Texte de Clopine

MOUVEMENT ?

Pour moi, ça a commencé par le mot « libération ». Un beau mot, long et fort comme un fleuve, qui vous emportait, bras dessus bras dessous, jusque dans la rue, jusque sur les pavés… Un mot de combat – car j’apprenais avec lui que les mots sont aussi des armes, et même, souvent, les seules armes dont on peut disposer. Un mot revendiqué, car il signifiait la possibilité, dans ce monde que certains voulaient immuable, d’un « avant », jusque là caché, admis, soumis, et surtout d’un « après », où peut-être, enfin, on pourrait disposer de soi-même ?

Ca continuait avec le mot « femmes ». Compliqué, ce mot-là. Très compliqué. Moi, par exemple. Est-ce que j’étais, est-ce que je me sentais une « femme » ? Et qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire, grands dieux ? Quand mes seins avaient poussé, que le sang avait coulé tous les mois, on m’avait dit « te voilà une vraie petite femme, maintenant ». Je n’en avais certes pas été plus fière pour autant. Plutôt embarrassée, à vrai dire. La philosophie, qui m’attribuait le caractère d’ « être humain », générique, collectif et neutre, me semblait bien plus raisonnable, pour décrire ce que j’étais. .. Oui, mais voilà ! Le monde, lui, n’était guère « raisonnable », et parce que j’étais une femme, il me faudrait apprendre, durement, ses cruelles lois.

Mais le mot le plus beau, celui qui couronnait les deux autres, qui était en avant, toujours le premier, partout, qu’on lançait en l’air et qu’on rattrapait, qui courait comme les rivières et se déplaçait comme les astres, qui se cachait dans les branches perpétuellement agitées des peupliers et remplissait l’espace du vol des oiseaux, ce mot-là était celui que je chérissais le plus. Oh, me voici au seuil de la vieillesse maintenant, et je sais bien que l’hiver ralentit les pas les plus pressés. Mais pourtant, c’est ce mot qui me ressemble encore le plus, et que je voudrais donner aux autres, comme un sourire, comme quand, le matin, on voit l’aurore « aux doigts de rose » faire revivre le jardin. Je voudrais le donner à toutes celles qu’on entrave, par tous les moyens possibles. Celles qui sont ensevelies vivantes, et dont les vêtements même, lourds, noirs et grillagés, sont conçus pour les empêcher, précisément, de bouger.

MLF. Ca sonnait bien, comme un drapeau qui claque. Trois petites lettres, comme trois petites allumettes qui ont mis le feu à ma jeunesse, et qui me manquent désormais, surtout quand ma radio, ma télé, mon ordinateur, m’apprennent tous les jours les horreurs sans nom que mes sœurs doivent subir…. Je suis sûre que d’autres lettres vont inévitablement surgir, qui viendront prendre le relais de ces trois-là. Ca me semble long d’attendre, voilà tout. Car même si je suis en sécurité, dans ma maison, ma vie, mon pays, je ne peux être tout-à-fait libre, tant que sur cette planète on tuera une petite fille au seul motif qu’elle est, en devenir, une femme.

Alors je garde dans mon poing serré ces trois mots-là, précieusement, comme quand petite, à l’école, je ramassais les beaux marrons luisant qui parsemaient la cour de l’école : je les gardais dans ma main, puis dans ma poche. On me demandait de rester assise, d’être sage, de ne pas remuer. Les marrons, eux, me promettaient la cour, les courses, les cris, les jeux… La vie. Je les touchais du bout des doigts, pour m’aider à tenir jusqu’à la récréation… Trois mots comme les marrons de mon enfance : « libération », « femmes », et puis le plus beau des trois, ce mot qui est à lui seul un programme politique et l’oriflamme de l’espoir : MOUVEMENT.

Par Clopine

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Clopine nous propose ici un texte façon « pas de côté » sur le thème, et prend le mot « mouvement » au sens militant du terme. C’est une excellente idée, et le texte, parsemé de touches de poésie et de nostalgie, dégage justement la force des militants convaincus, dont le temps qui passe n’émousse nullement la ligne de pensée. Ce pourrait presqu’être un texte « engagé », en tout cas il est déterminé !

J’aurais pour ma part trouvé intéressant d’introduire dans ce texte une notion de « transmission ». Il se présente au fond comme une profession de foi, il est centré sur la personne qui parle, et il fait ça très bien. Mais pour l’enrichir, j’aurais aimé savoir comment elle s’est découverte militante (via qui ?), comment elle a échangé avec ses co-militantes, comment elle cherche à accompagner les plus jeunes dans leurs combats de maintenant… Pas forcément de manière trop démonstrative, mais par petite touche. On se dit que la conviction de cette femme a peu de chance de s’arrêter à sa propre porte. Et le partage provoqué par cette aventure serait certainement intéressant à faire rentrer dans le texte.

J’aime bien ce texte qui décrit l’engagement mais pas de façon brutale, violente. C’est presque reposant et très lisible. Mais du coup, j’aimerai connaître un peu plus cette femme. A travers l’histoire de la puberté, des marrons, avec quelques expressions comme « me voici au seuil de la vieillesse », on approche un peu cette femme mais on a envie d’en savoir un chouilla plus. Pas uniquement de comment elle est devenue militante comme tu dit Gaëlle mais en continuant les petits aperçu comme les marrons. ça la personnifie un peu plus, permet de l’imaginer et du coup de s’attacher.

j’ai du mal à analyser car la politique me passe très au dessus de la tête mais justement, j’ai réussi malgré tout à entrer dans ce texte et à apprécier l’écriture, les parallèle, le double sens……..
Bien joué, en général dès qu’un truc semble engagé je rebrousse chemin :p
Le fait qu’il y ait des touches personnelles, de la sensibilité, m’a permis de me sentir bien dans cette lecture