Le passage

Je suis là, allongé sur mon lit d’hôpital. Le verdict est tombé : c’est une leucémie aiguë. Explication : c’est une leucémie qui se déclare on ne sait comment, d’un coup les globules blancs deviennent fainéants, n’arrivent plus à maturité et ne remplissent plus leurs fonctions de protection. C’est bien ma veine. Enfin, ça ou la grippe, à mon âge tout peut être fatal. La bonne nouvelle c’est que ça se soigne. Par contre il faut survivre au traitement, c’est ça le challenge. Entre risque d’hémorragie ou au contraire de caillot, le sang est l’ennemi publique numéro un dans tout le corps. Mais attention, il a des concurrents à l’extérieur. Le moindre rhume, la plus petite angine qui s’infiltrerait dans mon organisme sans défense pourrait remporter la victoire. Il se trouve que je n’ai pas envie d’être une arène de combat pour miasmes, ni une cage d’ultimate fighting pour virus désespérés.

Je crois que l’heure du bilan a sonné. J’ai eu une enfance heureuse avec ma sœur Hilda, je me suis engagé dans la marine à 15 ans, comme c’était la mode à l’époque. Je n’ai pas eu une souris dans chaque port comme le veut l’adage, mes parents, Gaston et Camille, ne m’ont pas élevé comme ça. J’ai fréquenté une jeune fille pendant quelque temps, rien de poussé, on se vouvoyait toujours. Ça aurait pu devenir sérieux mais mes missions m’ont emmené sous d’autres cieux. Plus tard j’ai quitté la marine, je me suis installé en Bretagne et j’ai rencontré chez des amis une jeune veuve mère de trois enfants. La passion des livres et de la lecture nous a fourni un prétexte pour nous revoir. Je ne me voyais pas beau-père de trois marmots traumatisés par le décès de leur père, mais le cœur a ses raisons… Ils ne l’ont pas entendu de cette oreille et m’en ont fait baver des ronds de chapeau… Une fois adultes, leur vie construite, ils ont compris. Ma belette est partie il y a deux ans maintenant, un truc sale aussi. Depuis je fais ma petite vie, je m’en sors plutôt bien, la famille m’entoure, les quelques copains qui restent sont présents aussi, mais le cœur n’y est plus. Alors j’ai décidé de ne pas attendre que ça dégénère. C’est pour cette nuit. Le dernier grand voyage, si tant est qu’il y ait une destination…

J’ai trafiqué la pompe à insuline, je vais pouvoir me payer une overdose pour un dernier trip. Fatal celui-là. Après l’opium à Hanoï, la morphine à Quimper. Je me cale sur les oreillers, éteins la télé, pose ma montre sur la table de nuit. Des gestes tant de fois répétés. Les premières fois, comme les dernières, ont une autre saveur, une intensité plus forte. La pulpe de mon pouce est hypersensible, j’appuie doucement. Je sens le liquide s’insinuer dans mes veines, se répandre dans mon corps, irriguer mon cerveau, inonder mon cœur. Je suis lourd, puis j‘ai l’impression de flotter. Mon cœur ralentit, comme une source qui se tarit, les dernières gouttes de vie s’enfuient.

Adieu.

Par Elle