui se cache derrière (serait-ce une disposition scientifique ?).
Je me suis demandée quel genre de femme vous faisait rêver.
Il me semble que vous cherchez une compagne instruite, indépendante financièrement, attachée à son métier et ne travaillant pas à l’avènement du nucléaire, domaine où je vous le concède il y a déjà suffisamment d’apprentis sorciers.
Vous ne dites rien sur le physique de celle que vous pourriez chérir, ce qui est tout à votre honneur et montre que vous n’êtes pas superficiel. Mais rassurez-vous, je ne suis pas mal de ma personne!
Il est temps que je me présente. J’ai 35 ans (encore un critère que je ne remplis pas !), je suis institutrice à Saint-Malo et j’aime beaucoup cette région.
Mon métier, je le fais avec passion, et je suis sûre que dans mes classes je contribue à éveiller des vocations de polytechniciens ! Vous même, je suis certaine que vous devez avoir gardé dans votre cœur, cette maîtresse ou ce maître qui vous a donné envie d’apprendre et de vous dépasser!
Bientôt, je vais emmener mes élèves (ils seront les premiers!) visiter la toute nouvelle usine marémotrice de la Rance. (C’est tout près de Saint-Malo). Beaucoup de leurs parents ont travaillé à sa construction et ce sera un honneur pour certains d’admirer le travail de leur père, et pour d’autres, ce sera très stimulant de voir le talent de nos ingénieurs.
Mes parents se désolent souvent de voir leur fille unique encore célibataire, mais ils respectent ce lourd chagrin que j’ai eu à porter depuis la mort de mon fiancé il y a douze ans.
Nous avions beaucoup de rêves, Il voulait devenir journaliste et je voulais être écrivain ! La vie en a décidé autrement. Je ne me plains pas, mon métier m’apporte beaucoup de bonheur. Mais je n’ai pu me résoudre à partager ma vie avec quelqu’un qui aurait eu son âge, j’aurais passé mon temps à faire des comparaisons stériles. Je m’imagine donc avec quelqu’un de plus âgé.
Je m’appelle Léocadie ! Prénom hérité d’une arrière grand-mère qui soi disant avait une forte personnalité, mais on m’appelle Léo, j’espère que cela ne vous choque pas et que vous ne trouverez pas cette abréviation trop masculine.
Je ne sais si vous me répondrez, mais sachez que j’entoure cette lettre de beaucoup d’affection, de respect et de délicatesse
Bien à vous.
Léo

René restait assis les bras ballants, la bouche entrouverte, perdu dans de douces pensées, un sourire se dessinait sur ses lèvres.
Il relut plusieurs fois cette lettre dont il aurait voulu apprendre chaque mot par cœur. Il s’allongea sur son lit, et soudain au milieu de pensées et d’images amoureuses, il fut secoué par de puissants sanglots.
Il venait de percevoir ce qu’aimer pouvait signifier. Les visages de ses parents et de son frère surgirent dans son esprit. Souvent il s’interrogeait , plein d’effroi, sur ce qu’avaient pu être les dernières pensées d’Adrien devant le peloton d’exécution. À dix huit ans avait- il eu le temps d’aimer ? Pourquoi lui, aujourd’hui, aurait-il le droit de goûter aux joies de l’amour alors que tant d’autres n’avaient eu pour destin que de sacrifier leur vie et leur jeunesse?
Le lendemain matin, après une nuit blanche et agitée, René descendit dans la cuisine où Emma faisait du café.
« Emma, il faut que je te parle…
– Hé bien moi aussi, j’ai quelque chose d’un peu compliqué à te dire! Mais toi d’abord… »
René tenait la lettre dans ses mains et après quelques explications, la tendit à Emma. Il la vit sourire en la lisant et elle la lui rendit en s’exclamant:
« Mais c’est formidable! J’espère que tu vas lui répondre. Écoute, tu me facilites un peu la tâche, car moi aussi j’ai rencontré quelqu’un et c’est du sérieux. Je vais sûrement quitter Paris pour Toulouse. »
Sentant René un peu décontenancé elle reprit avec force:
« Écoute, ça suffit de vivre avec nos fantômes, on ne va pas les faire revenir en se privant de vivre. Parfois je me demande si lorsque j’ai trouvé mon mari dans les bras d’une autre, je n’ai pas juste été soulagée d’avoir une bonne raison de mettre un terme à ma vie de couple tellement le bonheur m’était insupportable. Et toi, ta seule obsession des barrages… » Sa voix allait se briser dans un sanglot, elle conclut doucement… « C’est pas une vie! »
René la serra un instant dans ses bras, il savait bien qu’elle avait raison. Il posa un regard pensif sur la lettre et quitta la pièce.

Dans sa chambre, il prit une feuille blanche et écrivit:
Chère Léo,
Votre lettre m’a profondément bouleversé. Je vous remercie d’avoir si bien su lire entre les lignes de mon annonce plus que maladroite.
J’ai très envie de vous rencontrer. Il se trouve que je connais bien Saint-Malo (je vous raconterai). Pouvons nous nous retrouver samedi prochain, le 21, près de la statue de Surcouf, place du cavalier du champs Vauvert. Disons 14 heures?
A très vite! Votre dévoué,
René
PS: je trouve votre prénom adorable!

Il se rendit à la poste et porta plusieurs fois l’enveloppe à ses lèvres avant de la glisser dans la boîte aux lettres. Le vendredi suivant, il reprit une nouvelle fois la route pour Saint-Malo. Ce soir là, dans une des écoles primaires de la ville bretonne, une jeune femme terminait sa classe et rentrait chez elle en hâte… Elle voulait être parfaite pour son rendez-vous, le lendemain, avec René Rivière.


Photo : carte postale du 3 décembre 1966 de l’usine marémotrice de la Rance, avec timbre idoine (sans doute postée par René Rivière).