Texte de Ketriken – « Maria » *

Ça devait se terminer comme ça, c’était prévisible, et bien que George se soit représenté cette scène à de multiples reprises, il n’en était pas moins dépité. Il avait même secrètement espéré que ça se termine plus tôt, que les choses aillent plus vite, si seulement cela n’avait tenu qu’à lui …. Mais non, Maria avait pris tout le temps qui lui convenait, envers et contre tout, envers et contre tous car c’était une vorace, éprise de liberté, obstinée, farouche et sauvage  à toujours vouloir plus, plus vite, plus fort, plus loin.

Et pourtant, une naissance au sud du Tropique du cancer et très exactement au Cap Vert dans une nature luxuriante, des eaux chaudes et des plages idylliques n’aurait laissé en rien présager tant de colère et de tourments. Au pays de Césaria Evora, Maria avait grandi comme une enfant sauvage dans le petit port de pêche de Furna, à l’ombre du « grand volcan » de l’île de Fogo, libre comme l’air mais dans une agitation permanente et portant en elle les prémices d’une violence insoupçonnable.

Maria n’est pas du genre sociable, et plus elle grandissait, plus elle grossissait jusqu’à ce que ses mensurations deviennent dysharmonieuses tel un corps rempli de flotte, agrémenté, ou plutôt affublé, d’un œil profond et menaçant qui semblait pouvoir faire disparaître les plus solides d’entre nous. George l’avait vue grandir, et, bon professionnel en la matière, avait surveillé ses faits et gestes, anticipé les mouvements d’humeur, mis à disposition toutes ses compétences auprès de ceux qui, comme lui, faisaient quotidiennement face à Maria et à son impétuosité. Mais Maria était très forte et déjouait toutes les stratégies de ses opposants et détracteurs , se gaussait de leur incapacité à la maitriser et leur soufflait au visage sa soif de liberté. Dans ces îles du Cap Vert, de tels tempéraments sont courants, mais c’était la première fois que George appréhendait une telle envergure, fascinante et troublante ; le type même de celles dont on se souviendrait longtemps.
Malheureusement.

Les îles capverdiennes étaient trop étroites pour Maria et il lui avait fallu rapidement d’autres espaces, de quoi s’épanouir pleinement et s’extraire de cet état presque constant de dépression pour enfin libérer toute cette rage qu’elle avait en elle. En août 2011 Maria se sentit prête à conquérir le monde. George l’avait vue ce même jour, troublante et saisissante, se drapant de ses plus beaux atours, vêtue de voiles blancs, gonflée d’ardeur et maquillée de poussière d’embruns. Elle avait l’odeur de la mer, la couleur du ciel, et la force de son jeune âge. Ce jour là sur le port de Furna, ceux qui la connaissaient, et même ceux qui n’avaient fait qu’entendre parler d’elle, redoutèrent et souhaitèrent tout autant son départ. Mais les sentiments partagés n’eurent pas de poids face à une Maria armée de pied en cape et qui voulait en découdre avec la vie.
Alors Maria partit, indifférente à son environnement, sans regrets, et peu importe qui pensait quoi, car ce départ devait se réaliser quelles qu’en fussent les conditions, contre vents et marées. Le mauvais œil s’était enfin détaché de l’archipel pour se tourner vers son avenir. Maria avait quitté les îles dans un murmure éteint. Un aller simple des Antilles aux États-Unis.
Si les voyages sont souvent considérés comme des parcours initiatiques, il n’en fut rien pour Maria : ses étapes furent pires qu’un chemin de croix, jalonnées de désespoirs et de désastres. Dans chaque pays, dans chaque ville, elle arriva systématiquement en conquérante, la rage au corps, mais ne savait où se poser ni que faire. Tout en elle était toxique et dévastateur, dans l’incapacité d’adoucir sa vigueur et son impétuosité. Elle repartait vitupérant vers d’autres horizons, laissant derrière elle et sans un regard ceux qu’elle avait mis le plus à mal. Son œil torve visait déjà d’autres victimes.
Ceux qui croisèrent son chemin gardèrent en eux la peur et le ressenti d’une grande épreuve .

C’est en Floride que se scella définitivement son destin. Elle y débarqua en toute puissance, déchainée, comme chargée d’électricité, foudroyante et diluvienne, l’œil empli d’une colère froide et silencieuse, elle était au summum de son intensité, au sommet de son art. À des milliers de kms de là, George n’avait  cessé de surveiller Maria, et en tant qu’expert savait que derrière cet ultime coup d’éclat les failles s’annoncaient, et qu’il pourrait très vite se réjouir de voir enfin Maria s’épuiser .

Un assistant poussa la porte de son bureau, et lui fit signe que dans quelques minutes ce serait à lui d’intervenir. Il pris son courage à deux mains, attrapa sa veste sur un dossier de chaise, passa machinalement sa main sur son crâne chauve, et soupira. Il redoutait ce moment car il savait ce qu’il allait dire, il en connaissait chaque mot, chaque phrase, chaque conséquence et chaque désespérance. Il fut prêt et partit en studio s’installer face à la caméra numéro deux, les yeux fixés sur le prompteur et d’un air grave annonça au monde entier :
Maria est une véritable catastrophe environnementale puisqu’il s’agit du plus puissant ouragan repertorié depuis 1928. Caractérisée par une circulation cyclonique distincte à basse pression et par une humidité tropicale intense , ses vents soutenus ont atteint à son apogée 280 km/h et sa pression centrale était inférieure à 908 hPa, faisant de Maria le dixième plus intense des cyclones de l’Atlantique. C’est un ouragan de type capverdien ayant infligé d’énormes dégâts dans les Caraïbes avant d’atteindre la côte est des États-Unis.Il est responsable de dommages estimés à plus de 90 milliards $US et un bilan officiel indique que Maria aurait fait au total 3 059 morts……

Maria : au pays de Césaria Evora, tu n’étais pourtant qu’une onde tropicale légère au milieux des îles, une presque agréable petite pluie…


Image fournie par Ketriken

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Je n’ai jamais compris pourquoi on donnait des noms féminins aux ouragans mais là ça permet de faire une magnifique histoire, pleine d’intensité. Le personnage de Georges, spectateur impuissant renforce le côté inéluctable et ravageur de Maria.
Très bon moment de lecture pour moi.

Je crois que depuis quelques années on leur donne aussi des noms masculin, car ça a râlé à juste titre !

J’ai moi aussi apprécié ce texte, dont la force croît en même temps que Maria.
Le récit est intense et j’en aime beaucoup la dernière phrase qui vient comme un contrepoint léger.
Finalement, le fait de donner un prénom aux ouragans revient à en faire des personnes à part entière, avec des caractères différents et c’est extrêmement bien rendu dans le texte de Ketriken.
Juste une petite remarque : tout en elle était toxique et dévastateur (au lieu de dévastatrice).
Merci pour cette lecture décoiffante.

Ah, je corrige le « dévastateur », bien vu.

Euh…il est juste excellent ce texte, non ?

Maria, dévoreuse, démesurée, qui prend son temps pour arriver à ses fins.
Maria, terrible, sans pitié. Ce texte remue fort.

Oui, excellent ce texte comme dit Khea.

La personnification est juste parfaite à mes yeux. Le vocabulaire est si bien choisi et utilisé que ça marche vraiment. L’ouragan a son caractère, sa personnalité propre. Il vit! Et Georges l’ancre dans la réalité, nous le ramenant dans le monde des humain. Vraiment très fort!

J’oubliais, la dernière phrase a son importance. Elle est plus glaçante que le nombre de morts de la phrase précédente. Pour moi c’est une très bonne fin.

C’est un texte que j’ai particulièrement apprécié (alors que Ketriken n’en était pas contente au départ!). La personnification a extrêmement bien marché… Je me suis fait avoir au début avant de comprendre qu’on parlait de l’ouragan. Je trouvais le personnage particulièrement intéressant. Chapeau bas, donc et pourtant une de mes nouvelles préférées est un texte de l’écrivaine cubaine Zoé Valdès « La Cousine de Flora » dont j’ai déjà parlé ici (mais peut-être pas avec les membres de cet atelier) et que j’avais même mis en lecture sur le forum. > À lire ici. Nouvelle qui utilise le même procédé et auquel la nouvelle de Ketriken m’a fait penser lorsque j’ai compris de quoi il retournait. Ma comparaison se veut flatteuse pour Ketriken. En tout cas, je trouve cela tellement bien fait que s’en est réjouissant. Preuve en est qu’on peut utiliser un procédé pas forcément inédit, mais si on le fait à sa sauce, si on maîtrise avec talent, ça fonctionnera toujours ! C’est une belle démonstration d’écriture que l’exercice de la personnification. J’avais songé faire un atelier sur ce thème, mais c’est difficile (je l’ai déjà essayé en présentiel à partir d’un bouquin d’Antoine Blocier qui personnifie des objets du quotidien… C’est casse-gueule car il faut pour le coup trouver le sujet inspirant, qui est « lyricisable »).
Pour le texte de Ketriken, j’aurais seulement peut-être raccourci (ou suggéré simplement) le texte du prompteur qui nous fait perdre le charme de l’exercice stylistique, en nous ramenant à un niveau de langage ordinaire (ça désenchante le style)… mais c’est peut-être voulu, pour l’effet douche froide (ou plutôt chaude tropicale) ? 🙂

Très fort ce texte! Bravo et merci pour cet instant de lecture… Maria est incroyablement bien personnifiée… Brrrr j’en frissonne!

Bonjour
Désolé pour mes retours tardifs…j’écris sans avoir lu les autres commentaires pour ne pas influencer…
Bon ben, je suis tombé dans le panneau du lecteur trop rapide. J’ai balayé à la vitesse de l’ouragan le texte une première fois et au bout de 3 paragraphes je m’étais fait l’image de Maria avant de raccrocher à sa réalité météorologique.
Bravo !
En relisant, après la tempête, je trouve l’idée formidable, le double sens étayé par beaucoup d’expressions de sentiments qui troublent. La prise d’ampleur est très bien menée, sans trop de précipitations (si j’ose dire).
Je suis fan.
Merci pour ce texte.

Eh bien pour quelqu’un qui n’était pas inspiré par la pluie, voilà une belle idée originale. Personnifier un ouragan… Moi, comme Simon j’ai foncé tête baissé et suis revenue au départ… Ca fonctionne bien je trouve…