Texte d’Ademar Creach

Non. Non, non, non. Elle veut dormir. Fuir dans le sommeil. Oublier. Elle serre les paupières, elle ne veut pas voir si le jour est levé. Ou pas. Dormir. Peut-être que si elle prenait un livre… Comme ça, soit elle se rendort, soit elle s’enfuit dans les histoires des autres. Tout plutôt que de réfléchir et de prendre la réalité en pleine face… ou au moins de la regarder. De se regarder. En face. Oui, c’est une réaction immature. Oui, elle n’est qu’une gamine. Il lui a bien dit, bien fort, devant tout le monde hier soir. Non, non, ne pas repenser à cette soirée horrible qui lui laisse un goût amer. Ou pas…

Elle hésite. Elle a soif. La bouche pâteuse. Pire qu’une gueule de bois. Et pourtant, ce n’est pas avec ce qu’elle a bu hier soir. Justement. Au contraire. Et même pas de tic-tac à proximité pour chasser cette – supposée ? – mauvaise haleine. Boire un verre d’eau est donc la seule solution. Donc se lever. Ne plus pouvoir se rendormir. Mais bouge-toi. Tu ne vas pas rester la journée sous la couette. Et, encore, heureusement on est dimanche. Pas besoin d’affronter les autres au boulot. Elle gémit… en une seule soirée, elle a réussi à réduire à néant sa (future) vie personnelle et sa vie professionnelle. C’est maintenant qu’elle aurait besoin d’un alcool fort. Quelle imbécile ! Elle parle de qui, là ? D’elle ? De lui ?

Oui, c’est aussi un peu à cause de lui qu’elle en est arrivée là. Pourquoi s’est-il moqué d’elle, devant les autres ? Il n’a pas compris qu’elle signait ainsi ses adieux à l’enfance et son passage à l’âge adulte. Et même. On ne se moque pas de sa future épouse comme ça. Et cette petite voix que ne cessait de lui répéter : il ne te connaît pas, il ne te comprend pas…

Elle ne s’est pas reconnue. Les autres non plus d’ailleurs. Elle, Aliénor, la petite fille sage, bien élevée, qui reste toujours dans le droit chemin : bonne élève, à peine une petite crise d’adolescence, des études sérieuses qui la rassurent, elle, et surtout ses parents, une embauche assez rapide dans une entreprise familiale. Un bon poste, un salaire correct. Des amis de jeunesse toujours présents. Des loisirs classiques : lire, nager, aller au cinéma. Une vie tranquille. Trop ? dirait Anthéa sa meilleure amie, qui se pique de mieux la connaître qu’elle-même. Qui lui martèle que cela ne ressemble pas à ce qu’elle est vraiment. Tout au fond, là. Elle qui n’a pas voulu voir ses talents de peintre, qui a étouffé ses rêves artistiques. Car la liste de la petite vie où tout est bien rangé dans des cases continue : la rencontre avec le fils du patron. Jean-François. Bien sous tous rapports. Sérieux. Un bon parti comme dirait ma grand-mère. Deux ans pour apprendre à se connaître, à sortir ensemble… jusqu’à la soirée d’hier, prévue pour annoncer à leurs parents et amis leurs fiançailles. Sous le regard rassuré des uns et narquois des autres.

Ok, elle se sentait un peu en retrait. Jean-François parlait beaucoup, décrivait leur future vie, les enfants, etc… elle se sentait un peu enfermée déjà. Comme si, une fois de plus, on choisissait pour elle. D’où peut-être sa demande enfantine et transgressive quand le serveur était venu prendre sa commande. Cela avait fait sourire ceux qui la connaissaient depuis longtemps et savait que c’était sa boisson fétiche il y a quelques années. Bizarre pour fêter ses « premiers » pas en couple… mais, pour une fois, elle avait suivi son envie. Et il n’avait pas compris. S’était moqué d’elle. Prenant les autres à témoins du fait qu’elle ne grandissait pas et qu’heureusement, il était là.

Alors, elle avait vu rouge. Et lui, rose. Un geste insensé. Instinctif. Irréfléchi. Tout son contraire. Quoique… Elle lui avait jeté son verre de lait-fraise à la tête et était partie en courant. Le pire ? En se sentant plus libre que coupable… Ok, le réveil était difficile ce matin. Mais cela aurait été pire si cela avait été un réveil à côté d’un homme qui ne la comprend pas, qui la prend de haut… et pour le restant de ses jours.

Oui, je vais me bouger. Suivre mes envies. Changer de vie – bien obligée ! Elle entend d’ici ces parents « tu l’as bien cherché, il ne voudra pas te revoir »…oui, certainement, c’est ce je cherchais… sans même en être consciente.

Par Ademar Creach

0 0 votes
Évaluation de l'article
9 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Voilà en quelque sorte un texte sur l’ambivalence… Ou plus exactement, un texte sur le moment où on décide de sortir de l’ambivalence, et où on fait pencher la balance d’un côté, quitte à bousculer l’ensemble de sa vie. Il y a un certain écho entre ce texte et celui de Lizou. Ademar Creach pose bien les choses : ce carcan bien trop étroit dont on s’emploie à se contenter malgré l’amie bienveillante qui évoque ses doutes, et l’insatisfaction profonde qui est là, pourtant, tapie, prête à prendre son envol… Je trouve ton héroïne touchante, parce que finalement, décidée et avec peu de remords. C’est une femme effacée qui se découvre décidée au détour d’un évènement qui pourrait être anodin, et qui finalement, ne s’en excuse pas. Et cela forme un joli personnage. En ce sens, faire basculer la narration au « je » est une belle idée également : cela « incarne linguistiquement » cette femme, qui elle-même s’incarne dans l’histoire.

C’est justement parce que je trouve cette idée du basculement au « je » très bonne et très juste pour accompagner l’évolution de ton héroïne, que j’aurais envie de te proposer de l’approfondir davantage. Là, elle arrive en toute fin de texte. Je pense que tu pourrais garder l’idée d’un paragraphe au « je » complet en fin de texte, qui « claque » bien, en lui donnant toute son envergure de femme, mais tu pourrais aussi « préparer le terrain » en amont, je pense. Glisser par ci par là, une phrase au je, là une question, là l’expression d’un goût perso… Même décalé de la narration, à cet instant… Cela serait comme la promesse de cette éclosion finale, l’indépendance en germe, incarnée là aussi clairement au niveau des mots, et pas juste décrite. Et à mon avis, ça pourrait affiner de manière très intéressante ce texte déjà riche.

J’ai beaucoup aimé ton texte que j’ai trouvé fluide et parlant. et le lait-fraise fort bien amené au centre de ton texte ;-)!
Par contre, j’ai été un petit peu gênée lors de la lecture du dernier paragraphe, je n’arrive pas bien à savoir pourquoi… un changement de style ou l’arrivée du « je » (peut-être parce que tu repasses à la 3ème personne à un moment : « elle entend »)? Bref, je suis curieuse de lire les avis des autres participants et une éventuelle version bis avec l’idée de Gaëlle mais chouette texte!

ah encore un choix de vie et pas des moindre! J’adore la « gueule de bois au lait-fraise » et le point de non-retour! C’est vrai que la conclusion m’a un peu gênée aussi. Et peut-être que je sèmerais au long du texte la phrase « j’ai vu rouge » puisque Gaëlle suggérait quelques « je » éparpillés…Enfin c’est juste une idée, je ne sais pas si ça collerait

Merci pour vos retours. J’aimais bien l’idée du basculement au « je », et j’ai essayé de le glisser plusieurs fois plus en amont dans le texte, et pas seulement à la fin… mais je n’y suis pas arrivée! A la place, ce sont les « tu » qui ont surgi… Comme quoi, on a beau avoir l’idée, elle n’est pas toujours facile à appliquer… ou alors l’inconscient (?) la détourne. Je vais essayer de renouveler la tentative!

Ah oui, ça arrive qu’on ait l’idée, mais qu’elle se dérobe quand on essaye de passer à l’action… Ne la laisse pas faire! 😉

Bon Ademar je trouve qu’on a un peu des thématiques et des styles proches, parrallèles, alors j’ai du mal à analyser. Mais forcément j’aime bien 😉 ( çe te fait une belle jambe hein

Ademar, ton texte m’a plu. C’est une histoire qui n’est pas rare, il me semble.
Avoir une vie qui n’est pas celle dont on rêve à cause de son éducation et /ou de son milieu. Se trouver dans un costume un peu étroit alors qu’on a besoin d’espace.
Mais parfois, il arrive qu’un petit événement survienne et c’est la goutte qui fait déborder le vase. On envoie tout valser. Mais cela peut créer une sensation de malaise. On se dit « qu’est-ce que j’ai fait? » Ton texte rend très bien cette impression. Le passage au « je » a eu un effet différent pour moi. C’est comme si elle parlait enfin elle-même en se disant « voilà, ce qui est fait est fait et je vais réagir »

J’ai beaucoup aimé ton texte, Ademar, qui illustre ce qui doit se passer dans plus d’une famille. Combien d’enfants font-ils des choix que l’on attend d’eux et qui pourtant ne correspondent pas à leurs propres attentes ?
Étrangement, en lisant la partie où Aliénor lance son lait-fraise, je n’ai pas vu un comportement immature, bien au contraire, je l’ai imaginée en train de grandir, de devenir enfin une adulte !

Après la lecture de ton texte, je me suis dit qu’elle avait fait ce que plein de gens rêvent de faire mais que finalement peu ose. Lancer ce verre de lait-fraise à la tête des casseurs de rêves, c’est beau, on devrait tous le faire au moins 1 fois !
J’ai été un peu perturbée par le passage au je, mais finalement j’étais si prise par ton texte que je n’ai pas tant décroché que ça.