Texte d’Ademar Creach – « Recto verso »

Enfant

Une maison blanche, entourée par un jardin dans un lotissement d’un certain standing, dans une petite ville de province. Une famille normale, les deux parents professeurs. Une vie lisse, où rien ne dépasse. L’école publique, les amis de la famille – dont les parents sont aussi enseignants, ou médecins – de bonne compagnie. Aller voir les grands-parents lors de chaque vacances scolaires et réserver quinze jours au mois d’août dans le même camping au bord de la Méditerranée. C’était son enfance. Et elle lui convenait. Ou plus exactement, elle n’en connaissait pas d’autres et ne se posait pas de questions. A son âge, entourée de ses doudous et de ses livres, elle suivait le mouvement, sans poser de problème : de bonnes notes à l’école, un peu de solfège, un peu de danse, surtout pour faire comme les copines. Pourquoi pas ?

Une maison blanche, entourée par un jardin dans un lotissement d’un certain standing, dans une petite ville de province. Une famille normale, les deux parents professeurs. Une vie lisse, où rien ne dépasse. L’école publique, les amis de la famille – dont les parents sont aussi enseignants, ou médecins – de bonne compagnie. Aller voir les grands-parents à chaque vacances scolaires et réserver quinze jours au mois d’août dans le même camping au bord de la Méditerranée. C’était son enfance. Et elle s’ennuyait. Même toute petite, elle se demandait quand quelque chose allait arriver. Alors, elle essayait de provoquer par petites touches : elle montait aux arbres, d’où généralement elle dégringolait, ce qui occasionnait quelques passages aux urgences. Elle recueillait le chien errant du quartier. Elle dessinait partout, y compris sur les murs.
Pourquoi ?

Adolescente

Il n’y avait pas de lycée dans sa petite ville, alors elle était interne dans la grande ville de la région, à une cinquantaine de kilomètres. Étude le soir. Droit de sortie le mercredi après-midi. Elle rentrait chez ses parents les week-ends. Cela lui allait. Toujours aussi bonne élève, pourquoi cela aurait-il changé ? Elle travaillait le soir, allait au cinéma le mercredi, voyait ses amies d’enfance le week-end. Le programme était assez immuable et cela lui allait. Cette routine la rassurait. Elle n’avait pas d’idée pour la suite, alors elle suivant le mouvement, les conseils de ses profs : seconde générale, première S, Bac C…
Pourquoi pas ?

Il n’y avait pas de lycée dans sa petite ville, alors elle était interne dans la grande ville de la région, à une cinquantaine de kilomètres. Étude le soir. Droit de sortie le mercredi après-midi. Elle rentrait chez ses parents les week-ends. Cela lui allait. Au moins, elle ne les avait pas toujours sur le dos. Elle se sentait plus libre. Elle crayonnait sur ses cahiers le soir au lieu de faire sa philo, certaines nuits, elle avait bien réussi à faire le mur, pour aller retrouver un petit copain, fumer avec une groupe d’amis, plus vieux qu’elle. Elle profitait du mercredi, quand elle n’était pas collée, pour aller visiter des expositions… et dormait surtout le week-end, pour ne plus croiser ses parents avec qui la communication n’était plus que cris et insultes.
Pourquoi ?

Étudiante

Encore une fois, elle avait changé de ville. Une plus grande ville. Un statut d’étudiante. Des copains qui lui ressemblent. Un peu plus de liberté, un peu plus loin du regard toujours soucieux de ses parents. Elle se cherche toujours un peu. Elle ne sait pas trop ce qu’elle va faire comme métier, donc on continue dans la voie générale : classes préparatoires aux hautes études commerciales puis école encore ailleurs.
Pourquoi pas ?

Encore une fois, elle avait changé de ville. Une plus grande ville. Un statut d’étudiante. Des copains qui lui ressemblent. Un peu plus de liberté, un peu plus loin du regard toujours soucieux de ses parents. Elle se cherche toujours un peu. Elle ne sait pas trop ce qu’elle va devenir. Un métier ? Pour l’instant, elle n’y pense pas trop. Elle enchaîne les petits boulots pour pouvoir se payer ses études aux Beaux-Arts, ses parents lui ayant coupé les vivres quand elle a imposé son choix. Pas assez sérieux pour eux.
Pourquoi ?

Jeune Adulte

Voilà. Elle y est. Elle est « montée » à Paris. Plus pour suivre la logique que par goût. Si elle veut trouver un emploi dans son domaine et bien démarrer sa carrière, c’est dans la capitale que cela se passe. Là où sont presque tous les sièges sociaux. Elle a décroché un poste de contrôleur financier à la Défense. Rien de très surprenant. Mais l’a-t-elle vraiment choisie ? Encore une fois elle a suivi : elle était douée avec les chiffres, elle sortait d’une prestigieuse école, elle a répondu aux annonces correspondantes, elle a été prise. Elle travaille beaucoup, elle est bien payée, elle rentre de temps en temps voir ses parents, rassurés pour son avenir. Elle ne se demande même pas si cela lui plaît. Elle est là, c’est logique.
Pourquoi trop s’interroger ?

Voilà. Elle y est. Elle est « montée » à Paris. Plus pour suivre la logique que par goût. Si elle veut trouver un emploi dans son domaine et bien démarrer sa carrière, c’est dans la capitale que cela se passe. Là où se trouvent les principales galeries d’art, les principales agences de graphisme. Elle a toujours suivi ses envies, ses intuitions. Elle a quelques noms, on verra bien. Elle part un peu dans l’inconnu, mais elle a confiance en elle. Elle est lucide aussi. Alors elle va essayer de garder du temps pour elle, pour sa peinture, tout en se frottant à la réalité économique et mettre ses dons à profit.
Pourquoi pas ?

44 ans.

Tout explose. Elle a l’impression de voir des étoiles partout. Tout le monde parle trop fort. Elle a trop bu. Elle est lamentable. Elle va finir seule dans son appartement. Elle n’ose pas appeler ses parents. Trop honte. Elle n’a pas su rester la bonne petite fille, aimable et obéissante. Qui fait toujours – et qui fait bien – ce qu’on attend d’elle. Dire qu’ils se félicitaient qu’elle n’ait pas fait de crise d’adolescence. Ils vont être servis : une bonne crise de la quarantaine. Carabinée. Comme sa cuite. Pour oublier qu’elle a aujourd’hui tout envoyé balader. Son boulot. Sa vie. Elle n’en pouvait plus. Mais pourquoi n’a-t-elle jamais suivi ses goûts (les mots), plutôt que ses dons (les chiffres) ? Mais pourquoi a-t-elle toujours fait taire la petite voix qui susurrait « ce n’est pas pour toi, tu joues un rôle, arrêtes d’être raisonnable » ? Et maintenant, il est trop tard. Ou pas. Pourrait-elle commencer une nouvelle vie ? Ou pas. Laquelle ? Elle ne sait pas. Mais la petite voix, toujours là, murmure encore « pourquoi pas ? » Pour une fois, elle a envie d’y croire.

Tout explose. Elle a l’impression de voir des étoiles partout. Tout le monde parle trop fort. Elle a trop bu…. Son exposition est une réussite ! Elle est fatiguée, mais elle sait qu’elle a gagné. Elle va pouvoir abandonner son poste de graphiste pour vivre de ses peintures. Elle va pouvoir renouer avec ses parents : elle les a invités, ils sont là, un peu décalés dans ce monde trop loin du leur, mais elle a vu qu’ils étaient fiers d’elle. Fier de ce qu’elle était devenue. Elle a bien fait de se faire confiance, de suivre son propre chemin depuis qu’elle est toute petite. On lui a assez répété : elle n’en fait qu’à sa tête ! Pourquoi ? Parce qu’elle se sentait à l’étroit dans le cadre, le carcan qu’on lui avait dessiné. Alors, oui, elle en est sortie un peu cabossée, après quelques expériences douloureuses. Et, maintenant, elle a besoin de calme et de structurer un peu sa vie. Elle comprend ce que la vie de ses parents avaient de rassurant… elle conçoit que cela peut plaire. D’ailleurs, elle s’en inspirera peut-être un peu, puisqu’à son tour, elle est maman. Elle essaiera de donner à sa fille un cadre aussi, mais pas un carcan, dans lequel suivre ses envies, laisser parler sa créativité. Sera-t-elle artiste aussi ? Pourquoi ? Ou comptable ? Pourquoi pas ?


Photo by Bekah Russom on Unsplash

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Une question : S’agit-il de la vie d’une seule et même personne, vue sous différentes orientations, possibilités en fonction des choix réalisés ? J’ai lu le texte de cette façon, texte du coup qui marque tout à fait les différents choix possibles et leurs conséquences respectives… cela met bien en valeur la décision mentale d’un côté et la décision du laisser être de l’autre et ce que cela change au niveau des perceptions sur un même chemin de vie. J’aime ce côté parallèle des situations.

J’ai beaucoup aimé ce texte et la façon qu’il a de mettre en lumière les conséquences des événements et de nos choix; la puissance du fascinant effet papillon.
En cela, il m’a rappelé « La part de l’autre » d’EE Schmitt qui nous trace la vie d’Hitler telle qu’elle a été et telle qu’elle aurait pu être s’il avait été accepté aux Beaux Arts: deux récits pour la même existence .
C’est amené finement et avec justesse.
Merci

A l’amorce du 2ème paragraphe, je me suis dis « flûte »! On voit où tu vas et le côté « répétition » m’a frustrée. C’est parce que j’avais déjà envie d’être plus loin, sans doute!
Et puis, dans les redites suivantes, les phrases sont plus courtes et ça donne un effet d’enchaînement plus rapide. ça s’accélère!
Chez l’étudiante, le pourquoi pas/pourquoi tombe juste bien et la suite coule de source. En revanche, la fin est pleine d’inattendu. Les valeurs transmises aux enfants sont quelque part, un peu celles qu’on a reçues, n’est-il pas?

Merci pour vos retours, positifs et constructifs.
Et merci pour la photo mise au début, qui illustre parfaitement ce que j’ai voulu dire!

Texte très intéressant! Ton personnage prise dans un carcan a effectivement plein de similitudes avec la narratrice de mon texte, ce qui m’a bien fait sourire! Ton texte démontre en quelque sorte que lorsqu’on fait des choix de vie pour plaire aux autres en refoulant qui on est vraiment, ça finit souvent par nous rattraper (crise de la quarantaine…).

J’ai trouvé intéressant de voir les deux chemins de vie en parallèle, qui finalement mènent peut-être au même résultat (elle deviendra peut-être une artiste sur le tard en bout de ligne, mais on ne le sait pas…). Comme l’a dit Francis, il aurait été intéressant de faire triompher l’une ou l’autre des deux femmes à la fin, en les faisant se rencontrer, pour créer une chute intéressante et forte, et ne pas laisser le lecteur dans le flou (c’est comme si j’ignorais celle qui a réellement triomphé). Bonne continuité et merci pour ce texte original!

Je suis particulièrement sensible au procédé de ce texte à 2 voies (2 voix ?) qui se répondent, se reflechissent au grès des « pourquoi pas ».
Personnellement, j’aurais poussé l’exercice encore plus loin jusqu’à créer 2 mondes, 2 histoires, 2 personnages qui chacune offre une alternative de vie. Le pourquoi pas comme une exploration dans l’infini des possibles.