1898 (Mars) – Léonce – par Khéa

Paris, mars 1898
L’après-midi avait cédé sa place au début de soirée, Léonce quittait son lieu de travail, le siège social de la Société Générale au 54 rue de Provence dans le 9e arrondissement. Arrondissement qu’il avait vu évoluer en quartier d’affaires avec l’implantation des grandes banques, des compagnies ferroviaires, des grands magasins qui faisaient le bonheur de ces dames, au détriment de celui du portefeuille de leur mari et, ou, amant. La réunion enfumée, houleuse sur les crédits à court terme pour les industriels et négociants qui avait clos cette journée lui avait donné la nausée. L’air était doux, le printemps prenait ses aises, rentrer à pied lui ferait le plus grand bien. Il n’habitait qu’à quelques centaines de mètres, un appartement confortable au 1 rue Bleue, d’un immeuble bourgeois.
À son arrivée, la concierge était sous le porche, à nettoyer les pavés à grande eau que le chien de Madame du deuxième étage avait encore souillés et contre lequel elle maugréait vigoureusement des promesses d’empaillage. La résonance des pas de Léonce et de sa canne sur les pavés l’interrompirent dans sa litanie ; elle se redressa pour le saluer, tout en luttant pour recouvrer un visage affable. Il lui rendit la politesse d’un signe de tête, sans vraiment la regarder, pénétra dans l’imposant hall d’entrée de l’immeuble et partit à l’ascension du grand escalier jusqu’à son appartement, au troisième étage, l’étage de la moyenne bourgeoisie.

Dans ces immeubles bourgeois, plus on gravissait les étages, moins le statut social était élevé jusqu’à finir dans une chambre de bonne, sous les toits. Léonce avait passé la première partie de sa vie auprès de ses parents, dans un appartement à l’étage des foyers modestes, le cinquième, aux plafonds moins hauts, avec la visite régulière du propriétaire qui venait chercher son loyer directement, de la main à la main. Être descendu de deux étages faisait l’orgueil de Léonce, symbole de son évolution sociale.

En atteignant le palier du deuxième, il ne put s’empêcher de frapper un peu fort sa canne sur le sol, un aboiement aigu et intempestif se déclencha instantanément. L’image de l’aboyeur en trophée empaillé, exposé fièrement dans la loge de la concierge, grande chasseresse de souilleurs de pavés remplaça celle de ses collègues ventripotents, crachant la fumée nauséabonde de leurs cigares. La dernière volée de marches gravie, Léonce fut enfin chez lui. Il accrocha son chapeau, se débarrassa de sa jaquette, dénoua sa cravate Régate. Malgré l’heure avancée, il n’avait pas faim, il dînerait plus tard. Le retour à pied n’avait pas tout à fait chassé la nausée.
Il prit le numéro de mars du Chasseur Français et celui du Journal des économistes sur le guéridon en marqueterie Boulle, s’installa dans l’un des deux fauteuils crapaud du salon, toujours le même, le plus proche de la cheminée et de la fenêtre. Fauteuil qui avait perdu de sa superbe au cours de toutes ses fidèles années à recevoir le fessier et le dos de Léonce, élimé à ces endroits stratégiques, son velours bronze avait viré à un vert moins noble sous les attaques de la lumière du jour dues à son poste en première ligne près de la fenêtre. Léonce reposa le Journal des
économistes. Ce soir, il était las des chiffres, des actions, des statistiques du marché financier. Il choisit l’option de se changer les idées avec l’épluchage des petites annonces matrimoniales du Chasseur Français. C’était un florilège de veufs, de célibataires, de coureurs de dots, de parents espérant caser l’incasable, de filles mères à la recherche du bon samaritain ou du pigeon,… une annonce lui fit soulever un sourcil perplexe :

Quel est monsieur, âgé, sans famille, distingué et riche qui voudrait reconnaître charmant garçon de sept ans très intelligent, de père renommé décédé et de mère très distinguée, très bien, qui élève son enfant et qui ne veut pas se marier étant peu forte. Elle reconnaîtrait volontiers son enfant avec ce monsieur. – Écrire à porteur Bon exposition D7, 884 poste restante, Le Perreux (Seine).

Dans un soupir dédaigneux, il referma le journal et se focalisa sur son estomac… il n’avait vraiment pas faim. Le fauteuil le retenait, la journée avait été longue. Il se sentait poussiéreux, élimé comme son fauteuil.
 Léonce s’était ennuyé toute sa vie. Une carrière ennuyeuse, derrière un bureau, débutée en tant qu’assistant comptable à la Société Générale ; il avait gratté un peu, parfois un peu plus, la tête de ses collègues pour avoir de l’avancement. Une technique qui l’avait mené au poste de directeur financier. Son mariage avait été tout aussi ennuyeux, comme ses enfants partis vivre en province qu’il ne voyait plus. Il ne s’était jamais senti l’âme d’un mari, encore moins celle d’un père. On lui avait dit “à mariage ennuyeux, veuvage joyeux”. Il n’y avait trouvé que des maîtresses assommantes, moins désirables que désireuses de se faire épouser par ce veuf au compte en banque très séduisant.

Il retourna à la page des petites annonces matrimoniales, relit cette intriguante annonce. Il n’avait aucunement l’intention de se remarier, surtout pas avec une femme beaucoup plus jeune que lui, c’était l’assurance d’être un portefeuille coiffé de cornes. Quant à assumer l’enfant d’un autre, c’était un concept totalement abstrait pour Léonce. Mais cette annonce taquinait sa curiosité. Qui l’avait écrite ? La femme ? Un membre de sa famille ? Et cette adresse ? Pourquoi ne pas faire suivre tout simplement au journal ? Il en émanait un parfum ambigü, démarche sincère d’une mère désirant le meilleur pour l’avenir de son enfant ou piège pour un vieux pigeon ? Léonce se laissa emporter, sûrement pour la première fois de sa vie, par une impulsion, celle de chahuter cette monotonie bien ancrée. Il se leva, s’installa à son bureau, saisit une feuille de papier à lettre, la pointe de la plume se couvrit d’encre bleue… il lui fallait trouver les mots pour provoquer l’envie d’une réponse à la lettre qu’il allait envoyer à cette adresse mystérieuse.

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Parmi les quelques réponses à son annonce, celle-ci avait la préférence de Félix. Appuyé sur le manteau de la cheminée, il la relit à voix haute à sa femme Anceline et leur fille Amélie, installées sur le canapé défraîchi imitation Napoléon III :

“Veuf depuis de nombreuses années, n’ayant eu le bonheur d’être père votre annonce m’est apparu comme un signe du destin.
Je suis à l’âge dont on dit qu’il est celui de la sagesse.
 J’ai acquis un grand confort financier grâce à une très belle situation dans le monde de la banque.
Je ne forme pas le vœu de me remarier, je ne peux briser la promesse faite à ma regrettée bien-aimée, le jour de son dernier souffle, de lui rester fidèle. Elle m’a été injustement enlevée, bien trop tôt, me laissant dans la plus grande des douleurs, avant que nous ayons pu fonder une famille.
Après ces longues années de solitude, mon désir le plus cher est d’accueillir en mon cœur et sous ma protection un orphelin de père.
Je lui transmettrai les valeurs qui font devenir un homme respectable, lui offrirai la meilleure des éducations, ferai de lui quelqu’un d’influent dans la société, l’entourant et le guidant avec la plus grande bienveillance et affection paternelle.
Votre enfant a sept ans, l’âge de raison dit-on ; vous le dites intelligent, il suffirait de bien l’enseigner, pour qu’il sache gérer, faire fructifier la fortune dont il pourrait être l’héritier dans l’éventualité où mon cœur le reconnaîtrait en tant que fils. Il n’y aurait alors plus qu’un pas à franchir, celui de lui offrir mon nom. »

Félix mit sa lecture en suspend pour offrir l’opportunité à ses dames de manifester une réaction, à savoir celle de l’enthousiasme, voire de le féliciter de son ingénieuse idée de petite annonce. Anceline, la tête légèrement penchée, était concentrée sur son ouvrage, la broderie d’un caraco en batiste ; l’aiguille filait légère, habilement menée avec délicatesse par les doigts de la brodeuse. Elle gardait un mutisme entêté, celui de son absolue réprobation pour cette annonce passée par son époux, le chef de famille. Celui qui avait dilapidé sa fortune, héritage de son père. Elle était écœurée par ce stratagème pour ferrer un poisson destiné à renflouer leurs finances que Félix s’empresserait de remettre à zéro. Le fait qu’il impliquât leur fille, ne révoltait pas Anceline plus que cela ; celle-ci y trouverait son compte si un poisson imprudent et crédule mordait à l’hameçon.
Elle leva les yeux vers Amélie qui affichait un air de profond ennui, balançait un pied comme une enfant gâtée, impatiente de sortir de table. Une enfant de vingt-huit ans. Leur fille n’en avait jamais fait qu’à sa tête, son père répondait à chacun de ses caprices depuis sa plus tendre enfance. Elle avait un passe-temps favori, courir la campagne à cheval pendant les mois d’été au Perreux, berceau natal de la famille maternelle. À l’âge où les jeunes filles se mariaient, elle avait fait sa tête de mule. Le mariage ne la tentait pas et il fallait bien se rendre à l’évidence que le mariage ne l’était pas plus par elle. Anceline en éprouvait une profonde déception. Elle se résignait à l’entêtement de sa fille comme à son physique où la beauté et le charme brillaient par leur discrétion. La génétique avait parlé, faisant la part belle à Félix, Amélie avait hérité de ses cernes irréductibles responsables de sa mine constamment fatiguée.

La raison profonde de la très forte contrariété d’Anceline était le petit, Siméon, tellement gentil et si intelligent. Elle veillait sur lui depuis son premier cri. Amélie avait de l’affection pour son fils, mais les soins et l’éducation d’un enfant relevaient d’un mystère qu’elle ne cherchait pas à percer. Elle n’avait jamais révélé qui était le père, de peur qu’on la maria contre son gré ou que cet homme se fût empressé de disparaître de sa vie après ce moment d’égarement.
Anceline avait attendu la naissance comme on attend le printemps.
 Félix était entré dans une colère noire en apprenant l’état de sa fille, colère qui lui était vite passée, la pauvre enfant avait sûrement été abusée. Il avait paré à l’urgence, sauver la réputation de sa fille. Il fit courir la rumeur que le père de l’enfant était un homme influent dont il ne pouvait dévoiler le nom. Un homme d’une renommée aussi grande que son honnêteté, qui était sur le point d’épouser Amélie lorsqu’il était mort brusquement d’un infarctus. La vie pouvait être impitoyable.

Un peu plus de sept ans s’étaient écoulés et voilà déjà presque deux ans qu’ils avaient dû quitter leur bel appartement bourgeois du faubourg Saint Marcel à Paris. Il avait été impératif de le vendre pour éviter la saisie. N’ayant aucune autre possibilité de repli, ils étaient venus habiter au Perreux, où rien n’avait filtré de leur faillite. C’était leur maison de villégiature, comme aimait se vanter Félix à leurs connaissances, lesquelles s’empressèrent de leur tourner le dos en même temps que leurs finances s’envolaient dans les paris de courses hippiques à Auteuil. Mais ce n’était qu’une maison toute simple dans un coin de campagne, loin de la ville, sans grand confort.

Félix ne s’attarda pas sur le silence de sa femme et sa fille, leur avis n’avait pas d’importance. Il allait passer à la suite de son stratagème.
 Il envoya la réponse à Léonce. Un lettre dans laquelle il expliquait longuement la situation de leur pauvre fille. La mort de cet homme, tant aimé, père de son enfant, l’avait anéantie, la laissant faible, une langueur triste ne l’avait plus jamais quittée depuis ce terrible jour. Mais malgré son état, elle élevait son enfant avec tout le courage et l’amour dont une mère est capable. Leur fille était un modèle de dignité et de respect.
 Malheureusement, toute leur affection pour cet enfant ne pouvait suffire à assurer son avenir. Lui-même, ainsi que son épouse, profondément atteints par le chagrin de leur fille, sentaient leur santé décliner. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ils avaient été victimes de mauvais conseils en placements qui les avaient menés au bord de la ruine les obligeant à un train de vie modeste.
 Son petit-fils était un enfant qui méritait le meilleur et le meilleur serait un père, un homme à la situation bien stable, débarrassé des tourments de la jeunesse, responsable, au cœur généreux. La lettre de Léonce avait éveillé en eux l’espoir que leurs prières avaient été entendues.

Après quelques échanges de courriers, entre la boîte postale et le journal qui transmettait, date et lieu du rendez-vous furent convenus. Ils se rencontreraient chez la cousine de son épouse qui demeurait boulevard de Sébastopol, où ils séjourneraient une quinzaine de jours à l’occasion de Pâques.

Le vieux poisson était donc attendu pour le thé, agrémenté de quelques gourmandises, chez la cousine Henriette, le dimanche 17 avril sur les coups de 16h.

Et ce jour arriva.

Siméon n’avait jamais vu son grand-père aussi agité. Agitation à laquelle il ne comprenait pas grand-chose. Le piaffement et l’énervement grandissants de Félix devant la mauvaise volonté de sa mère, le détachement dédaigneux affiché de sa grand-mère le faisaient se tenir à distance.
Il se réfugia sur le tabouret du piano, à côté de la cousine, installée sur le bord de la bergère. Solidaire de l’incompréhension de Siméon face à cette histoire de petite annonce, elle regardait cette scène avec un amusement non dissimulé, n’en perdant pas une miette. Ce cousin gesticulant et cancanant des consignes la fit penser aux canards se disputant les bouts de pain jetés dans leur mare par des promeneurs. Elle en fit profiter discrètement Siméon qui ne put s’empêcher de rire à cette pertinente comparaison.
Siméon aimait beaucoup cette grand-cousine. Il l’appelait “Henriette, pomme de reinette” parce qu’elle était ronde et sentait bon comme les fleurs du pommier du jardin au printemps. Elle était toujours de belle humeur. Quand elle souriait, des fossettes apparaissaient au milieu de ses joues rondes. Elle chantonnait tout le temps, ne criait jamais, riait pour le plaisir, et faisait de bonnes tartes au sucre. Elle venait s’installer chez eux de début juillet à mi-août au Perreux, la seule période où elle aimait la campagne. Ensuite elle partait retrouver Paris. C’était une fête lorsqu’elle était là, elle passait beaucoup de temps avec lui. Contrairement à sa mère qui partait des journées entières, à cheval, dans la campagne, ou à pied avec le chien et certains fermiers pour aller à la chasse depuis qu’ils habitaient dans cette maison qu’il n’aimait pas trop. Elle était petite, vieille et sentait le moisi, cette maison, même si sa grand-mère faisait de beaux bouquets de fleurs des champs pour égayer l’intérieur sombre et ouvrait grand les fenêtres pour laisser entrer le soleil.

Il avait remarqué qu’Anceline était moins aigrie lorsque sa cousine était là, il lui arrivait de sourire comme avant le déménagement ; quant à son grand-père, il ne savait pas ce qu’il faisait, il ne l’intéressait pas, ce qui était réciproque.
 Félix cessa de s’agiter brusquement. Un coup sec avait été donné à la porte d’entrée. L’horloge sonna quatre fois. Il se dépêcha d’aller ouvrir. Henriette se leva, Siméon descendit du tabouret et se mit derrière elle. Sa mère et sa grand-mère se tenaient debout, attendant de saluer ce visiteur, raides comme deux sentinelles.

Un monsieur, très élégant, fit son entrée dans le salon, suivi de Félix. Il portait un beau costume gris clair, un haut de forme assorti, une canne au pommeau en ivoire ciselé. Il avait une moustache et une barbichette fine. Siméon le trouva plus vieux que son grand-père, il avait “le poil blanc” comme disait sa mère.
En entrant, Léonce fut frappé par ce qu’il vit ; il eut un moment d’arrêt, était déstabilisé. Elle était magnifique, il ne se rappelait pas depuis combien d’années il n’avait rencontré une telle femme. Il en était chamboulé. Félix ne vit rien de son trouble et fit les présentations.
Léonce salua d’abord Anceline d’un baisemain léger, il sentit la main délicate entre ses doigts, ensuite Amélie, sa main était sèche et maigre et finit par Henriette, il eut envie de s’attarder sur sa main légèrement potelée et douce.
 Siméon sentit une main dure et noueuse le pousser vers Léonce. Son grand-père le présenta avec une fierté larmoyante qui fit toussoter avec insistance Anceline, Amélie essuya une larme imaginaire et Henriette eut envie d’applaudir cette prestation. Les salutations faites, il invita Léonce à prendre place dans le meilleur fauteuil du salon, celui en face de la bergère où Amélie et Siméon s’installèrent, ce qui faisait partie de sa stratégie. Lui et Anceline prirent les deux fauteuils libres, de chaque côté de Léonce. Félix n’avait pas inclus Henriette dans son plan, elle était un peu trop exaspérante de joie de vivre, et il fallait attendrir, émouvoir le vieux pas le faire rire. Il la considérait incapable de comprendre l’enjeu de cette rencontre, un peu oiselle la cousine.
Henriette se tint donc à son rôle d’hôtesse avec le sourire. Elle fit le service, remplit les tasses de thé au jasmin, proposa les gourmandises, petites viennoiseries, tartelettes au sucre et biscuits. Léonce ne la quittait pas des yeux, ne perdait pas une miette du spectacle gourmand qu’elle lui servait sans qu’elle en eût conscience. Il sentait son parfum sucré lorsqu’elle s’approchait, le frôlait, elle réveillait son appétit.
Félix s’était lancé dans un monologue sans intérêt que Léonce suivait en attrapant un mot par-ci, un autre par-là. Méthode qu’il avait développée par expérience dans son métier, il avait appris à ne pas se perdre dans le bavardage de ses clients et de ses collègues. Il était question de la grande dépression de sa pauvre fille, de ce petit si intelligent et gentil, très très bien élevé dont tout le mérite revenait à sa mère qui avait su rester digne face à sa situation de mère sans père pour son enfant, une grande souffrance pour eux tous, etc.

Cet homme était pathétique de ridicule. Léonce avait compris la situation au premier regard. Il était dans le rôle du pigeon. Il savait reconnaître un roublard, c’était monnaie courante dans son métier. Sa femme était visiblement hors de toute cette histoire, elle gardait un air pincé, dédaigneux et soupirait d’ennui ou de réprobation, ce qui agaçait le vieux et par ricochet l’amusait lui. La fille s’efforçait de figer un air tristement absent sur son visage sans grâce ni laideur. On était bien loin de la description de l’annonce. Elle parlait de son petit garçon pour lequel elle souhaitait le meilleur, c’était son vœu le plus cher. Il y avait une certaine affection chez cette mère mais il ressentait fortement la méconnaissance de son enfant.
Il chercha le petit des yeux. Il était assis raide en face de lui. Félix capta le regard de Léonce sur Siméon et en profita pour passer à une autre offensive. Il demanda le silence d’un air mystérieux à l’assemblée et invita son petit-fils à venir au milieu du salon. L’enfant obéit à son grand-père et se retrouva sur le devant de la scène, petit comédien mal à l’aise dans son costume un peu serré. On lui avait fait apprendre un poème en l’honneur de la venue de ce vieux monsieur riche, Premier sourire du printemps de Théophile Gautier.
Il était mal à l’aise, les yeux fixés au sol, se balançait d’un pied sur l’autre en le récitant sans chaleur, la voix étranglée, il butait sur les rimes croisées. Léonce arrêta le massacre en applaudissant et en le félicitant. Siméon lui en fut reconnaissant et honteux de sa piètre prestation. il jeta un regard rapide vers son grand-père, Félix essaya de cacher son agacement derrière un “ah ce petit, vous l’impressionnez, il vous aime déjà”. Il préféra retourner s’asseoir sur le tabouret du piano. Henriette passant par là, lui fit un bon gros baiser sur la joue pour le réconforter. Cette femme était la vie, Léonce reprit une de ses tartelettes au sucre.

Il ne regretta pas d’avoir répondu à cette fameuse annonce. Cette famille l’avait sorti de son ennui, de son fauteuil élimé. Elle lui avait offert un vrai spectacle, une comédie comme il était loin de pouvoir l’imaginer. Chacun avait rempli son rôle même lui avait fait l’acteur. Il ne s’était jamais autant amusé, si tant est que cela lui fût arrivé un jour. Il décida que la représentation était terminée, c’était suffisant. Il se leva, chacun le suivit dans ce mouvement, on lui apporta son chapeau et sa canne à pommeau. Il remercia vivement Félix pour ce bon moment, qu’il avait pris grand plaisir à les rencontrer, donna une poignée de main encourageante à Siméon en lui souhaitant le plus grand bien pour son avenir. Cette phrase sonna le glas pour Félix qui comprit que c’était perdu. Un baisemain rapide à Anceline qui le gratifia d’un vrai sourire, le même à Amélie en lui affirmant qu’il avait été profondément touché par sa douleur mais qu’elle devait garder espoir, la vie peut réserver des surprises, elle devait continuer à être forte. Il finit par Henriette la félicita pour ce thé et gourmandises, un ravissement pour le palais, un baisemain plus long et appuyé, en plongeant son regard dans le sien, elle ne détourna pas les yeux, une petite lueur espiègle y dansait…

Léonce descendit les quatre étages. Il y avait une interrogation à laquelle il ne trouvait pas de réponse, Henriette était-elle complice ou non de toute cette tartuferie ? Elle était si différente avec sa joie de vivre naturelle, ses rondeurs appétissantes comme le meilleur des pains. Il aurait aimé lui faire la cour, lui offrir des fleurs, du parfum, de la lingerie fine, des services à thé, des moules à pâtisserie, la gâter comme un vieil amant riche gâte une jeune maîtresse pour s’attacher son intérêt. Fallait-il qu’il cède à cette nouvelle impulsion ?
Le printemps s’était vraiment installé. Rentrer à pied lui ferait du bien.


Photo : DR  Le maître de ballet Raimonda de Petipa en 1898 (petite barbiche blanche de 1898 – tout-à-fait Léonce…)