Texte d’Ademar Creach

 

            Aïe. J’ai mal aux cheveux. J’ai beau avoir l’habitude, le réveil est toujours aussi douloureux. Apparemment, je me suis écroulé sur le canapé, reste plus qu’à me lever. Enorme, je suis de plus en plus énorme. On dirait que je me suicide à l’alcool et à la nourriture depuis la mort de Guillaume. Mais je suis toujours debout. Malgré les accidents. Malgré les provocations. Malgré les excès.

Cette pièce me semble bien petite. Faut dire que je ne me rappelle plus trop où je suis. Ni ce qu’il s’est passé. J’ai bu, mais à part ça… Je ne sais plus trop le jour, l’heure et le lieu. Tout juste qui je suis. Ah, je suis apparemment dans une caravane. Je sors, il y aura bien quelqu’un.

Non, personne. Des caravanes, des câbles, une rue. Je tomberai bien sur quelqu’un en ville. De toute façon, faut que je mange. Ce n’est pas une cuite qui va me couper l’appétit.

 

Il remonte donc la rue. Bizarre. Personne. Où se trouve-t-il, nom d’un chien ? Et quel jour? Sûrement dimanche… mais, il verrait au moins les bigotes qui vont à l’église… sauf qu’il ne voit pas de clocher. Une ville sans clocher. Hum. Les magasins sont fermés… enfin, il ne voit rien à travers les vitres un peu sales. Et ces enseignes ? Il a remonté le temps ou quoi ? Un barbier ? Un maréchal-ferrant ? Décidément, il a trop bu hier soir… pas moyen de se rappeler où il est. Et quand. Autant voir le bon côté des choses : personne pour le voir, et personne ne semble l’attendre. Donc, il n’est même pas en retard. Il n’est peut-être pas en état de comprendre seul ce qui se passe, mais il est en état d’en profiter. Ne rien faire. Il continue à déambuler les mains dans les poches. Il commence même à siffloter. Il tourne dans la rue à droite. Toujours personne. Peut-être est-ce un jour férié, ils sont tous partis à la campagne ? Il continue sa promenade. On dirait un jardin public là-bas. Sera-t-il capable de supporter les cris des enfants, il les entend déj….ah non, en fait, il ne les entend pas, il n’entend rien. Il entre et s’effondre sur le premier banc. Décidément, c’est louche : depuis quand les enfants ne jouent plus dans les squares ensoleillés le dimanche, ou les jours fériés ? Il réalise peu à peu que non seulement il n’y a pas d’enfants, mais pas d’adultes, ni de chiens. Rien. Où sont-ils donc tous? Il se demande vaguement ce qui a entraîné l’évacuation de la ville et, surtout, comment on a pu l’oublier, lui. Avec la place qu’il prend. Le nom qu’il a. A moins qu’il n’ait prévenu personne qu’il allait cuver dans une caravane….Il s’assoupit.

La faim, et la soif, le réveillent. Il doit comprendre. Et manger. Il va frapper à une porte. Aucune réponse. Il prend une autre rue, qui bizarrement ne semble mener nulle part. Elle est fermée par un grillage. Perplexe, il essaie de remonter le long de ce grillage. Depuis quand une ville est-elle entourée d’un grillage ? Il se sent enfermé et il déteste ça.

Enfin, un bruit au loin. Un aboiement. Premier signe de vie depuis qu’il s’est levé. Il aperçoit un gros chien de l’autre côté du grillage…. Tenu en laisse par un agent de sécurité. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ils l’ont enfermé ? Dehors ? Le garde le regarde d’un air ahuri :

– Mais, Monsieur, qu’est-ce que vous faîtes-là ? Ils sont tous partis, vous ne devriez pas être ici !

– Où ? Qui ? Je ne comprends rien !

– Vous ne vous souvenez plus ? C’était le dernier soir hier, vous avez fait la fête pour le célébrer.

– Non… Mais on est où ? Pourquoi personne n’est dans les rues ? Ils cuvent tous?

– Mais, Monsieur, ce ne sont pas des vraies rues.

– Hein ?

– Ici, c’est le décor qu’ils ont reconstruit pour toutes les scènes d’extérieur. Moi, je suis chargé de surveiller le site, pour que le décor reste en l’état pour les raccords. Hier, c’était le dernier jour du tournage. Vous avez fait la fête avec toute l’équipe du film.

La mémoire lui revient. La fête. Le film. Il était tellement bourré qu’il a préféré retourner s’effondrer dans sa loge sur roue. Sans même remercier le gardien, il fait demi-tour. Il regarde mieux les maisons, factices. Souvent, uniquement des façades. Non, mais quel idiot. Il en tient une bonne. Il n’a même pas fait attention. Cela explique les vieux métiers, l’absence d’église. Bon, il ne sait toujours pas exactement où il est… ni comment rentrer. En fouillant sa caravane, il trouvera bien son téléphone et pourra appeler quelqu’un. Il refait tout le chemin inverse et aperçoit au loin plusieurs caravanes. Sur la porte de la plus grande, son nom. Gérard Depardieu.

Par Ademar Creach

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C’est Ademar Créach qui fait sans doute la parfaite synthèse, ce mois-ci, entre ceux qui ont choisi de placer leur texte dans un contexte réel, et ceux qui ont choisi de le placer dans un contexte imaginaire : ici c’est du deux en un, en quelque sorte ! Car tout est vrai, et tout est faux à la fois, puisqu’il s’agit d’un décor de cinéma. C’est un texte à la fois touchant (évocation sans surenchère de la mort du fils) et humoristique, avec cette chute que je n’ai pas vue venir, qui personnalise le vagabond. Les effets de la cuite monumentale permettent de faire passer ce qui semblerait « bizarre » si le personnage était en pleine possession de ses moyens (ne pas réaliser qu’il n’y a que des façades, par exemple), et le texte apparaît donc parfaitement cohérent et la chute en est assez réjouissante.

Pour ma part, j’ai trouvé intéressant ce début de texte au « je », puis le fait de repasser à une narration extérieure. Là aussi, c’est du « 2 en 1 », deux points de vue, l’un plus perso, l’autre plus extérieur, dans le même texte. Du coup, je me dis que ça serait intéressant à garder, comme dispositif, tout au long du texte. Faire revenir, de temps à autre, des petites incises au « je », plutôt que de garder la narration extérieure tout du long, donnerait à mon sens une narration un peu plus dynamique et accentuerait le décalage (intéressant et attachant) du personnage face à la situation.

Merci Gaëlle pour ce retour… qui m’encourage grandement!
J’avais essayé de revenir au « je » plus bas dans le texte… et j’avais du mal. Cela ne « coulait » pas. Et comme la première version était beaucoup trop longue, je ne me suis pas entêtée… mais je suis d’accord, je pense qu’il aurait été mieux d’alterner.

Héhéhé… Si c’est une idée que tu as déjà eue, et que je te la re-souffle en commentaire, y’a pas à dire, c’est qu’il faut creuser 😉

Trop drôle la chute, je n’avais rien deviné !

Quelle chouettes idées! Dépardieu, les décors pour la ville vide, génial!! J’aurais juste adoré deviner son identité et la confusion du lieu vide avec encore moins d’infos, que ça claque en une ou 2 phrases finales…mais je suis enquiquinante, et je salue encore l’originalité de l’idée

Merci! J’ai toujours du mal à ne pas trop en mettre, à trop expliquer, que ce soit pour ce texte-là ou pour d’autres (et celui-ci était beaucoup trop long dans sa version initiale)… et je n’arrive pas encore à « claquer ». A travailler donc! Mais je suis contente que vous ayez apprécié la surprise de la chute…

C’est super intéressant, ce travail « d’efficacité », de précision et de ne pas « trop en dire ». Je suis en train de corriger un manuscrit, en lien avec une éditrice, en ce moment: elle coupe « sévère », des petits bouts de phrases, des mots… Partout. Et force m’est de constater que la plupart du temps, elle a raison. Je grommelle ( 😉 ), parce que j’ai déjà effectué beaucoup de travail de « réduction » sur ce roman. Mais en même temps, je jubile, parce que je sais que le texte ne va en être que meilleur. Et quand on parvient à « claquer », justement, quel plaisir! Tu vas y arriver!

Comme Schiele et Gaëlle, je suis pour la claque finale ! J’adore tomber des nues en tant que lectrice à la fin d’un texte. Je suis persuadée que tu vas y parvenir sur ce texte très original !