Texte de Laurent

Les habitués du Hijack le savent quand ils voient Ricardo manipuler ses pièces d’échecs de cette façon c’est qu’il est en confiance. Ricardo est la vedette du Hijack, un bistrot de la rue Balzac. Le patron s’est pris de tendresse pour les joueurs d’échecs. Au début, cela lui faisait peur ces hommes fascinés par les 64 cases de l’échiquier qui parlaient et consommaient tout aussi peu. Mais ils remplissaient les après-midi souvent désertes avant l’arrivée des lycéens.
Ricardo est la star incontestée du bar, il faut voir ses mains virevolter au dessus de l’échiquier dans les parties blitz de 5 minutes, un virtuose dans la saisie des pièces qu’il joue à la vitesse de l’éclair sans les faire tomber. Aujourd’hui, il affronte depuis une heure un jeune qui veut en découdre. C’est un espoir du club officiel de la ville, qui travaille avec un ordinateur et des bases de données de millions de parties. Face à Ricardo ce n’est pas suffisant, celui-ci joue à l’instinct, il ne cherche pas le meilleur coup mais le coup qui embête, si on ajoute la parole pour commenter les coups, ce qui est interdit en compétition officielle, la déstabilisation est totale. Le jeune rentre chez lui sur un cinglant 8-2… Les supporters de Ricardo ne cachent pas leur contentement, leur champion vient une nouvelle fois de triompher.
Ricardo s’appelle en fait Jacky, il fut un très bon joueur jeune. Les chemins de traverse de la vie l’ont éloigné peu à peu du jeu. Chômage, divorce, puis la descente vers l’alcool, son surnom vient de sa passion pour un apéritif bien connu. C’est toujours mieux que Guignolo si c’était le guignolet….
Au Hijack, il attend le client. Mise a un euro, tout pour le gagnant, et on double en cas de partie nulle. Dans les bons jours il peut gagner 40 euros, suffisant pour vivre avec le RSA. Son niveau de jeu étonne. Il accroche des forts joueurs de passage sûrs de pouvoir battre ce joueur de café mais repartent avec quelques dizaines d’euros en moins. Parfois, il joue le « client », quand il sent l’arrogant venu étaler sa science du jeu, il le laisse gagner, maintient un équilibre légérement en sa défaveur et quand la mise devient conséquente il broie son adversaire. Hélas, ce genre de client devient rare.
Ce vendredi pourtant est différent. Il va affronter un fort joueur, toute la ville en parle, on lui a dit. D’habitude, Ricardo est serein quant à ce genre d’annonce, ce ne sera pas le premier à vouloir son heure de gloire. Son intuition lui disait de se méfier.
La rencontre est prévue pour 21 heures. A 20h45, l’arrière salle du Hijack est comble, l’affiche a attiré les passionnés. Ricardo est assis. Il attend. A 20h59, l’étranger arrive. Ricardo le juge. 40 ans, les sourcils épais sur un front large, un rictus lui donne un air suffisant. Il est grand, ses épaules sont larges. Il est vétu d’un épais pardessus noir. Le regard est perçant. Il va droit sur la chaise et s’assoit face à Ricardo. Il est décidé que les parties se joueront à 10 euros. Il est rare que Ricardo accepte cette somme. La première partie commence. Au grand étonnement de l’assemblée, Ricardo s’impose facilement, pourtant l’étranger semble avoir un bon niveau, il est à l’aise avec les pièces, ses mains posent les pièces avec assurance sur les cases. Certes son coup de cavalier a étonné, certains y ont vu une habile manœuvre de contournement mais Ricardo a démontré très vite que ce n’était pas bon et a remporté la partie rapidement, les victoires s’enchaînent pour Ricardo. Après cinq parties toutes perdues. L’étranger sort une liasse, il y a 1000 euros. Nous y voilà pense Ricardo, je suis le « client » ! L’assistance le regarde. Il a déjà gagné 50 euros, son chiffre habituel. Mais 1000 euros ! Il analyse les précédentes parties, son adversaire a joué faiblement, sans doute trop, il y a anguille sous roche, forcément. Peut-il décevoir l’assistance en refusant le combat ? L’étranger le fixe. Il y a longtemps qu’il n’a pas eu à prendre de décision autre qu’une routine huilé. Il plonge dans une réflexion sous le regard fixe de l’étranger. Ses mains sont moites. Puis il se décide, il va accepter. Il réajuste sa position sur la chaise et tend la main droite pour accepter l’offre. A ce moment dans un fracas, cinq hommes dont deux en blouses blanches débarquent et embarquent l’étranger sous les regards interloqués. L’une des deux blouses blanches explique que l’étranger s’appelle Manuel et qu’il s’est échappé d’un hopital psychiatrique il y a une semaine, un fou en quelque sorte.

Par Laurent

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Nous voilà conviés dans le monde des échecs. Et dans le monde, aussi, des champions déchus, ou des presque champions, ou des qui auraient pu être champions si… Ricardo, finalement, se nourrit de cette petite gloire de pacotille à défaut d’en avoir eu une plus grande, avec ce qu’il peut y avoir de frustration dans ce positionnement. C’est sans doute ce qui le pousse à considérer ce combat comme un vrai, grand combat, et l’effet de chute est alors assez saisissant : ce n’est pas tant parce que l’adversaire est fou, que l’on a un pincement au cœur, mais parce que cela met en relief, comme par un effet miroir, que Ricardo est lui aussi bien évidemment décalé. Ce qu’il a considéré comme un vrai grand combat n’était en fait qu’une construction de l’esprit. Ricardo est finalement un personnage assez pathétique, mais dépeint avec une tendresse certaine, je trouve.

Je pense, Laurent, qu’il y a un peu « trop » de choses dans ton texte pour la longueur imposée. Nous en avons un peu parlé en off : ton texte était initialement plus long, et cela se sent. L’ambiance est bien campée, les contours de Jacky sont bien dessinés, mais tu manques d’espace pour enchaîner plusieurs évènements différents sur ce texte. Il me semble que l’épisode avec le joueur du club local gagnerait à être supprimé (ou juste résumé à une phrase, un truc du genre « il lui est même arrivé d’infliger des défaites cinglantes à des espoirs locaux, entraînés sur ordinateur »). Ainsi, tu pourrais concentrer ta narration sur la vraie partie qui nous intéresse ici, quitte à donner un peu plus de détails de jeu, pour faire monter le suspense et renforcer l’effet de chute.

J’ai aimé le thème original du texte de laurent, ainsi que son univers. J’aurais juste aimé un peu plus d’éléments autour de la chute, dont j’ai beaucoup aimé le caractère inattendu

J’ai beaucoup aimé ton texte, dans lequel on rentre facilement et qui tient en haleine!
ça rejoint sûrement le commentaire de Gaëlle sur le fait qu’il y ait beaucoup de choses mais j’ai trouvé du coup que la fin tombait un peu « comme un cheveu sur la soupe », surtout la dernière phrase. Peut-être laisser un peu de mystère, juste dire que des hommes en blouses blanches débarquent et que l’inconnu lui fait un clin d’œil ou un sourire en coin avant de se laisser embarquer?

J’aime beaucoup la fin, mais comme Ariane, j’ai l’impression qu’elle tombe trop net et qu’elle perd de sa valeur (alors qu’elle est super intéressante !!!). Effectivement, juste un élément esquissé comme le clin d’oeil pourrait relever la sauce 😉
Ce texte m’a beaucoup plu et je me suis attachée à Ricardo qui n’est pas un héros mais dont tu parles avec tendresse malgré tout.
 » C’est toujours mieux que Guignolo si c’était le guignolet » : ha ha ha ! c’est génial !

(moi aussi, j’adore le guignolo/guignolet…!)

J’ai aimé ce texte, l’univers, ce Ricardo, mais à l’inverse des autres je n’ai pas compris la chute. Elle tombe trop comme un cheveu sur la soupe, je ne vois pas le rapport avec le schmilblick. Peut-être me faudrait-il plus d’éléments pour l’apprécier à sa juste valeur.

bonjour à tous
Je remercie les personnes qui ont eu la gentillesse de réagir à ce texte. Voici une seconde mouture tenant compte des remarques. Tout en me sentant toujours à l’étroit dans les 4500 signes !

Les habitués du Hijack le savent quand ils voient Ricardo manipuler ses pièces d’échecs de cette façon c’est qu’il est en confiance. Ricardo est la vedette du Hijack, un bistrot de la rue Balzac. Le patron s’est pris d’affection pour les joueurs d’echecs. Au début, cela lui faisait peur ces hommes fascinés par les 64 cases de l’échiquier qui parlaient et consommaient tout aussi peu. Mais ils remplissaient les après-midi souvent désertes avant l’arrivée des lycéens.
Ricardo est la star incontestée, il faut voir ses mains virevolter au dessus de l’échiquier dans les parties 5 minutes, un virtuose dans la saisie des pièces qu’il joue à la vitesse de l’éclair sans les faire tomber. Hier encore, il a ridiculisé une jeune espoir local plein d’assurance. Celui-ci joue à l’instinct, un intellectuel dirait qu’il joue « psychologique ». Le jeune rentre chez lui sur un cinglant 8-2…
Ricardo de son vrai nom Jacky fut un très bon joueur jeune, un espoir même. Les chemins de traverse de la vie l’ont éloigné peu à peu du jeu. Chômage, divorce, puis la descente vers l’alcool, son surnom vient de sa passion pour un apéritif bien connu. C’est toujours mieux que Guignolo si c’était le guignolet…

Au Hijack, il attend le client. Mise à un euro, tout pour le gagnant, et on double en cas de partie nulle. Dans les bons jours il peut gagner 40 euros, suffisant pour vivre avec le RSA. Son niveau de jeu étonne. Il accroche des forts joueurs de passage sûrs de pouvoir battre ce joueur de café mais repartent avec quelques dizaines d’euros en moins. Parfois, il joue le « client », quand il sent l’arrogant venu étaler sa science du jeu. Il le laisse gagner, maintient un équilibre légèrement en sa défaveur et quand la mise devient conséquente il broie son adversaire.

Ce vendredi pourtant est différent. Il va affronter un fort joueur. Un bruit est venu lui dire qu’un fort joueur atypique viendrait le défier. Ricardo est serein quant à ce genre d’annonce, ce ne sera pas le premier à vouloir son heure de gloire.

La rencontre est prévue pour 21 heures. A 20h45, l’arrière salle du Hijack est comble, l’affiche a attiré les passionnés. Ricardo est assis. Il attend. A 20h59, l’étranger arrive. Ricardo le juge. 40 ans, les sourcils épais sur un front large, un rictus lui donne un air suffisant. Il est grand, ses épaules sont larges. Il est vêtu d’un épais pardessus noir. Le regard est perçant. Il va droit sur la chaise et s’assoit face à Ricardo. Les parties se joueront à 10 euros. Il est rare que Ricardo accepte cette somme. La première partie commence. Au grand étonnement de l’assemblée, Ricardo s’impose facilement, pourtant l’étranger semble avoir un bon niveau, il est à l’aise avec les pièces, ses mains posent les pièces avec assurance sur les cases. Certes son coup de cavalier a étonné, certains y ont vu une habile manœuvre mais Ricardo a démontré très vite que ce n’est pas bon et a remporté la partie rapidement, les victoires s’enchaînent pour Ricardo. Après cinq parties toutes perdue, l’étranger sort une liasse, il y a 1000 euros ! Nous y voilà pense Ricardo, je suis le « client » ! L’assistance le regarde. Il a déjà gagné 50 euros, son chiffre habituel. Mais 1000 euros ! Il analyse les précédentes parties, son adversaire a joué faiblement, sans doute trop, il y a anguille sous roche, forcément. Ricardo se plonge dans une intense réflexion, il analyse les parties mentalement, il se prend au jeu du « meilleur coup » comme quand, jeûne, il se voyait champion de France où rien ne comptait plus que de trouver le meilleur coup, cherchant jour et nuit à savoir, à comprendre. Avant de comprendre que les Echecs ce n’est pas la vie et que la perfection n’existe pas.
Ces 1000 euros peuvent ils être la reconnaissance de son talent ? Et puis décevoir l’assistance en refusant le combat ? L’étranger le fixe. Il y a longtemps qu’il n’a pas eu à prendre de décision autre qu’une routine huilé. Ses mains sont moites. Puis il se décide, il va accepter. Il réajuste sa position sur la chaise et tend la main droite pour accepter l’offre.
A ce moment dans un fracas, cinq hommes dont deux en blouses blanches débarquent et embarquent l’étranger sous les regards interloqués. L’une des deux blouses blanches explique que l’étranger s’appelle Manuel et qu’il s’est échappé d’un hopital psychiatrique hier. Atteint d’un syndrome schizophrénique, il passe ses journées à jouer aux échecs, révisant les classiques en boucle, il s’est persuadé d’être un champion. Alors quand il a lu dans le journal local un portrait de Ricardo, il s’est juré de prouver que le champion c’est lui.
Le Roi est plus fort que le Fou disent les manuels pour débutants.

Super retravail, Laurent! Ton texte est beaucoup plus fluide, la chute nettement mieux amenée, la dernière phrase est très chouette, « claque » bien et clot l’ensemble d’une fort jolie manière. Il y a une belle évolution entre la version 1 et la version 2: bravo!

Phrase de fin super ! Habile conclusion qui « claque » comme dit Gaëlle !

Ta deuxième version est très sympa ! Comme Gaëlle, je trouve la dernière phrase très chouette et la fin me plait bien davantage !
Je ne sais pas vraiment pourquoi mais il y a encore un petit détail qui me chiffonne, c’est le passage : « L’une des deux blouses blanches explique que », j’ai l’impression que ça casse le rythme de la narration. Je crois que je préférais sans, juste comme ça : « A ce moment dans un fracas, cinq hommes dont deux en blouses blanches débarquent et embarquent l’étranger sous les regards interloqués. L’étranger s’appelle Manuel et il s’est échappé d’un hôpital psychiatrique hier.  » Mais c’est peut-être une vision personnelle ;-)!