Texte de Mano – « Meunier tu dors »

Ce qui alerta Henri, c’est ce petit « ploc ». Oui c’est bien çà, çà faisait « ploc ». Ce n’était pas bien compliqué, Henri avait l’habitude. Cela faisait maintenant 10 ans qu’il s’était familiarisé avec tous ces sons depuis qu’il avait complètement remplacé son père comme chef meunier. Alors les bruits qui sortaient de cet antre, il les connaissait. Rapidement, Henri s’élança au fond du bâtiment, appuya sur le bouton du compteur électrique pour couper le moteur qui alimentait toutes les machines. Puis il gravit quatre à quatre les marches en bois et fut rapidement à l’étage supérieur, celui des plansichters. Il vérifia les caisses, leva les yeux vers les châssis. Rien de ce côté-là. Il redescendit vérifier les cylindres, les chaînes à godets.

Ce « ploc », c’était une courroie, c’est sûr. Une courroie cassée, le cuir avait lâché. Ce genre de panne n’effrayait pas Henri. Quelques petits tours de ses mains agiles pour démonter, enlever, remplacer, remonter et la machine pourra reprendre son travail. Mais pour l’heure, Henri décida de remettre la tâche à plus tard. La nuit était tombée. Il s’immobilisa et se laissa tranquillement imprégner par le silence. Sans le bruit des machines, le moulin était une île sur laquelle Henri aimait se poser. Quand les machines travaillaient, leur vrombissement envahissait tout l’espace.

Il secoua sa casquette contre le revers de sa manche, éteignit la lumière et sortit dans la nuit.
Henri, le moulin, c’était sa vie. Il ne l’avait pas choisi. Son père, son grand-père broyaient comme lui le blé, cette céréale en forme d’amande, pour la transformer en farine. L’apprentissage du métier s’était fait naturellement après l’école, les jeudis et les jours de vacances. Le certificat d’études en poche, il était paré pour charger les sacs, réparer les machines. Le contrôle des machines lors du broyage du grain, c’est petit à petit qu’il l’a maîtrisé.

Aujourd’hui qu’il était le seul à gérer l’entreprise, le trajet de l’amande, il le connaissait par cœur. Sous son regard bienveillant, les différentes machines déroulaient inexorablement le même scenario. Nettoyer le grain avec un trieur et une brosse, écraser dans des broyeurs et des convertisseurs, reprendre le mélange dans des chaines à godets sur des élévateurs vers l’étage supérieur, tamiser pour séparer la farine du son, redescendre pour répéter l’opération jusqu’à obtention d’une belle farine blanche qui finira son trajet dans un sac, et plus tard encore dans le four du boulanger.

Cela était toujours un plaisir pour Henri de suivre cette transformation sous le contrôle de ses yeux, ses mains et ses oreilles. Oui, le travail de meunier fait appel à tous les sens, et c’est çà qui lui plaisait, à Henri, avant toute chose. Suivre des yeux le trajet du grain, écouter le bruit des machines et ajuster le réglage, monter à l’étage supérieur suivre les tamis, saisir entre les mains le grain broyé pour vérifier le niveau d‘écrasement.

Troisième coup de manivelle, le camion sortit bruyamment du sommeil dans un bruit de moteur rassurant. Un peu difficile ce matin le démarrage. Henri embraya la vitesse et sortit du village poussivement. Il ne s’agissait pas que ce brave Peugeot Q3A lui fasse des problèmes aussi.
En tournant dans le chemin, ses pensées vagabondaient au-dessus de ce bocage qu’il connaissait si bien. Autant il aimait ses journées dans le moulin, autant il appréciait les virées dans les fermes pour récolter le blé. Les paysans le connaissaient bien, le chargement des sacs se faisait dans la bonne humeur. La récolte avait été bonne, les greniers sentaient la récolte fraiche.

Mais aujourd’hui, Henri était pressé, il refusa le café qu’il prenait habituellement sur le coin de la table de la cuisine. Il voulait rentrer, cette histoire de courroie le turlupinait. C’était comme si elle avait été grignotée par un animal. Des rats ?
Calé confortablement dans le fauteuil de la cuisine, Henri feuilletait le catalogue. Pour toutes les commandes de matériel, mais aussi pour son plaisir personnel, il devait bien l’avouer, Henri était devenu un fidèle lecteur du catalogue Manufrance. Depuis que l’entreprise stéphanoise faisait de la vente par correspondance, le catalogue lui permettait de découvrir, faire des comparaisons, étudier les prix… cela le passionnait.

Voilà ! page 158 ! Piège à rats avec socle en bois. Piège permettant d’attraper les rats. Il vous suffit de positionner la tige métallique après avoir installer un appât sur le support.

Tout en continuant de flâner entre les pages, Henri sentait monter en lui un malaise profond, un sentiment insaisissable qui avait commencé au creux de sa poitrine et était remonté par le cou pour envahir son esprit. C’est René le boulanger, qui le premier, en quelques murmures, avait suggéré que cette histoire, cela ressemblait à de l’envoûtement.

T’as été ensorcelé, mon pauvre. Foutaise ! Qu’est ce qu’il raconte, celui-là. Des histoires à dormir debout. Henri n’y croyait pas du tout. Le seul diable auquel il croyait, c’était son chariot pour porter les sacs de farine.

Il referma le catalogue, se retrouva dehors et commença à compter.

Cinq ! cinq courroies depuis le début du mois. Alors, c’est vrai qu’on était en septembre, le grain avait été moissonné, les sacs entassés dans les greniers des fermes attendaient le meunier et c’était l’époque où l’activité du moulin battait son plein. Et puis, il avait peut être eu tort de changer de fournisseur de courroie.

Tous ces questionnements envahissaient son esprit et il ne lui fallut pas plus d’une semaine pour tomber dans une apathie et un désintérêt. Une semaine que le moulin attendait de vrombir, que les tamis s’impatientaient d’osciller pour secouer la farine. Si on lui voulait du mal, si quelqu’un était jaloux de son travail au point de vouloir lui nuire, alors autant qu’il arrête tout de suite. Il ne se reconnaissait pas lui même. Plus de goût à rien. Cela ne lui ressemblait pas. Et si on lui avait jeté un sort à son moulin, lui aussi subissait la damnation. Il en avait pourtant entendu des histoires d’envoûtement, des histoires de machines agricoles qui marchaient  mystérieusement la nuit, de bêtes qui crevaient dans les étables.

Il avait toujours trouvé çà tellement ridicule. Il faut dire que dans ce bocage, les haies et les buissons permettent aux gens de s’épier, de se jalouser au point de se faire du mal.

T’as été ensorcelé. La phrase résonnait dans sa tête. Il sentit comme un engrenage opérer en lui, envahir les moindres vaisseaux de son corps. Il ne prenait même pas garde aux colonies de rats qui semblaient avoir élu domicile dans cette farine. Vous pensez, une semaine, çà va vite.

Le corps avachi entre deux sacs à l’entrée du moulin, Henri émergea malgré lui de sa torpeur, une lueur lui ouvrit les yeux, descendit le long de ses jambes, celles-ci se levèrent de manière automatique, sans que son esprit sût encore bien dans quelle direction elles avaient l’intention d’aller. Il secoua sa casquette contre le revers de sa manche. Ce geste habituel précédait généralement une action nette et précise. Il sortit du moulin par la porte arrière, en saisissant au passage son paletot.

Approchez, approchez, messieurs, dames. Vous avez devant vous un vrai Peugeot Q3A, modèle que la société Peugeot commercialisa entre 1948 et 1950. 4000 exemplaires qui ont été vendus essentiellement aux artisans. Les 40 ch du moteur de la 203 permettait de transporter des charges de 1400 kg. Il était utilisé par le minotier qui allait chercher les grains dans les fermes et ensuite livrait la farine chez le boulanger. Eh bien, messieurs dames, ce camion-là n’a pas bougé depuis que le dénommé Henri a disparu. Ce moulin a été mystérieusement abandonné il y a quelques années. On n’a jamais retrouvé les traces du meunier.

Les rayons du soleil commençaient à s’infiltrer dans la chambre. Henri ouvrit un œil, se tourna vers la fenêtre et, dans un sursaut, se retrouva assis dans son lit. Où était-il ? Quelle heure était-il ? D’un bond, il fut hors du lit, enfila ses vêtements et se retrouva en bas, la tête encore tout ébouriffée.

Encore ce fichu rêve ! En sirotant son café, il se demandait pourquoi le même rêve s’invitait chez lui presque toutes les semaines. Il s’était endormi hier soir sur cette histoire de rats. Et voilà !

Il s’essuya la bouche d’un revers de manche, enfila son paletot, prit et se casquette et se dirigea vers le hangar. Il fallait qu’il soit à l’ouverture de la quincaillerie.


(Plansichter, ai-je appris de Mano, est « une machine pour tamiser, séparer le grain du son« .)

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Ah! ah!j ‘adore tes commentaires, Francis. Mais oui! la fin est nulle!
Je me suis complètement emmêlé les pinceaux avec la fin! je ne m’en sortais pas. Ce personnage de meunier, c’est un de mes vieux oncles. J’aurais pû écrire des tas de trucs autour de sa vie. Mais voilà, il fallait un truc qui fasse histoire. Je voulais aller plus loin dans les trucs d’envoûtement, mais j’ai tourné en rond. Alors, merci pour le commentaire.
En tout cas, j’ai adoré ce travail, j’ai fait plein de recherches, je suis devenue experte en moulins , à ne pas confondre avec les minoteries, héhé!

Oui, alors, voilà, je voulais faire la même remarque que Francis, mais du coup ça fait réchauffé !
Tant pis, je poursuis : en ce moment, je lis un recueil de nouvelles de Science Fiction très trèèèèès chouette. C’est très hétérogène, chaque auteur a son style, seul le thème (le passage à l’an 3001) crée une cohérence dans le rassemblement des textes, et du coup cela me transporte d’un univers à l’autre, c’est vraiment bien. *
Une des nouvelles qui m’a le plus marquée, c’est justement un texte où il n’y a pas de fin, ce qui laisse le lecteur dans une interrogation qui laisse la place à l’imagination et à la réflexion, la perplexité nous obligeant à inventer la suite, ou le passé, enfin bref, les explications ! Et dans le début du texte (jusqu’à la révélation du rêve), Marie-Noëlle, j’ai vraiment retrouvé cette ambiance, bravo !
A part ça, c’est bien mené, fluide, dans un univers que vous avez bien exploré, chapeau.

* Robert Silverberg et Jacques CHambon présentent « destination 3001 », éditions J’ai Lu – Science fiction

Bravo Mano , vous m’avez ensorcelée 😉
J’ai suivi le parcours du grain et ai imaginé mon grand-père travailler la précieuse farine dans son fournil…merci Henri 🙂
Sur la pointe de mon clavier, je rejoins Francis et Sécotine pour la fin. Rester sur la disparition inexpliquée d’Henri donne un goût de nouvelles fantastique.
J’aime votre beau texte autant que les moulins, merci Mano !