Se lever pour vérifier encore une fois, ou rester allongée, Rose hésitait entre ces deux options.

Elle se repassa alors mentalement le contenu de sa valise, comme on scanne les objets pour ne pas les oublier. Elle s’était dit que ça serait mieux de faire le tri elle-même et que ça serait toujours ça de fait pour la personne qui allait la trouver. Pour la même raison, voilà plusieurs jours que Rose s’était appliquée à un ménage en grand, du fond des tiroirs jusqu’aux cartons à chapeaux sous l’escalier, elle avait remué tout à la fois la poussière, les souvenirs et ses articulations. La vieille dame sortait de ce remue-ménage le cœur léger mais le corps meurtri, elle accusait le changement de lune, tout en sachant que la vraie raison était le poids des ans.

Rose était étendue sur son lit, dans son costume vert, elle avait accroché sa broche à la poitrine et elle attendait. Elle se doutait que cette fois, l’attente serait longue mais elle était sereine, son choix était fait. Depuis petite, elle avait eu l’habitude d’attendre, et désormais il lui semblait parfois que le temps s’arrêtait, que les saisons se mélangeaient. Elle trouvait que c’était le bon moment à l’arrivée du printemps, que les gens seraient tristes moins longtemps, le soleil réchauffant les chagrins.

Ce fut un bruit sourd à la porte qui la tira de ses rêves. Est-ce qu’on entend encore quand on est mort ? Rose sortait peu à peu du brouillard de sa nuit, elle percevait plus nettement l’éclat qui l’appelait « Mme Rose, Mme Rose » mais cette voix lui était inconnue. Rose n’avait pas voulu prendre quelque chose pour accélérer son départ, elle croyait sa volonté suffisante mais c’était sans compter sur les autres…

Hortense n’avait pas eu de chance, aucune fée ne s’était jamais penchée sur son berceau ou perchée au creux de son épaule, malgré cela, elle était d’un naturel optimiste, d’une humeur joviale, à voir le verre à moitié plein. Heureusement d’ailleurs car, tout était à moitié plein chez elle, à commencer par le frigo et les placards. Hortense aimait bien ranger ses provisions, elle agençait les boîtes de conserve par taille et par couleur, ce qui donnait d’étranges colocations d’étagères entre des ananas et du maïs, des oignons et du sucre roux. Chez elle, tout était toujours nickel et pour cause, son chez elle se résumait en une chambre de bonne, avec toilettes sur le palier.

Hortense paraissait tellement loin maintenant, seuls les tuyaux qui lui apportaient oxygène et nourriture la reliaient encore à ce monde. Rose ne savait pas comment faire pour l’aider, elle avait l’impression d’être un funambule qui va s’élancer au-dessous d’un précipice. Elle se remémora alors les histoires anciennes de ces êtres surnaturels dotés de force incroyable et elle alla voir si elle trouvait des récits classiques. Il y avait peu d’ouvrages dans le coin bibliothèque et aucun n’était adéquat. Telle Ariane qui tisse son fil, Rose cherchait à broder une cape de protection autour d’Hortense, elle se dit alors qu’elle ferait rempart en disant les mots de sa vie, en commentant les lumières du printemps, les pépiements des oisillons fraichement sortis de leur coquille.

Rose mesura alors qu’elle venait d’inverser les rôles entre Hortense, son auxiliaire de vie et elle-même, et peut-être s’offrait-elle là, une possibilité d’avoir du rab sur la vie, le luxe de quelques moments de plus. Partie vite de chez elle, elle avait emmené sa valise et l’avait posé à côté du sac à mains en cuir bleu d’Hortense. Quand l’équipe médicale lui demanda si la jeune femme avait de la famille, Rose se résolut d’une main tremblante à faire glisser la fermeture du sac. Elle vit pêle-mêle un paquet de mouchoirs, des bonbons pour la gorge, un trousseau de clés avec un porte-clés en forme du Cameroun, un vieux porte-monnaie, un plan de métro parisien usé, des tickets usagés, une carte postale froissée d’être trimballée là.

A quoi se résume une vie de tous les jours ? A quoi ça tient la vie, chaque jour ? A un souffle, une brise légère ?

Hortense, la musique dans les oreilles, engagée dans les clous et le scooter de livraison de sushis qui surgit.

Lumières intenses, cris, douleur, moiteur, silence, froid, nuit. Nuit lourde sans respiration, sans répit, la vie se tait, se retient, fil ténu qui consolide dans l’ombre avant d’oser se montrer.

Hortense est une lionne, blessée mais combative, elle va récupérer fil après fil, elle va tricoter à nouveau les tissus de sa vie et montrer qu’elle est toujours là.

Quelques semaines après ces signes encourageants, Rose passait les portes du centre de rééducation « Les Epis dorés », ce qui la fit sourire car elle aurait réservé ce nom à une maison de retraite, elle portait une robe bleue et un bouquet d’hortensias assortis pour la jeune femme qui occupait ses pensées et ses après-midis.

Ouvrir les yeux pourrait suffire, Hortense le savait mais ne voulait pas le faire. Pas tout de suite, d’abord écouter, s’habituer aux voix, aux sonneries, aux bips, aux contacts sur sa peau pour les soins, la toilette, l’alimentation…

Hortense avait mis du temps à reconnaître la voix ténue de Rose mais elle savait désormais que la vieille dame des lundis et mercredis matins venait lui rendre visite à elle. Elle lui parlait du printemps, des primevères qui poussaient dans les parcs, de sa jeunesse en Sicile, de la brise légère qui sentait bon le citron.

Par Chiara

Plume à l’encre toute fraîche, la tête dans les étoiles et les pieds sur terre, j’aime jongler avec les mots pour les faire résonner plus haut.