Ateliers d’écriture créative, de fictions, animés par Francis Mizio

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Texte d’Ariane – « Bleu acier »

J’aime bien les bordeaux. (Les bourgognes aussi mais ça, c’est un autre domaine). Même les bleus ciel. Les bleus ciel c’est le calme, la confiance, la sécurité. Mais lui… Lui, c’était un homme bleu acier. Les pires.

La température s’est refroidie d’un coup. Ils avaient beau dire, pressurisation de l’avion et patati, la vague de froid est arrivée en même temps que lui. Pas besoin d’être chercheuse en neurosciences pour faire le lien de cause à effet : j’avais hérité d’un bleu acier comme compagnon pour 9 heures de vol.
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Texte d’Ariane – sept. 2017

« Virage à droite, 180° toute, pédale de l’embrayage à fond, vroum, passage de la 6ème vitesse, hop le nid de poule, heureusement que les amortisseurs sont en bon état, attention à l’obstacle, freinage d’urgence criiii, faudra penser à remettre du liquide de frein » et bim, c’est la collision frontale contre la plinthe de la cuisine !!! La majorette gît sur le flanc droit et elle sourit en se moquant d’elle-même. Elle sait bien que ce qui se passe dans la tête de son petit garçon doit plutôt ressembler à ça : « voum, voum, tutt !, voum, boum, bababoum ! ».

Son fils s’est découvert une passion pour les voitures. Il peut y jouer pendant des heures. Elle a pourtant tout fait pour combattre les stéréotypes de genre : il a une boite à outils et une machine à laver, des cubes et des perles, des voitures et des poupées,… Mais rien à faire. Elle serait presque à se demander, elle, la féministe convaincue, si la passion pour les engins à roues ne serait pas inscrite dans les gênes. En tout cas, son fils l’a attrapée, tel un voituro-virus. Pire que le papillomavirus, pas de vaccin possible. Cause génétique : testostérone, seul traitement possible : frustration. Le pire dans cette histoire, ironise-t-elle, c’est que cela lui laisse tout le temps nécessaire pour préparer le repas. Et là voilà en train d’enfourner une tarte aux pommes en attendant le retour du père de famille. Tellement cliché.

« Coucou, c’est moi! ». Un gros câlin pour l’un, un smack rapide pour l’autre. Ils ont atteint le moment où le petit être chamboule la chronologie, plaçant le parent avant le conjoint. Elle se demande ce que penserait la version d’elle adolescente de sa vie actuelle et elle soupire pour chasser cette idée, comme on le ferait avec une mouche entêtante. Mais comme cette mouche est décidément très têtue, la chasser ne suffit pas. Elle choisit l’image de l’autruche la tête dans le sable, espérant plus d’efficacité mais cela ne fonctionne pas non plus.

C’est un peu plus tard ce soir-là, une fois le Monstrounet couché, qu’elle prit sa décision. Ils étaient assis sur le canapé et, tout en faisant semblant de suivre Walking Dead, elle dressa mentalement la liste des démarches à entreprendre.

Elle commença par écumer « leboncoin ». Les annonces ne manquaient pas mais il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas : quand ce n’était pas l’état ni l’aménagement, c’était l’historique ou l’entretien. Ou alors le coût, bien sûr. Au bout d’un mois, elle réussit enfin à en trouver un qui ferait l’affaire. Elle prit rendez-vous avec son banquier et s’arrangea pour disposer de liquidités suffisantes. Elle posa un RTT pour aller le chercher dans le Jura et bien sûr, n’en souffla pas un mot à son mari. Puis, elle réserva une entreprise suffisamment efficace pour s’occuper de tout en une journée et choisit un lundi. Elle contacta une agence immobilière, loua un box. Elle s’entraîna à imiter la signature de son mari et trouva même des conseils dans un tutto youtube. Enfin, elle prépara les recommandés : impôts, EDF, crèche, employeur n°1, employeur n°2, pôle emploi. Elle expédia le tout un vendredi. Et attendit. Trois jours.

Le lundi, elle prit son fils sous le bras, donna ses consignes aux déménageurs, vérifia la pression des pneus de son tout nouveau camping-car, acheta une boussole (juste parce qu’elle aimait le symbole) et une bouteille de champagne. Elle prit soin d’ignorer les 37 messages vocaux, SMS, mails envoyés par son mari. Les premiers messages ressemblaient à « C’est trop bizarre, tu sais ce qu’il se passe ? », les derniers étaient plutôt du registre du : « Putain mais qu’est-ce qui t’as pris!?! Réponds-moi, merde !!! ». Elle croisa les doigts pour que ça passe et non ne casse. La démission forcée était un peu extrême, elle en avait conscience. Elle se surprit même à avoir envie de prier mais refréna vite ses ardeurs religieuses : faudrait pas exagérer quand même !

Quand il rentra le soir, son conjoint excédé trouva un appartement vide et son fils en train de jouer avec une nouvelle majorette : un camping-car bariolé. « On part au Cambodge, chéri ! » et le fameux « pop ! » du bouchon qui vole. Il fut traversé par l’envie de lui éclater la bouteille sur la tête.

« Virage à droite, 180° toute, pédale de l’embrayage à fond, vroum, passage de la 6ème vitesse, hop le nid de poule, heureusement que les amortisseurs sont en bon état, attention à l’obstacle, freinage d’urgence criiii, faudra penser à remettre du liquide de frein ! ». La route sera longue mais peu importe la destination, le chemin sera beau, il le savait.

Par Ariane

Texte d’Ariane – juin 2017

« This is the end ». La musique ne suffisait pas à recouvrir ses pleurs et pourtant, l’église faisait caisse de résonnance. Dieu lui a arraché son fils. « Of our elaborate plans, the end ». Ce n’est pas comme ça que cela devait se passer, ce n’était pas dans l’ordre des choses. « Of everything that stands, the end ». Un parent ne peut survivre à la perte de son enfant. C’était la fin, la fin de tout.

Cela tombait à pic. Il n’avait jamais accroché avec son beau-frère qui ne pensait qu’à faire la fête et ne savait même pas faire un barbecue digne de ce nom. Ce matin, il n’avait pas pu s’empêcher d’acheter Automoto. Son beau-frère, célibataire et sans descendants, gagnait bien sa vie. Ils allaient enfin pouvoir se débarrasser de leur vieille bagnole. « This is the end » des fins de mois difficiles, compléta-t-il en s’efforçant de prendre un air de circonstance : triste.

Elle était très fière. Elle y avait passé du temps mais elle avait fait du bon boulot. « Can you picture what will be ». Elle avait enlevé un à un les morceaux de verre de son visage, avait dissimulé son teint cireux, avait choisi ses plus beaux habits, bref, elle l’avait rendu présentable. Son métier sidérait, effrayait, était jugé glauque. Elle, en était fière. « Desperately in need of some stranger’s hand. In a desperate land ». Elle y voyait un moyen de soulager la douleur des familles.

« Visiziaind ». Pourrie, cette chanson. D’façon, tout était pourri aujourd’hui. Sa mère était censée l’amener à la piscine. Il avait attendu le w-e avec impatience, comptant les jours, comme sa maîtresse lui avait montré. Et voilà qu’à la place du bassin à vagues, il se retrouvait dans cette église glaciale. En plus, son père lui avait interdit de mettre son tee-shirt préféré, celui de Spiderman. Alors, il s’amusait à shooter dans le banc de devant, des petits coups de pied réguliers. Ses parents ne le grondaient même pas. Il éternua et fit exprès de ne pas mettre sa main devant la bouche, guettant leur réaction. Rien. Que dalle.

Elle pleurait depuis des jours… Enfin, plutôt des nuits, dans le secret des nuits noires. L’amour de sa vie, un épicurien comme elle n’en avait jamais connu. Et tellement, tellement doué… Elle frissonna en pensant à l’extase qu’il lui procurait. « So limitless and free ». Elle n’avait jamais osé, jamais osé préférer l’épicurien à la sécurité, préférer l’amant au père de ses enfants. Et la voilà aujourd’hui, prétextant un spa pour honorer la mémoire de l’amour de sa vie. « No safety, no surprise, the end ». Elle ne pouvait se confier à personne, elle porterait à jamais une douleur illégitime. « I’ll never look into your eyes… again ». Elle essayait en vain d’arrêter ses larmes : comment allait-elle justifier ses yeux rougis ?

Une belle assemblée de triplette : baptême, mariage, enterrement et aucun autre office. On rentre désormais dans les églises seulement les pieds devants. Et dire que maintenant, il était chargé de lui assurer une place au paradis. « Get here, and we’ll do the rest ». « Soft lies ». Quelle hypocrisie.

Elle était là par politesse. Bon voisinage, bienséance, respect, bonnes manières, patati. Elle donna un coup de coude à son mari et lui chuchota : « ce soir : champagne ! ». Plus de nuits infernales. « The end of nights we tried to die ». Plus de barbec’ à n’importe quelle heure. Plus de fête 7 jours sur 7. Elle regardait l’assemblé. Une jeune femme se fit asperger de la morve d’un petit garçon assis derrière elle. Elle dut se mordre les lèvres jusqu’au sang pour empêcher le fou-rire de monter. « Un fou-rire à un enterrement, je m’en veux, je m’en veux vraiment ». Pas de doute, elle aurait préféré cette chanson.

« Beautiful friend, this is the end, my only friend, the end ». Putain. Et dire que sa voisine aigrie de 95 ans était toujours en vie, elle. La vie était vraiment une belle salope. « It hurts to set you free ». Son meilleur pote méritait mieux que de finir sur le bitume. Et cette cérémonie de merde qui ne lui ressemblait en rien. Une église, ha ha ! Bertrand avait cessé de croire à ces conneries depuis un bail. Il aurait voulu qu’on fasse la fête et non qu’on se caille les miches dans la maison d’un soi-disant Seigneur, à écouter une chanson à la con. Ce soir, il fera une méga teuf dans le jardin de Bertrand et personne ne pourra l’en déloger. Des bouteilles de vin. Quelques pétards qui tournent. Du Bob Marley. Un barbec’. Ça, c’était une façon de célébrer son pote. Un contre-enterrement.

Par Ariane

Texte d’Ariane – mai 2017

A l’invention de la langue française, les mots étaient concrets. On pouvait dire « citron », « vie » et « pluie » mais on ne savait pas dire qu’il pleuvait des cordes ou que la vie avait un goût amer. On ne connaissait pas d’expression imagée, il n’existait aucun mot superflu, pas un seul synonyme. Le vocabulaire était concis, simple, efficace et, il faut le reconnaitre, nettement plus pratique que les gestes et grognements d’avant. Les scientifiques plébiscitaient le pragmatisme de cette langue opératoire. Une idée = un mot et vice-versa. La pensée était binaire, pas de malentendu possible, pas de nuance non plus. L’économie française était alors des plus florissantes, les transactions se faisaient sans accroc, le commerce était à son apogée.

Cependant, les francophones furent très vite réputés pour leur morosité. On les décrivait déjà comme des gens se plaignant sans cesse. Un automne particulièrement pluvieux fut à l’origine de nombre de dépressions et, les antidépresseurs et psychiatres n’existant pas en ces temps-là, de suicides. Il fallait sans cesse trouver des commerciaux remplaçants et les affaires en pâtissaient. Le gouvernement pris une mesure d’urgence et convoqua une commission exceptionnelle. Celle-ci avait pour objectif de réformer la langue française afin d’apporter du bien-être à la population. Une mesure peu couteuse dont on espérait des résultats rapides.

Il fut choisi pour cette mission de la plus haute importance trois personnes rêveuses et décalées. Il y avait Robert, un poète qui désespérait du manque d’originalité de sa langue et utilisait depuis longtemps des néologismes. La deuxième était une femme à la chevelure magnifique, rousse et bouclée, connue pour ses frasques extravagantes. Et parce que le commerce était l’objectif final, un commercial, féru d’achats en tout genre, présidait la commission.

Robert, la Rousse et Achète commencèrent par inventer des mots rigolos, comme topinambour ou baragouiner. Ensuite, ils inventèrent des mots poétiques, juste pour leur beauté et leur douceur : mélancolie, clapotis. Et ils virent des sourires se dessiner sur les visages du panel de compatriotes, venus tester la nouvelle langue. Mais il leur manquait encore des rires et des étincelles. Ils en conclurent qu’il fallait changer les choses plus profondément, modifier leur façon de penser.

Pour ce faire, ils prirent la décision de créer des expressions imagées, convaincus que cela transformerait profondément les Français et changerait leur vision du monde. Ils travaillèrent d’arrache-pied, désirant plus que tout combattre les idées noires des Français et contrer la vague de dépressions. Les dictionnaires se remplissaient à vue d’œil. La fièvre acheteuse du président était repartie de plus belle, il se frottait les mains en pensant à toutes les nouvelles transactions qui allaient voir le jour. Il se voyait déjà vendre des mugs en pagaille, sur lesquels il écrirait : « ne ramène pas ta fraise », « prends-moi pour une quiche » ou « lâche-moi la grappe ». Robert, quant à lui, était enchanté par leurs inventions et ne quittait plus le petit nuage sur lequel il s’était installé. Régulièrement, il proposait à des jeunes femmes séduisantes d’aller boire un verre. Malheureusement pour lui, elles ne comprenaient pas encore pourquoi il était rouge comme une tomate et lui répondaient qu’elles n’avaient pas soif. Il y en eut même une qui lui expliqua qu’elle buvait seulement du lait-fraise et jamais de verre car cela faisait mal aux dents !

Le jour où ils présentèrent leurs dictionnaires au gouvernement, ils étaient fiers comme des coqs, persuadés de l’accueil chaleureux qu’on allait leur réserver. Ils ne s’attendaient pas à la volée de bois verts qu’ils reçurent, le gouvernement arguant que leurs mots et expressions allaient provoquer des malentendus à la pelle et compromettre toute l’économie française. Mais cela était trop tard, après l’approbation du panel, les dictionnaires avaient été envoyés aux 4 coins de la France !

Comme vous le savez, les Français n’ont pas arrêté de se plaindre pour autant et leur économie a pris un sacré coup. Cependant, notez qu’ils sont devenus joyeux et inventifs… même s’ils se mettent souvent la rate au court-bouillon !

Par Ariane

Texte d’Ariane – avril 2017

Hélène avait intérêt à assurer, sa cliente comptait sur elle. Défendre la veuve et l’orphelin, un projet de vie louable. Vendredi, ce sera la veuve. Il lui restait trois jours pour préparer sa première plaidoirie. Six ans d’étude, trois fois le concours du barreau. La consécration aura lieu vendredi.

Il fallait qu’elle voie sa sœur. Parler avec elle l’aidait toujours, Lise a le don de savoir écouter. Son inscription en fac de droit n’avait donc étonné personne, on lui promettait un bel avenir. Tandis qu’Hélène, à l’époque amoureuse des ballets et des pas chassés, avait été mise en garde : intermittence, précarité, chômage. L’Académie de Danse n’affichait pas le même taux d’emploi en sortie d’école que les avocats de Paris et ce n’était pas du goût de leurs parents.

Elles revenaient d’un ballet, cette nuit-là, la nuit où un chauffard avait grillé un feu rouge. Hélène avait convaincue sa sœur de l’accompagner voir Casse-Noisette. Sur le chemin du retour, Lise lui promettait de convaincre leurs parents. Quand l’aile droite de la voiture avait été percutée. Hélène conduisait mais elle n’avait rien vu. Juste le pare-brise éclater. Puis, les néons de l’hôpital.

Le téléphone sonna. Sa mère. Leur relation est en période glaciaire depuis des années mais il est des obligations filiales auxquelles on ne coupe pas. Pâques en fait partie. « Oui maman, je viendrai. Je dirai à Lise de préparer son fameux crumble au chocolat ». Un sanglot fut l’unique réponse de sa mère. Elle raccrocha. Saleté de dépression.

Sa mère n’en avait que pour Lise, elle ne s’était même pas réjouie de sa première plaidoirie. Ce qui avait été la belle ambition de Lise n’était à ses yeux qu’un lot de consolation pour Hélène. Hélène ouvrit le tiroir de la cuisine et en sortit un petit couteau. Consciencieusement, elle entreprit de cisailler méticuleusement la peau de ses bras, variant les profondeurs et les longueurs. Elle aurait bien aimé souffrir, comme Lise avait souffert. Mais elle ne ressentait aucune douleur. Elle rangea son couteau et désinfecta ses plaies.

Elle envoya un SMS à Lise, lui disant de la retrouver à leur café habituel. Lise ne répondit pas, comme d’habitude mais elle savait qu’elle viendrait. Il y a quelques années, Lise poussait même le vice jusqu’à lui faire croire qu’elle s’était trompée de numéro. Mais cela faisait longtemps qu’elle avait tout bonnement arrêté de répondre. « Deux Perrier-citron, s’il vous plait ». Sa sœur était tellement prévisible.

Elle lui exposa son cas. Au fur et à mesure de son récit, sa plaidoirie prenait forme, sa ligne de défense s’incarnait. Sa sœur était décidément une magicienne. Une fois de plus, elle lui demanda pourquoi elle avait tout laissé tomber. Les clients du café la regardaient, elle devait parler trop fort. Elle s’en ficha et haussa le ton, il fallait que Lise réagisse ! Depuis l’hôpital, Lise s’était renfermée. Et enfermée. Elle ne s’était jamais présentée à la fac de droit. Hélène, elle, était sortie indemne de l’accident, miraculeusement selon les médecins qui lui assuraient qu’elle pourrait continuer à danser. Mais les médecins sont des êtres emplis de certitudes alors qu’ils n’y connaissent rien. Hélène savait que son corps ne danserait plus. Une dérogation du doyen lui avait permis de prendre la place de Lise à la fac. Elle avait remisé ballerines, talc et pinces à chignon et n’avait plus jamais frôlé un plancher Harlequin.

Le grand jour arriva. Les mots s’enchaînaient, les réparties fusaient, Hélène prenait de l’assurance. Et soudain, la catastrophe. Son coude gauche la grattait. « Lisez, je vous prie, ce courr… ». Le regard du procureur était ailleurs. Sur son avant-bras, plus précisément. Et sur ses cicatrices que sa robe d’avocat aux manches trop larges avait découvertes, l’espace d’une démangeaison. Les mots se télescopèrent, elle bafouilla, tirant sur sa manche pour recouvrir jusqu’au bout de ses doigts, bégaya. Elle se noyait et personne ne lui envoyait de bouée. Sa cliente se contentait, pour tout secours, de lui jeter des regards noirs.

Assise sur les marches du tribunal, dans sa robe d’avocate toute neuve, elle en tira la conclusion que les procureurs ne valaient pas mieux que les médecins. Des incapables qui ont le pouvoir de prendre une décision. Elle ne supportait plus les blouses blanches depuis cet été-là, depuis une blouse à la voix rauque : « c’est fini Hélène, Lise est décédée ». Elle essuya une larme qui coulait le long de sa joue et se leva. Elle avait un crumble à préparer.

Par Ariane

Texte d’Ariane – février 2017

C’était une de ces journées de printemps avant l’heure, une journée qui envoie des paillettes au cœur et donne envie de faire des cabrioles. Le soleil était d’une douceur incroyable et le monde s’éveillait après une longue hibernation. Eblouissement des rétines, étincelles dans les iris. Une journée comme je les adorais et qui figeait habituellement mes zygomatiques jusqu’à la tombée de la nuit. Mais cette fois-ci, elle ne fit que pointer le douloureux écart : mon cœur lourd et noir grondait, réclamant toute l’attention possible. Mes mouvements étaient plombés et toute mon énergie était aspirée dans une lutte sans fin contre la gravité. Je réalisais que les meurtrissures répétées avaient causé des séquelles insoupçonnées, que je n’arrivais plus à combler les sillons creusés par mes larmes. Comme une jeune fille devenue femme trop tôt, j’avais perdu mon innocence. Mes sourires me paraissaient appartenir au registre du souvenir. Il ne me restait plus qu’à inscrire en légende dans mes albums de photos : « Moi, souriante, 1998 ». Entre deux piques de haine qui affolaient mon pouls, je regardais les personnes autour de moi, paillettes, cabrioles et zygomatiques. Etouffée par la jalousie, les insultes au bord des lèvres, je pris ma décision. Aucune raison qu’ils aient droit au bonheur, eux. A la passivité, j’allais préférer l’activité. Souriez, jeunes gens, demain, vous pleurerez.

J’ai établi plusieurs angles d’attaque que je respecte scrupuleusement depuis cette fameuse journée Zygomatiques. Il faut reconnaître que je fais preuve d’une efficacité redoutable, ma réussite est indéniable. J’excelle désormais dans la découverte des complexes dissimulés, je suis devenue une fine psychologue afin de trouver la faille narcissique de chacun et je fais preuve de la plus grande finesse pour choisir les mots les plus blessants.

L’avantage d’un CDI, c’est qu’on ne peut pas être licencié pour n’importe quelle raison. Visiblement, l’aigreur et la méchanceté ne sont pas des motifs suffisants. Mon plaisir quotidien est de voir la salle de pause se vider dès que j’en franchis le seuil. Je me délecte alors du silence en savourant les gourmandises oubliées par mes collègues.

Quand notre liberté commence là où s’arrête celle des autres, les possibilités sont immenses. Un appartement permet de s’y exercer en toute impunité. A moi les talons aiguilles, les objets régulièrement jetés par terre, les meubles raclés au sol pour mes exercices de musculation, la musique à toute heure. Quelle jubilation ensuite de contempler dans le hall d’immeuble les visages de mes voisins, de plus en plus exténués !

Mon environnement est devenu un fabuleux terrain de jeux et chaque jour, je me lance dans un nouveau projet, je teste une idée innovante : me délester de flatulences dans un ascenseur, téléphoner en plein milieu d’une scène romantique au cinéma, dissimuler des œufs en équilibre précaire dans les rayons d’un magasin, laisser ma voiture tourner pendant les pics de pollution, abandonner un sac suspect dans le métro, décorer une moquette avec d’élégants chewing-gums, fumer dans un service d’oncologie, doubler un aveugle dans une file d’attente, raconter d’une voix forte une histoire répugnante au milieu d’un restaurant bondé, tirer discrètement la sonnette d’alarme d’un train, la liste est infinie. Je suis à contre-courant et ma vision est unique. Ma vie est source de découvertes et de surprises quotidiennes, ma créativité sans cesse stimulée. Ma dernière invention ? L’envoi d’un SMS à un numéro inconnu pour l’informer que son conjoint est infidèle!

Tous les soirs, je consigne dans un carnet mes actions du jour et, selon un barème complexe, qui tient compte de la souffrance engendrée et du nombre de personnes concernées, j’établis un score. Les week-ends sont toujours particulièrement prolifiques. Les jours de disette, quand le score est inférieur à 50, je me réfugie sur Doctissimo, où je suis tour à tour, un médecin confirmant les pires angoisses des hypocondriaques ou une mère de famille parfaite, s’époumonant qu’on ne parvienne à cuisiner maison, bio, local, éthique, équilibré et varié et à pratiquer la communication non violente en toute situation.

Il n’y a pas de doute, depuis ce fameux jour, je suis toujours en train de m’étonner moi-même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue.

Par Ariane

Texte d’Ariane

4h01. Mes yeux écarquillés fixent le plafond. C’est ça de vieillir. Après m’avoir privée de sport et de tâches multiples, les années me privent maintenant de grasses mat’. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. La bonne blague !

Il fut un temps où 4h01 était l’heure à laquelle je rentrais de soirée. L’heure où je réveillais mon compagnon ou ma compagne de la nuit pour m’éclater sous la couette. L’heure où je consolais le petit dernier qui avait fait un cauchemar. L’heure où je terminais ma partie de cartes en m’époumonant car on avait encore triché.

A 4h, il n’y a aucune émission à la radio. Et aucune chance de recevoir un appel de mes petits-enfants. Alors, j’attends… Les journées paraissent d’autant plus longues quand elles commencent à 4h01. L’avenir appartient à ceux qui rêvent tôt. Tic-tac.

4h32. Mon corps tremble. Pas assez pour être de l’épilepsie, trop pour être le froid. Parkinson, je ne vois que ça. Une brusque attaque. Et merde. Je regarde mes doigts faire des soubresauts. Je me vois déjà emmenée de force dans une maison de retraite. Impossible de me rendormir. Comment je vais finir le tricot du petit Paul? L’image d’une vieille tremblotante essayant de manipuler ses aiguilles me fit rire. Tic-tac.

J’essaye d’enfiler un pull. Une crampe me crispe le bras. Tant pis, je me rabats sur un poncho. La maisonnée est endormie. Mon chat lève la tête et la repose aussitôt. Ma chienne ronfle. Rrron pchi. Un thé me fera du bien, un thé noir pour m’éclaircir les idées. Mon corps continue à s’agiter. Splatch. Mon thé m’éclabousse. Dans la maison de retraite de Rosine, il n’y a que du café au lait. Quelle horreur !

C’est à ce moment-là que j’ai aperçu la lueur. J’ai écarquillé les yeux. Je les ai frottés. Scouitch scouitch. J’ai mis mes lunettes. J’ai vérifié l’heure : 4h50. Je les ai écarquillés de nouveau. Je me suis levée. J’ai ouvert le volet. Couic couic. 4h50, 9 décembre et il fait jour. Je me laisse tomber sur le fauteuil. Cette fois, c’est sûr, je perds la boule. Après Parkinson : Alzheimer !

Je vérifie dans l’évier. Aucun verre à bière ni à whisky, que des verres à moutarde. Je n’ai pas bu hier soir, c’est sûr. Mais que m’arrive-t-il ?

J’allume mon ordinateur. Clic. Aucune info concernant une lueur subite. Pas d’éclipse, pas de lune spéciale. Rien de rien. C’est sûr, j’ai perdu la boule.

J’ai envie d’une grosse tartine. Pain, couteau, grille-pain, cuillère, miel. Croc. Faut que je fasse un régime. Pas envie de me faire braire, m’étonnerait pas que je meure bientôt, au rythme où je tremble. Je rajoute une couche de miel. Croc. Sauf que si je vis encore 10 ans, à raison de 2 kg par an… Ca fait… Ca fait que je vais pas réussir à me déplacer encore bien longtemps ! Déjà que j’ai glissé deux fois l’hiver dernier en promenant ma chienne. Si mes enfants apprennent ça, c’est foutu. Go en maison de retraite, cocotte !

« Résidence d’automne ». « A la lueur des années ». « Les jardins en jachère ». « Quelques dizaines de secondes au compteur ». « Les amis du XVIIIème siècle ». Comment elle s’appellera, la mienne ?

Dring ! Dring ! Le téléphone. Le téléphone ? Quelle heure est-il ? 13h37! Mais qu’est-ce que j’ai foutu ?! « Allo ! Si si, ça va, je suis juste un peu endormie. Ne t‘inquiète pas ma Chérie, ta vieille mère pète le feu ! ».

Personne ne saura. Personne ne m’y traînera. Tant pis si je confonds la salière et le téléphone. Je mourrais dans mes montagnes et je continuerai à boire du thé.

Wouaf, wouaf ! Wouaf, wouaf !

Oh, ta promenade !! Bichette, je suis désolée ! Attends, je prends mon manteau. Zip. Allez, viens vite ! Clac.

Clac.

Zip.

Miaou ! Viens par là, j’ai envie d’un câlin. Ron ron.

Croc, croc, croc.

Clic. Clic.

Wouaf ! Wouaf ! Chut, tais-toi! C’est le facteur, idiote ! Wouaf !

Scouitch scouitch.

Couic couic.

Rrron pchi.

ParAriane

Texte d’Ariane

– Je suis verte,…

– Moi aussi, je suis vert.

– … depuis le début, j’en vois de toutes les couleurs.

– Moi aussi, j’en vois de toutes les couleurs : c’est l’automne.

– Bon, tu veux pas arrêter de m’interrompre ? Je te vois venir. Après, tu vas me raconter que tu es une vieille branche, ça va, j’ai compris. Tu vois pas que j’ai besoin de parler, là ? Je comprends mieux pourquoi on paye si cher un divan, les arbres, c’est chiant !

– C’est bon, j’ai compris, je t’écoute. J’ai rien d’autre à faire, d’façon…

– J’ai l’impression de m’être lancée dans le vide. Je ne maîtrise plus rien. A chaque fois que je me dis que ça va aller, bam, un nouveau truc me tombe dessus ! On m’a dit syndrome génétique puis retard de croissance puis, pfff… Faut vraiment être motivé, tu sais. Enfin non, tu sais pas, toi, c’est facile : pof, une graine, pof ça pousse, emballé, c’est pesé.

– Autorisation de parler ?

– Oh ça va, fais pas ta mauvaise tête !

– C’est pas facile pour moi non plus, il y a de moins en moins de terres fertiles. L’agriculture intensive, la déforestation, les feux de forêts, ça te dit quelque chose ?

– C’est vrai.

– Bon alors et ta graine ?

– Ben, elle pousse pas comme il faut… J’enchaîne les examens à la con. Même pas né et sa vie est déjà une galère. J’aurais jamais imaginé que ça se passerait comme ça…

– Il trouvera la vie encore plus belle, après tout ça.

– T’es gentil, en fait.

***

– J’ai pas réussi à venir te rendre visite plus tôt… Tu ne le vois peut-être pas sous mon gros manteau d’hiver mais j’ai pas, je suis plus, il est…

– Si je te dis que je suis dur de la feuille, tu vas te moquer de moi mais je comprends rien à ce que tu me racontes. Allez, fais voir ton gros bidon !!

– …

– Et merde. J’ai fait une gaffe, c’est ça ?

– Il est parti. Enfin, il est arrivé… Et il est reparti.

– Tu veux pas me raconter depuis le début ?

– Il est arrivé. Si vite. Bien trop petit. J’étais pas prête. Lui non plus. Minuscule. Tellement léger…

– Il était sacrément pressé de te rencontrer.

– Mais il aurait dû rester au chaud tout l’hiver ! J’aurais dû lui dire que le printemps, c’était mieux pour naître. Marceau. On l’a appelé Marceau.

– C’est joli, Marceau.

– Il est arrivé le matin. Et l’après-midi, il était déjà parti.

– Il ne devait pas aimer les couchers de soleil. Il voulait connaitre que le jour.

– C’est dur, tu sais…

– Hé, c’est pas parce que j’ai l’air bourru que je n’ai pas de sève qui coule ! C’est triste, ton histoire.

– J’aurais voulu lui apprendre à sauter dans les flaques, à faire des origamis, à lécher le moule d’un gâteau au chocolat, à chanter dans la rue… Je ne lui ai rien transmis.

– Si. Des racines. C’est essentiel, les racines. Quand on sait d’où on vient, on peut aller n’importe où.

– A quoi ça sert si c’est pour aller au ciel ?

– Non, pas au ciel. Dans le ciel.

***

– J’ai vu une étoile l’autre jour, après ta visite. Je ne l’avais jamais vue. Pourtant, je dors à la belle étoile tous les soirs depuis 300 ans alors, autant te dire que le champion d’astronomie du quartier, c’est bibi ! Je les connais toutes. Je leur donne des noms pour me souvenir d’elles. Mais celle-là, je ne la connaissais pas. Je me suis dit qu’on pourrait l’appeler Marceau.

– C’était une étoile filante ?

– Non. Mais elle était toute petite. Et jolie.

– Tu trouves pas ça bizarre ? Pourquoi ce serait une étoile s’il n’aime pas la nuit ?

– Peut-être qu’il a décidé de rendre la nuit plus belle.

– Tu me la montreras, ce soir ?

***

– Les gens ne comprennent pas comment il peut laisser un si grand vide alors qu’il n’a pas eu le temps de le remplir. Comment il peut me manquer autant alors que je n’ai même pas eu le temps de le connaître.

– Alors, les gens sont cons.

– Demain, je dois reprendre le travail. Je suis censée sourire, prendre soin des autres, les écouter. Et je vais devoir répondre à leurs questions. Je ne vais pas y arriver… Je n’arrive plus à rien.

– S’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que le printemps vient après chaque hiver.

***

– Tu crois aux vœux qu’on fait aux étoiles filantes ?

– Je crois aux vœux qu’on fait à toutes les étoiles.

***

– Hé, dis donc, ça fait un bail !

– Je voulais te faire la surprise…

– Oh mais… ohhhhh !!! Marceau va avoir une petite sœur !

Par Ariane

Texte d’Ariane

Pêche

J’avais attendu des jours qu’on daigne s’intéresser à moi. Pourtant, en toute objectivité, c’est moi qui avais les plus belles courbes. Mes voisines avaient bien moins de classe. Il y avait la sportive à ma gauche, la ballerine à ma droite mais aucune n’avait ma douceur et mon teint de pêche unique. Cela générait quelques problèmes de voisinage : elles me jalousaient toutes, de vraies gamines. Elles me cassaient les pieds toute la journée et réclamaient ensuite qu’on les change de place. Soi-disant que je leur faisais de l’ombre. C’est vrai que j’étais essayée, admirée, complimentée… Mais rien à faire, personne n’avait osé sauter le pas et je me voyais déjà contrainte à attendre la prochaine démarque.

Ma voisine sportive du dimanche racontait à qui voulait l’entendre (et même à celles qui ne voulaient pas) qu’elle avait vécu en Chine. Elle me disait que je ne connaissais rien à la vie car je n’avais jamais franchi de frontières. Et quand je prônais le « Made in France », elle m’accusait d’être populiste. Sauf que cette peste avait été choisie, elle. C’était à croire que personne n’en avait rien à cirer qu’elle ait été fabriquée par des gamins de dix ans. Alors que moi, la plus belle de toutes, en cuir véritable, cousue main dans les plus beaux ateliers parisiens, je me contentais de guetter les passants, tout en haut de ma pile.

Heureusement, Violaine est arrivée et m’a adoptée. Dès que je l’ai vue entrer dans la boutique, je me suis sentie observée sous toutes les coutures. C’est ici, à cet instant, que tout a commencé. Violaine, ce serait mon rayon de soleil. Violaine était belle, Violaine était sexy, Violaine était intelligente. Violaine m’emmenait partout : à son travail, dans les plus grands restaurants, même danser jusqu’au bout de la nuit. Et je le lui rendais bien : jamais une entorse, jamais une égratignure. Elle m’évitait les nids-de-poule et je prenais soin de son vernis, on faisait la paire.

Malheureusement, Violaine n’avait pas encore trouvé chaussure à son pied. Et puis, un jour, boum, je me suis retrouvée face à des 44. Souvent des Converses. Pas trop désagréable comme compagnie : une belle ligne, originale, juste ce qu’il faut de confort, peu narcissique. Et Violaine s’est épanouie, elle s’est mise à acheter des robes de princesse et des sous-vêtements affriolants, à me faire courir quand elle était en retard, à sauter dans les flaques comme une petite fille. Forcément, j’ai pris quelques coups, faut dire, je n’étais plus toute jeune. Mais j’étais devenue son porte-bonheur, une histoire de pêché, je crois. Je me suis fait des amis parmi les Converses, une paire vert-bouteille notamment. On se retrouvait après le travail, parfois à des heures improbables, au milieu de la nuit ou le dimanche à 10h. Les lacets des Converses volaient dans tous les sens et on se tenait compagnie. Avec Vert-bouteille, on prenait notre pied à refaire le monde. Un monde entièrement bétonné, peuplé uniquement de fauteuils roulants. C’était notre rêve à toutes : garder au chaud des pieds inanimés qui jamais ne nous maltraitent.

Thomas

La fameuse crise de la quarantaine. Merde, je ne l’avais pas vu venir, celle-là. On fait une crise de la quarantaine à 40 ans, pas à 42, non ?

Putain de cheveux. C’était leur faute, j’en étais convaincu. Moi, qui n’avais toujours connu qu’une blonde, j’avais vu débarquer une brune avec des cheveux frisés. Tellement foncés qu’ils reflètent la lumière, ça m’avait captivé. Elle portait des petites chaussures avec un gros nœud, couleur pêche. Jolies mais du genre que tout le monde n’assume pas. Comme quand je porte mes Converse au boulot, certains trouvent ça décalé. J’ai désigné ses chaussures, lui ai dit que c’était son péché mignon. C’était pourri comme blague. Mais elle avait ri. Un rire franc, spontané. Et quand elle rit, elle incline sa tête en arrière et ses cheveux ondulent comme une cascade. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Je m’étais surpris à penser que j’avais envie de passer ma journée à la faire rire, pour voir plein de cascades. On avait discuté, elle m’avait surpris, m’avait amusé. Je lui avais proposé de boire un verre, elle avait piqué un fard. Je ne voyais pas le problème, j’ai plein d’amies avec qui je vais boire des coups. Mais mon cœur s’était emballé. Et elle avait touché ses cheveux, emberlificotant une mèche entre ses doigts, comme une ado. J’avais pensé à elle toute la journée. Et je n’avais jamais arrêté.

Violaine, c’est le jour quand on ne connaissait que la nuit. Une tartine de Nutella à la place d’une pomme. Une journée de soleil après un mois de pluie. La découverte du chocolat. Vio, c’est la chaleur d’un feu de cheminée, c’est l’exotisme, des rires aux éclats et des cheveux en cascade.

Quand ses cheveux faisaient la cascade, ça me donnait envie me baigner avec elle. Quand elle serrait son élastique, je m’imaginais la serrer dans mes bras. Quand elle les enroulait autour de ses doigts, je brûlais de m’enrouler dans ses draps. Quand elle marchait et qu’ils rebondissaient, je rêvais de rebondir sur son matelas. Quand elle les touchait, j’aspirais à me transformer en un cheveu, un cheveu noir.

Mais je m’étais engagé, vingt ans plus tôt et j’étais du genre à respecter mes engagements. Famille catho, tout ça, tout ça. Vingt ans et pas de prescription sur ce type de contrat. Et surtout, j’avais trois enfants, trois rayons de soleil. Trois enfants blonds, comme leur mère.

J’adorais quand elle était en retard. Elle courrait pour me rejoindre et arrivait avec un sourire désolé, en sueur. Alors, je sentais son impatience. Et son odeur. Je rêvais de la faire transpirer d’amour. Parfois, je retrouvais un cheveu après son départ, noir, épais. Et je le gardais précieusement, comme un doudou, en attendant la prochaine fois où je pourrai la voir. Je le respirais pour m’emplir de son odeur. Je jouais avec pour avoir l’illusion de promener mes doigts dans sa chevelure. Promener mes doigts, caresser ses cheveux, les glisser derrière son oreille, empoigner sa nuque et… J’étais accro, complètement camé. Accro à la Brune, sans filtre.

Noir, c’est la couleur du café, c’est une couleur qui réchauffe. La couleur du Coca. Une couleur qui a du pep’s.

J’ai fini par craquer, évidemment. Sauf que ça ne m’a pas guéri, bien au contraire. J’ai besoin de ma dose et je n’en ai jamais assez. J’ai tout à redécouvrir. Tout est nouveau avec elle, j’ai l’impression de recouvrer la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe… et le toucher. Mon Dieu, ce que sa peau mate, et douce, si douce me rend dingue. Je peux passer mes journées à la caresser, à l’enlacer…

Je me lève Vio, je mange Vio, je bosse Vio, je m’endors Vio, je rêve Vio. Découvrir l’amour une fois passé la moitié de sa vie, c’est fou. Je suis fou. Je suis fou d’elle. Ma Brune de folie.

Violaine

J’étais tombée amoureuse dès que je l’avais vu. Charmant, drôle, attentionné et tellement sensible. L’homme parfait. A un anneau près. Putain d’annulaire. J’avais résisté du mieux que j’avais pu. J’avais multiplié les rencontres, m’inscrivant à des sites tous azimuts. Mais, à chaque fois que je faisais l’amour, c’était à lui que je pensais. Un quadra. C’était tellement cliché.

Et puis, un jour, il m’avait embrassée. Je ne m’y attendais pas, ça faisait longtemps qu’on se voilait la face. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Avant même que je n’ai eu le temps de réaliser ce qui m’arrivait, ma culotte était aussi trempée que nos lèvres. Ses doigts étaient tellement doués que j’occultais son annulaire. Je découvrais mon corps et à quel point on pouvait être raccord à deux.

Evidemment, tout n’était pas simple et les jours sans lui loin d’être roses. On avait choisi un sentier qui allait droit dans le mur. Mais le chemin était grandiose. Et, de toute façon, je ne pouvais plus me passer de lui.

Anne

Après pas mal d’incertitudes, il était devenu évident que tout ceci finirait mal.

Un jour, je l’avais surpris jouant avec un cheveu entre ses doigts. Un cheveu noir alors qu’il n’y a que des blonds à la maison et que la femme de ménage est rousse. Thomas était sur le canapé, entremêlant le cheveu entre ses doigts, le passant sous son nez, le regard dans le vide et un petit sourire rêveur aux lèvres. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Depuis, je m’étais mise à voir des cheveux noirs partout : dans la douche, dans la chambre d’amis, dans la voiture, jusque dans notre lit! Alors forcément, je m’étais mise à psychoter : Thomas était pendu à son téléphone jour et nuit, tournait l’écran quand je m’approchais, se réjouissait quand je partais en déplacement, s’achetait de nouveaux caleçons… Je n’étais plus tout jeune, mes seins commençaient à découvrir la pesanteur, mon ventre était marqué par trois grossesses et nos nuits par trois bambins plein d’énergie. Il était loin le temps des repas en tête à tête, des nuits romantiques et des découvertes sexuelles. Ça faisait longtemps que faire l’amour était devenu une corvée hebdomadaire supplémentaire. Position horizontale, on abrège notre devoir conjugal et on gagne le droit de dormir. Le désir avait laissé place aux habitudes. Mais de là à me tromper, quand même… Alors, je m’étais convaincue que j’imaginais des choses et qu’il y avait une explication rationnelle à ces putains de cheveux noirs. Et ma vie avait continué, faisant taire la petite voix dans ma tête.

 

Pêche

Aujourd’hui, Violaine a sorti sa plus belle robe et chante sous la douche. Il faudrait être idiot pour ne pas deviner le programme de sa journée. Alors, quand elle a enfilé ses escarpins, j’ai cru que mon cuir allait s’arrêter de battre. Heureusement, elle sait que ses escarpins lui font des ampoules terribles et elle m’a quand même embarquée… dans son sac à main ! Moi, son porte-bonheur, sa compagne préférée, me voilà reléguée au rang de vulgaire roue de secours ! Je suis verte comme c’est pas permis, plus verte même que ne l’est mon compagnon Converse !

Anne

Ce jour était à marquer d’une pierre blanche. Mon boss m’avait laissée partir plus tôt : « C’est vendredi, il fait chaud, rentrez chez vous ». Les enfants étaient en vacances chez leurs grands-parents, l’occasion était idéale. J’allais faire un saut chez Etam puis je passerai chez le traiteur du quartier. Un dîner aux chandelles, de nouveaux sous-vêtements, le message serait clair. J’allais enfin écouter les conseils des magazines féminins dont les couvertures me harcelaient depuis des mois : « Pimentez votre vie sexuelle », « Comment sortir de la routine ? », « Innovez au lit pour le bien de votre couple ! ».

Pêche

Autant dire que ça me restait en travers de la semelle. Il était hors de question que je passe ma soirée avec un porte-clés et une boîte de Tampax. Alors, quand Violaine a laissé tomber son sac sans ménagement sur le sol, j’ai pris mes jambes à mon talon et je me suis faufilée à l’extérieur.

Mais aucun Vert-bouteille à l’horizon ! Seulement un long couloir et des manteaux. Des manteaux de 44, aucun doute et des manteaux de femme, taille 38-40. Mais… Ce ne sont pas ceux de Violaine, j’en suis sure. Mince alors, que se passe-t-il ici ?!

Thomas

Le plaisir montait, c’était grandiose. Encore mieux que la dernière fois, ce qui paraissait pourtant impossible. J’allais jouir et gémir d’extase en même temps qu’elle. Heureusement qu’on n’avait pas de voisins car on aurait reçu une plainte du syndic. Une maison avec un petit jardin, un peu à l’écart de la route, le pied pour prendre son pied. Ce que j’aimais faire l’amour avec elle. J’étais insatiable. On n’entendait pas de voitures, seulement les cigales. D’ailleurs, c’est bizarre, on dirait qu’une voiture s’approche. Putain, ce que c’est bon. Je deviens parano, on a encore deux bonnes heures devant nous. Ca monte, ça vient, ça y est, je vais… « Merde !!! Rhabille-toi ! Putain mais qu’est-ce qu’elle fout là ? Vite !! Ton sac, la porte de derrière, merde, merde ! ».

Pêche

C’est ici, à cet instant que tout s’est terminé. J’ai vu passer un coup de vent brun : ses escarpins à la main, son sac dans l’autre, Violaine partait en courant. Elle ne s’est même pas rendue compte que son sac s’était allégé de la prunelle de ses yeux ! Je suis restée les nœuds ballants, à essayer de vociférer pour qu’elle m’entende, en vain. Elle m’avait abandonnée. Sans même s’en apercevoir. Sans un au-revoir. J’étais détruite. Moi qui pensais encore être bon pied, bon œillet, comme je me plaisais à le dire, j’étais arrivée à la dernière étape de ma vie : la déchetterie. Et je n’avais rien vu venir.

 

 

Anne

Un soutien-gorge en dentelle dans le sac, un poulet Tandori dans la glacière, les ingrédients d’une soirée réussie. Je me demandais quelle tête ferait Thomas. Je ne m’attendais pas à une mine déconfite, rougeaude et poisseuse. Je m’attendais à tout sauf à un mari en caleçon et en panique, répétant en boucle : « Mais comment ça se fait que tu sois déjà là ?! », le regard affolé. Jusqu’à ce que mes yeux se fixent sur une paire de chaussures couleur pêche, glissée sous le portemanteau. Mon sang n’a fait qu’un tour. Les cheveux noirs. C’était elle. La salope.

Pêche

La porte à peine refermée s’est ouverte sur une paire de tongs. Des tongs. Quelle idée ! Il faut vraiment n’avoir aucune estime pour ses pieds. Me voilà pointe à pointe avec des tongs. Portées par une furie. Il m’arrive de trouver Violaine colérique mais ce n’est rien face à l’hystérique qui a débarqué. J’ai été attrapée sans ménagement et, après un vol plané, j’ai atterri sur ce qui m’a tout l’air d’être la tête ahurie d’un 44.

J’aurais au moins une histoire originale à raconter à mes futures copines de la déchetterie.

Thomas

J’aurais préféré que ça se passe autrement, je ne me pardonnerai jamais la violence de cette scène. Bien sûr, je savais que ça pouvait arriver. Je me disais que ça m’obligerait à me battre pour sauver mon couple, que ça prendrait des années pour qu’on se reconstruise. Mais quand c’est arrivé, au lieu de m’effondrer, j’ai été soulagé. Je me sentais respirer pour la première fois depuis longtemps. C’était un signe. On allait pouvoir être heureux.

Je regrette d’avoir blessé Anne, de lui avoir menti. Mais je ne regrette pas d’aimer.

Les larmes de nos enfants avaient été le plus dur. Il avait fallu expliquer, écouter, parler, rassurer. Il avait fallu du temps.

Pêche

Ils auraient pu me mettre dans une vitrine au milieu du salon, entourée de petites lumières qui mettraient mon teint en valeur. Visualise la scène. Et un petit écriteau : « Admirez ici celle sans laquelle notre amour n’aurait jamais pu s’épanouir ». Ou, au minimum : « Avec notre reconnaissance éternelle ». Arrête de rire sous tes lacets, Vert-Bouteille, tu sais bien que je leur ai sauvé la mise à tous les deux ! Ton maître n’était pas foutu de prendre une décision avec ses deux pieds dans le même sabot ! Sans moi, leurs petites affaires auraient pu durer des années. Et puis, c’est moi qui ai dû encaisser un atterrissage forcé sur les lunettes de 44, je te rappelle ! Enfin, ils ne sont pas complètement ingrats quand même, je suis devenu le symbole de leur amour… Tout le monde ne peut pas en dire autant ! Quand tu seras troué, tu finiras à la déchetterie, comme les autres ! Alors que moi, je n’irai jamais.

Anne

Ce que ça avait été dur. J’avais cru que je ne réussirais jamais à remonter la pente. Que je ne referais plus jamais confiance. Que ma vie était foutue.

Ce qui m’avait le plus humiliée était qu’il ne se batte même pas pour me récupérer. Certes, je l’aurais envoyé sur les roses mais ça aurait fait du bien à mon égo si esquinté. Mais non, au lieu de ça, il m’avait annoncé d’emblée qu’il me quittait. Le comble ! Il m’avait privé du seul plaisir qu’il me restait : l’envoyer paître.

Maintenant, je devais avouer qu’avoir découvert le pot aux roses, ou plutôt les chaussures pêches, était la meilleure chose qui pouvait nous arriver. On ne l’aurait jamais reconnu mais la passion avait déserté notre couple depuis bien trop longtemps pour être ravivée. Ses caresses étaient devenues des intrusions, réduisant notre vie commune à un quotidien partagé et à des obligations filiales. J’étais trop jeune pour ne plus aimer et être aimée.

Thomas et Violaine

Putain, le bonheur.

Pêche

Ou alors, m’ériger une statue. Au moins, un agrandissement de moi sur le mur du salon ! Merde, un geste, quoi ! Mais non, rien, ils n’avaient rien fait pour moi, ces petits ingrats. Je pensais, agacée, que jusqu’au bout, il y aurait eu des imprévus dans cette histoire.

 

Anne

J’ai retrouvé quelqu’un. Quelle laide formulation pour dire que mon cœur vibre, que j’ai un sourire béat et que mes nuits sont épuisantes… Surtout un week-end sur deux! Je n’aurais jamais cru ça possible mais je suis heureuse, épanouie. Il m’a fallu un an pour que je me reconstruise, pour que je relève la tête… et croise le regard d’un homme exceptionnel.

C’était vraiment une histoire incroyable : j’avais attendu des mois qu’on daigne s’intéresser à moi…

Texte d’Ariane

Steven descendit du taxi. Ca y est, il était à Paris. Paris et ses Champs Elysées, ses boulangeries, ses grands couturiers, ses macarons. La ville lumière, les Français. Paris. Un rêve de gosse. Il sort de la voiture, attrape sa grosse valise. L’air moite sent la pollution et le goudron. Les automobilistes klaxonnent, des passants pressés le bousculent et pestent contre ses sacs qui envahissent le trottoir. Vite, il pousse la porte cochère et se lance dans l’ascension des nombreux étages. « Charmant studio tout équipé comprenant kitchenette, chambre et pièce à vivre. Appartement parisien typique avec vue sur la Tour Eiffel, au cœur d’un quartier vivant. ». Il avait beau ne pas être bilingue, c’était bien ce qui était noté sur l’annonce, il en était sûr. Il balaya la pièce du regard : un petit frigo, sur lequel était posé ce qui ressemblait à une plaque de cuisson. Un matelas étroit aligné contre le mur et des traces de moisissures sur le mur couleur taupe. Des fils électriques frôlant dangereusement les gouttes glissant le long de l’évier. Le tout devait faire 9m². Il soupira en pensant à la somme ahurissante qu’il avait déjà versée au propriétaire. Surement le prix à payer pour avoir une vue sur la Tour Eiffel. En toute hâte, il grimpa sur sa valise et ouvrit le velux : des immeubles à perte de vue, des bruits de circulation. Il faillit se faire un torticolis mais finit par l’apercevoir : une petite pointe d’acier entre deux immeubles.

Il n’avait pas compris ce qui s’était passé. Il pensait être au pays des libertés, dans la ville d’Yves Saint-Laurent et de Jean-Paul Gauthier. Il était sorti pour échapper à la chaleur harassante de sa chambre. Avait trop bu. Avait été dévisagé. Avait cru qu’on lui faisait du charme. S’était approché pour discuter. N’avait pas compris tous les mots échangés et le pourquoi de leurs rires. Avait accepté leur proposition d’aller dans une discothèque du Marais. Et le voilà la tête dans le caniveau. Les coups pleuvent au rythme des insultes. Ses dents cognent contre le trottoir et des éclats d’émail remplissent sa bouche, l’étouffant. Il avait essayé de se défendre. Il avait tenté de fuir. Il avait cherché à se protéger des coups, se recroquevillant. Maintenant, il voulait juste que la douleur s’arrête. D’ailleurs, il ne sentait plus grand-chose. Il devinait que les craquements réguliers qu’il entendait étaient le bruit de ses os se brisant. Il pensa au jardin de ses parents dans le Minnesota, à sa petite sœur qui courait. Il sourit une dernière fois. Il entendit le clapotis de la Seine.

Et merde ! Il raccrocha le téléphone rageusement. Il avait suffisamment de travail comme ça. La bande de pickpockets de la ligne 1 était revenue et ils avaient enregistré 30 plaintes, rien que dans la journée d’hier. Il n’avait rien contre les meurtres mais le fils d’un grand diplomate fraichement débarqué, ça sentait le moisi. Et bien sûr, ses inspecteurs n’avaient pas la moindre piste. Le gamin était là incognito et son portefeuille avait été retrouvé intact. Battu à mort dans une ruelle, ce n’était pas une bonne image à donner de la France. Il avait intérêt à comprendre très vite ce qui s’était passé mais il ne risquait pas d’avancer avec son téléphone qui n’arrêtait pas de sonner. Et il allait devoir trouver quelqu’un dans ce commissariat qui baragouine suffisamment l’anglais pour interroger ses proches.

– « Un homicide homophobe ? Vous vous foutez de moi ? ». Le divisionnaire s’étranglait au téléphone. L’affaire avait finalement été facile à résoudre. Le médecin légiste avait retrouvé un taux d’alcool important dans son sang et le premier bar du quartier avait été le bon : la serveuse se souvenait très bien de cet américain souriant, à l’accent et aux manières prononcés. Elle avait été étonnée de le voir repartir avec cette bande de mecs aux regards durs et aux sourires glaçants. Elle les avait entendus l’appeler le « suceur de queue ». Elle était physionomiste et proposait de faire des portraits-robots. Il rassura le divisionnaire : on allait retrouver les coupables.

– « Hors de question ! ». Déjà qu’entre les attentats et les grèves, le tourisme était en berne, passer pour des brutes homophobes sur la scène internationale n’était pas au programme. La DGSE allait reprendre l’affaire. Il avait le choix entre obtenir sa mutation à Versailles ou faire la circulation sur le rond-point de l’Etoile. Il raccrocha son téléphone. Il avait une bande de pickpockets à interroger.

Par Ariane

Texte d’Ariane

Déboires d’une thérapie

16 février :

Ai rencontré un nouveau patient aujourd’hui, le cas O. 28 ans, célibataire, opticien. Consulte pour traumatisme : témoin du tsunami en Thaïlande en 2004. Sous prétexte qu’il n’avait aucune blessure, il a refusé à l’époque tout suivi psychologique, arguant que ce n’était pas la mer à boire, que l’eau avait coulé sous les ponts etc. Comme on pouvait s’y attendre, décompensation classique via un fait déclencheur (fuite d’eau importante de son voisin de l’étage supérieur) qui a réactivé le trauma récemment. Objet de la phobie : l’eau.

Le patient m’est envoyé par une consœur de Brest car il vient de déménager « dans les terres ». Que veut-il taire ? Ma pseudo-consœur, manifestement pas lacanienne, travaillait avec lui depuis des mois, en vain ! Selon elle, il s’agirait d’une envie régressive refoulée, celle de se baigner dans le liquide amniotique… du grand n’importe quoi ! Ça saute pourtant aux yeux que cette peur de la mer renvoie à la peur de la mère ! Je refuse d’apporter de l’eau à son moulin et à ses propos imbuvables !

Je sens qu’on va faire un bon travail tous les deux. Ça fera un cas d’étude intéressant pour mes étudiants, je vais leur proposer de parier sur le nombre de semaines nécessaires à ma réussite. J’en ai l’eau à la bouche ! Et je sais ce que je donnerai comme exemple à la journaliste qui doit m’interviewer demain. Je vais devenir célèbre, on dira de moi que je suis la bouée de sauvetage de cet homme ! Les patients vont couler à flot, c’est de l’eau bénite !

8 avril :

La phobie du cas O s’accentue de jour en jour.

En résumé, patient très défensif avec des tendances paranoïdes du fait d’un environnement perçu comme dangereux renvoyant au mauvais sein maternel toxique.

Il a ainsi fait couper l’eau et a jeté par la fenêtre sa baignoire « comme ça, plus la peine de me jeter à l’eau » m’a-t-il précisé sur un ton maniaque, en lutte contre des aspects dépressifs. Il a démissionné de son travail, sous prétexte qu’entendre parler de « verre » toute la journée le rendait malade. C’est évident que le problème réside plutôt dans le mot « paire » (père) mais il refuse toujours d’associer sur ses parents. Même quand je l’interroge sur son ancienne vie en bord de mer, il me répond seulement qu’il a dû déménager car ça le dégouttait. Il a arrêté le sport, à cause de la transpiration qui lui donnait des sueurs froides et il ne se lave plus qu’une fois par semaine, avec des lingettes.

Ça me rend fou, me voilà avec le bec dans l’eau ! Et mes étudiants qui me demandent toutes les semaines où on en est, je ne sais plus quoi leur répondre! Il ne supporte même plus la vue d’un simple verre à peine rempli. Son ancienne thérapeute a essayé de me joindre, que vais-je pouvoir lui dire ? Qu’il ne boit plus que du Coca parce que la couleur et le goût lui semblent les plus éloignés de l’eau ? Et encore, au compte-gouttes!

 

Aujourd’hui, il m’a annoncé qu’il ne sortirait plus, de peur qu’il se mette à pleuvoir, pensant que ça le tuerait et il a demandé à ce qu’on fasse les consultations par téléphone. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Hors de question que je laisse ce trouillard anéantir ma réputation et ma carrière ! De toute façon, je dois l’avouer : je déteste les mauviettes, ceux qui se noient dans un verre d’eau. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir peur de quoi que ce soit alors, d’une goutte d’eau, j’ai du mal à avaler ça ! Heureusement, j’ai une idée pour le guérir. Demain, ce sera le grand jour, c’est décidé : je me jette à l’eau. Aux grands maux les grands remèdes !

19 avril :

Ca y est, M. O. m’a enfin contacté. Dix jours que j’attendais de ses nouvelles mais il parait que les appels sont limités au service des grands brûlés. Certes, pas de peau, il gardera quelques cicatrices mais le voilà enfin débarrassé de sa folie ! Mon plan a fonctionné à merveille, il voue désormais une adoration à l’eau et à ceux qu’il pense être ses sauveurs : les pompiers ! Moi, au moins, je ne me suis pas contenté de discours à l’eau de rose, j’ai agi ! L’inconvénient, c’est que j’ai dû œuvrer en sous-marin, personne n’aurait compris. Mais les vrais héros sont ainsi : ils agissent dans l’ombre pour le bien des autres.

Par Ariane

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