Texte d’Ariane

A l’ombre d’un nouveau départ

– Bonjour Monsieur… Petit ?

– Enchanté Madame.

– Nous vous remercions d’avoir accepté cet entretien par visioconférence. Nous avons bien étudié votre candidature et aimerions obtenir certaines précisions.

Il ne ressemble pas du tout à ce qu’elle imaginait. La pièce dans laquelle il se trouve est très sombre et manque d’une touche féminine.

– Vos passions sont, je cite « le sport et la lecture ». Pourriez-vous être plus précis ?

Un teint pâle et de gros biceps, sûrement un habitué des salles de muscu.

– Je regarde tous les matchs de football, Madame, je suis incollable sur la Ligue 1. Et je suis abonné à l’Equipe.

Mme Blanc laisse échapper un rire. En voilà un qui a le mérite d’être honnête. Elle a toujours aimé les employés décalés. Il n’a pas le profil et c’est justement ce qu’elle cherche.

– Je vois un trou sur votre CV ces dernières années. Qu’avez-vous fait ?

– Et bien… J’ai médité, pris du recul sur la société. Un vrai tournant.

Un atypique, elle le savait. Des gouttes de sueur et un regard apeuré le rendent touchant, derrière sa carapace de muscles. Elle sait qu’une personne intimidée sera un employé investi.

– Des compétences en smartphones ?

– Je sais que ça veut dire « Téléphone intelligent », Madame, j’ai fait de l’anglais au collège.

De l’humour et de la modestie. C’est décidé : elle l’aime bien.
Sébastien frappe à sa porte avec son café. Un employé sage, consciencieux, hypocrite. Elle ne sait jamais ce qu’il pense. Elle en a marre des employés modèles.

– Merci Sébastien. Reprenons, M. Petit.

Petit s’est levé et se tient droit comme un i. Des manières d’un autre temps. Comme son pantalon en velours côtelé. Des années qu’elle n’en a pas vu un pareil. Un homme qui se fiche du regard des autres.

Tiens mais quel est cet homme en uniforme qui s’approche ? On dirait… un surveillant de prison ?

– Allez, joli cœur, laisse la dame tranquille, il est temps de retourner en cellule.

Merde. Les années de trou sur le CV. C’était donc ça. Au trou.

***

Il se demande si son destin était tracé, depuis sa naissance dans cette banlieue chaude. Avait-il vraiment eu d’autres choix ?

Dix minutes qu’il fixe son écran, en vain. Son avocat lui a expliqué, il devra juste décrocher le téléphone de l’ordi. Mais pour le moment, il ne se passe rien et il devra bientôt y aller. Il tourne en rond et c’est mauvais pour ses cellules grises. Son unique espoir, le seul entretien décroché depuis des mois. Une remise de peine, un nouveau départ, un nouvel homme. Il ne veut plus de son ancienne vie, entre petits boulots et petites arnaques. Un bruit interrompt ses pensées. La panique. Décrocher.

A l’écran, une dame. Il y a aussi un homme âgé, en plus petit. Ça doit être son boss. D’ailleurs, il a un regard dur, il a pas l’air commode.

– Bonjour Monsieur… Petit ?

La dame ne connait même pas son nom. Ça part mal. Faut pas rêver, il n’a aucune chance. Pas de deuxième chance. Saleté de vie.

– Je vois un trou sur votre CV ces dernières années. Qu’avez-vous fait ?

Merde. Et voilà, on y est. LA question. C’est foutu… Que lui a-t-on conseillé déjà ? Ah oui, c’est ça.
Et ce vieil homme qui ne parle toujours pas.

– Des compétences en smart-phones ?

Ouf, il s’en est bien tiré. Pourtant, dans les langues parlées, il a juste mis « français ». Bizarre comme question.
Un homme entre avec un café. Qui fume. Avec un sucre et un chocolat. Rien à voir avec le jus de chaussettes froid qu’il boit parfois. Et encore, avant, le café était interdit.

– Merci Sébastien.

Un bruit sourd le fait sursauter. D’un bond, il se lève, au garde à vous. L’angoisse le saisit. La porte. C’était juste la porte qu’on fermait. Pfff… Respire mon vieux, respire. Il se rassied, voit l’homme du petit écran faire pareil. Il porte la même tenue que lui. Bizarre… Ou… et si c’était lui ? Oh mon Dieu, il a donc cette tête-là ?! Les rides, il les voyait dans son miroir au-dessus du lavabo. Il ressemble désormais à un vieillard… Il est devenu l’ombre de lui-même, il ne se reconnait plus. Un étranger.

– Allez, joli cœur, laisse la dame tranquille, il est temps de retourner en cellule.

Putain. Ce connard de gardien le cherche depuis le début. Et le voilà qui vient d’anéantir son rêve avec un sourire sadique. Sa vie est foutue. Il va replonger, replonger dans sa cellule, dans sa dépression, dans ses embrouilles.

– Monsieur, vous comprendrez bien qu’on ne peut vous retenir ainsi, c’est gênant ! Vous allez me faire le plaisir d’acheter un nouveau pantalon pour votre premier jour !

Par Ariane

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Ariane nous propose ici un texte en deux parties, présentant deux points de vue différents d’un même évènement. En quelque sorte, on est à chaque fois d’un côté différent de cet écran qui « skype ». Compte-tenu du sujet de son texte, c’est un dispositif malin, qui permet de faire entrer dans la narration ce que chaque protagoniste pense de cet entretien, tout en gardant dynamisme et une rapidité dans la narration (si la scène n’était racontée qu’une seule fois, en faisant intervenir les sentiments/avis des deux personnages au fil du récit, cela ralentirait pas mal la narration, je pense). La chute est plutôt bien trouvée, jolie et optimiste mais gardant un ton humoristique qui évite les violons (et c’est tant mieux).

Je trouve, Ariane, que tu n’as pas exploité pleinement ton dispositif de « double narration » (bon, c’est peut-être aussi parce que tu as été limitée par le nombre de caractères, j’admets… !). Le fait de passer d’un « côté » à l’autre permettrait je pense de glisser dans la narration des éléments inconnus de l’autre personnage, mais que tu confierais au lecteur. Tout le « hors champ » de la web cam pourrait contenir un ou deux détails surprenants, imprévus, peut-être inavouables, ou amusants (va savoir…) de chaque côté. Cela permettrait de « pimenter » un peu ton texte, de le complexifier.

Ariane et ses idées originales, tant dans la construction que dans le thème 🙂

Merci !
Ce serait intéressant d’approfondir davantage la double narration mais j’ai été en effet bien embêtée par la contrainte des caractères! Je ne pense pas avoir le temps de poster une « version longue » cette semaine ;-)… c’est bien dommage!

vraiment tu abuses , comme si tu avais d’autres choses plus importantes à faire :p

J’aime ce style enlevé, avec des pointes de « drôles ». L’originalité du texte n’est pas la moindre de ses qualités. Je kiffe !

A titre exceptionnel, tu es pardonnée pour cette semaine, Ariane (lire et écrire de la maternité étant déjà la grande classe 😀 ). Mais n’hésite pas, plus tard, à reprendre ce texte qui a un vrai potentiel!

Tant mieux alors, merci Gaëlle ;-)! Je t’avoue que je n’avais pas compris grand chose aux deux textes que j’ai lu vendredi dernier, bizarrement, c’était beaucoup plus clair cette semaine ;-)!