Texte de Aravis

Seul au monde

Un café serré me fera le plus grand bien. Je ne déteste pas les nuits agitées surtout en bonne compagnie, mais ce genre de nuit câline qui s’éternise jusqu’au petit matin m’a laissé groggy et je me complais dans mes limbes à revivre le moment où hier soir, Selma et moi, nous goûtions le calme sidéral qui régnait sur la campagne alentour, pas un bruissement de feuille n’osait troubler le silence. C’est dimanche, j’émerge doucement de ma gueule de bois. Mais je n’entends aucun bruit autour de ma petite cahute. Aucune trace de Selma. Envolée, partie en douce ! Aujourd’hui c’est moi qui suis planté ; chacun son tour mon pote, on ne peut pas toujours être gagnant. Dommage, cette fois j’y croyais pourtant avec Selma. Bon, je vais appeler Fred, on pourrait se faire un brunch au Zigzag et un cinoche et avec un peu de chance retrouver la bande de l’autre soir au Canon du 11ème … et la belle Marianne, qui sait ? Allez, un café une douche et je décolle. Merde, impossible de joindre Fred et il ne rappelle pas ce con ! Pareil avec Marc et Manu. Tant pis je me casse, on verra sur place ; la campagne « alone » c’est pas mon truc et puis le désert vert, les étangs et la nature ça va cinq minutes mais sans les potes, je meurs.

Ça roule drôlement bien ce matin. Me voilà déjà sur l’autoroute, à cette allure dans vingt minutes je suis à Paris et c’est si vide que je me demande si je n’ai pas pris une entrée restée ouverte par erreur. Ça se confirme, toujours personne, ni devant ni derrière ni dans l’autre sens. J’arrive sur le périf, aucun barrage mais pas un chat non plus. Après le désert vert de tout à l’heure, c’est le désert gris. Pierre et bitume, impression d’arriver dans un no man’s land près d’une cité, gens terrés chez eux ou ombres qui font le guet, écouteurs vissés aux oreilles. Tiens, je vais mettre de la musique. Un Stromae me détendra. Alors on danse !

Rues désertes à Paris aussi ! Je rêve ou quoi ? Il est 11 heures, il fait jour. Y a vraiment un problème. On récapitule : Selma disparue, j’appelle Fred, X, Y, personne ne répond. Au secours ! Bon, on se calme, je vais aller au commissariat, eux ils vont m’expliquer ; j’ai dû passer à travers des mailles, louper des infos. Ou bien je suis passé dans un monde parallèle !

Évidemment chez les flics, idem ; je suis entré et il n’y avait personne à l’intérieur, je pouvais me balader partout dans les bureaux. Je devais me rendre à l’évidence, j’étais seul. Mais enfin pas seul au monde quand même, c’était impossible ! Est-ce qu’il s’était passé un truc dingue qui avait paralysé – non, atomisé et évaporé tout le monde ? Tous rendus invisibles ?

Bon, trêve de science-fiction, je commence à avoir faim moi. Je fonce au Zigzag m’avaler un brunch ; je ne vais pas me gêner pour me servir ! Il faut que je reprenne des forces.
Là-bas je me suis goinfré de viennoiseries, de crème renversée, j’ai pioché dans les fruits frais tout épluchés – ananas, mangue, kiwi, clémentines et fraises – un régal. L’idée m’a effleuré – je l’avoue – que tout ce que je me payais ici gratis, je pouvais me l’offrir ailleurs. Tu imagines ? Les fringues de luxe dont je n’ai même jamais osé rêver, les bijoux de la Place Vendôme : « Journées portes ouvertes chez Dior et chez Boucheron » ! J’allais en profiter. Une fois la panse pleine, j’ai recommencé à gamberger : en fait, j’ai peut-être été drogué et pendant que je dormais dans mon nid d’amour il y aura eu une évacuation d’urgence de la population ; vers quelque part loin d’ici, à l’étranger peut-être. Des millions de réfugiés ! Et moi, pauvre type oublié ; je m’imaginais élu avec une mission. Mais au fait quel jour est-on?

Il fallait absolument que je me rende au cœur de la ville, sur les Champs-Elysées. Au volant de ma petite voiture, j’ai vraiment flippé, j’ai été pris d’une angoisse violente – l’Etre et le Néant en cinémascope -, je vivais dans mes tripes une solitude glaçante : pas une âme, aucun bruit d’hélico au-dessus de ma tête, un vide sidérant qui m’aspirait tel un trou noir. Bien loin du vertige qu’on peut ressentir en plein désert, seul sous l’immensité de la voute céleste. Là, je me sentais retourné comme un gant et la ville ressemblait à un être vidé de sa substance, vidé de sa chair et de son sang. Plus rien ne circulait, aucun cœur ne battait plus. Il n’y avait plus que des façades inertes. A quoi bon des diamants s’il n’y avait personne pour les partager ?

Arrivé Place de la Concorde, je frissonne. Ce que je découvre dépasse l’imagination.

Par Aravis

0 0 votes
Évaluation de l'article
5 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Le texte d’Aravis met en scène un personnage bien campé, avec son caractère, son style bien à lui, et ça fonctionne tout à fait. Un personnage attachant, parce que pas « lisse », qui trouve dans cette solitude, en première intention, une bonne occasion de profiter. Il y a quelque chose de joyeusement transgressif, dans son attitude. Finalement, est-ce que nous ne rêverions pas tous d’être un jour « open bar » dans une ville offerte ? Je trouve que le mélange de jouissance et d’angoisse de cette situation est assez bien rendu. Il y a là aussi de jolies formules parlantes (« l’être et le néant en cinémascope », j’adore !). Et le choix d’une fin qui ne révèle rien est un choix audacieux, plutôt malin, je trouve, même si ça a un petit côté frustrant pour le lecteur !

La fin, cependant, parlons-en… ! Je trouve plutôt intéressant de ne pas livrer au lecteur le fin mot de cette affaire (finalement, on s’attache à ton personnage, c’est ça le fond du texte, je pense, pas forcément le mystère de la situation). Néanmoins, je pense qu’il faudrait réfléchir à la formulation/la façon d’amener cette non-révélation. Tel que c’est là, on a le sentiment d’un texte tronqué, c’est dommage. Ta phrase de fin ressemble davantage à une phrase de transition, et du coup ça tombe un peu à plat. Il faudrait réfléchir à la manière de transformer cette fin, pour que ça en soit vraiment une, même si elle n’est pas « éclairante ». A voir… On peut imaginer que le personnage s’évanouit (et ne peut donc pas raconter), on peut imaginer que ce qu’il voit est tellement sidérant qu’il fait demi-tour d’emblée et se promet de ne jamais en parler… (ce ne sont que des exemples, à toi de trouver ta façon de faire!). Mais je pense vraiment que cette fin mérite d’être retravaillée, tout en gardant son principe, et ce d’autant plus que ce personnage, ce texte, ont un vrai « ton » qui ne mérite pas d’être tronqué à la fin !

On a trop envie de savoir ce qui se pace place de la Concorde, la suite, la suite, la suite !!

Moi aussi, je veux savoir la suite! Même si on peut ainsi laisser travailler son imagination. Je suis d’accord avec Gaëlle, on s’attache à ce personnage… parce qu’on « l’entend » grâce au style utilisé, plutôt oral et qui renforce la proximité.

Je veux la suite aussi ! Mon imagination est trop limitée 😉

j’adore l’idée d’être laissée en suspens à la fin ( pour moi la place de la concorde est remplie de zombies, mais c’est ma marotte du moment). J’ai apprécié le rythme du texte qui ne laisse aucun temps mort. Juste le mélange temps passé/présent m’a un peu décontenancée par moment