Texte de Sécotine

« Que je t’aime, que je t’aime, que je t’ai… »
Je coupe avant l’arrivée des cuivres. Je n’en peux plus de cette chanson, je n’en peux plus. Franchement, Canaille, fais un effort. Que tu calles et que tu tombes en panne pour un oui pour un non, c’est rageant mais je m’y suis habituée. Mais bon sang, cette vieille cassette coincée dans l’autoradio qui sort à plein tube des enceintes dès que je mets le contact, c’est plus possible. Je craque. Ras-les-oreilles d’entendre Jonnhy beugler à chaque démarrage. Et puis franchement, là, c’est pas le jour. Je suis déjà hyper stressée, alors ce serait bien urbain de ta part de ne pas me mettre cette chanson en tête pour la journée, je sens que ça va méchamment m’énerver. C’est pas vrai, je ne vais jamais arriver à l’heure ! Déjà ce matin entre la cafetière qui a fuit sur mon pantalon beige et les clés introuvables au moment de partir, ça va, hein, j’estime que j’ai rempli de quota pour la journée, là, alors va pas en rajouter. Allez, allez, comment il s’appelle, le saint des conducteurs ? Je sais plus mais d’un coup je me sens prête à lui ériger un autel sur le tableau de bord. Pitié Saint-Machin, fais que Canaille m’ammène à l’heure à cet entretien. J’y crois, vraiment, ce job est pour moi, il me le faut ! Alors pas de panne aujourd’hui, je t’en prie-prie-prie-prie ! … Et puis si tu veux bien faire un p’tit miracle en douce et faire en sorte que le chauffage fonctionne à nouveau, là, ce serait vraiment super chouette de ta part. Parce que là, bon, j’ai le bout des doigts violet, le nez rouge et les lèvres bleues. Magnifique, je suis un arc-en-ciel à moi toute seule. Avec en plus un teint de porcelaine, option après le passage de l’éléphant dans la boutique, tu vois. Et Canaille a le pare-brise qui givre des deux côtés. Oui, Saint-Machin, ma voiture s’appelle Canaille, je n’ai pas choisi, c’est l’ancien proprio qui l’a baptisée ainsi. Canaille non plus, je ne l’ai pas choisie, d’ailleurs. J’aurais du me méfier. Un nom pareil, c’était louche.
Oh non. Un feu rouge. Ne calle pas, ne calle pas, ne calle pas… J’ai fait le calcul, Canaille, ces cinq derniers mois, je t’ai accordé plus d’attention que moi. En équivalence garagiste / coiffeur- esthéticienne, t’es trèèèèès largement devant moi. Et je ne parle que du nombre de rendez-vous, parce que si je me lance dans le comparatif financier, je sens que je vais pleurer. Tu vois, c’est ça le problème avec toi. Tu m’as coûté tellement cher que c’est inenvisageable pour moi de te lâcher maintenant. De pièce détachée en heure de main d’oeuvre, tu ne dois plus avoir grand chose d’origine… Il ne te manque plus qu’un peu de tunning et tu serais l’équivalent mécanique de Pamela Anderson version famille Groseille. Si au moins tu voulais bien arrêter de tomber en panne tout le temps ! Quand c’est pas les bougies, c’est le carburateur, quand c’est pas le carburateur, c’est les disques… Tu as tout le temps un truc qui cloche ! Je serai contente quand tu seras morte, tiens ! A moi la nouvelle voiture ! Sans doute d’occasion, encore une fois… Mais qui sait, si je le décroche, ce boulot, avec enfin un vrai salaire à la fin du mois… Je pourrais aller voir mon banquier sans peur ni honte, ce coup-ci, et négocier un petit emprunt ? Une voiture neuve ! Qui ne cale pas ! Avec du chauffage, et un lecteur CD ! Ah, un lecteur CD, fini Jonnhy, la libération !
Mais d’ici là, faut que tu tiennes, encore au moins douze minutes. Neuf si tous les feux sont verts. Huit si cet abruti devant moi veut bien se décider à passer la troisième, c’est pas vrai, ils se sont tous donné le mot aujourd’hui ou quoi?

« Que je t’aime, que je t’aime, que je t’ai… »
Ouiiiii ! Que je t’aime la vie ! Et toi aussi Canaille ! Et toi aussi, soleil qui perce à travers les nuages ! Et toi aussi, contrat que je vais signer après-demain !
Ah, ma vieille Canaille, j’ai été injuste avec toi. Aujourd’hui tu n’as pas failli, Ô fidèle destrier de mes jeunes années ! Tu m’as amenée au royaume des lendemains qui chantent (le Jonnhy Halliday des années soixante, certes, mais on ne peut pas tout avoir), sans caller ni tomber en rade. Promis, je ne te dirai plus jamais autant d’horreurs. C’est pas vrai que tu es pourrie. T’es vieille, d’accord, mais à un point tel qu’on pourrait presque te qualifier de vintage. Je retire tout ce que j’ai dit. Je te garde, ma belle.

…
Mais tu veux pas démarrer, là, pour voir ?
Je rêve où ma première paye va encore être pour toi ?!

 

par Sécotine 
Sur mon blog (oui, j’ai un blog, ça arrive à des gens bien), je me définis comme « orthophoniste, bidouilliste, écologiste, féministe et autre trucs en -iste, mais pas triste ». Ce n’est pas totalement éloigné de la réalité, être plus honnête aurait été moins vendeur. Ceci dit, je ne suis pas à vendre, sauf à coup de fraises tagada et de tarte au maroilles, mais pas les deux en même temps, faut pas pousser.

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Voilà un texte qui réussi très bien à « camper » un personnage, à nous y attacher. La voiture est un prisme, un « prétexte » pour mettre en place des petits détails concrets qui rendent le personnage attachant (il n’y a pas à dire, mais les petits plans looses du quotidien, on s’y reconnait vite – ou alors c’est juste moi ?… !). Il y a également un « ton », une « tchatche » très bien rendue, et très cohérente, qui donne corps à ce personnage. Le changement de ton (râlerie/optimisme), tout en gardant une réelle unité de niveau et de type de langue, et en gardant également sous-jacent une unité de caractère du personnage (on comprend que, dans l’adversité comme dans l’enthousiasme, c’est un personnage « entier ») fonctionne également très bien.

Pistes de travail possible :
Ce texte est un genre de « huis-clos », de tête à tête voiture-conducteur. Il serait possible d’insérer dans le périmètre d’autres personnages, ou évènements, sans casser le fil de la narration. Des petites touches qui passeraient, et qui feraient vivre aussi l’alentour, l’environnement, le paysage. « Et toi, le petit loustic, là, vingt mètres devant, on est bien d’accord que tu ne vas pas malencontreusement balancer ton ballon dans les roues de ma canaille, hein ? On n’est jamais sûr de rien, côté freins, avec une voiture d’un âge aussi certain ». Ce n’est qu’un exemple, bien entendu, libre à l’auteur de créer ses propres peintures du paysage environnant !

Merci pour ce commentaires et ces propositions Gaëlle ! Je t’avoue que la limite des 4500 signes m’a un peu freiné… Au début, on se dit « wahou, 4500 signes, ça fait beaucoup ! », et puis en fait, non. J’ai tapé mon texte sans m’en préoccuper, et quand j’ai vérifié le nombre de signes, j’étais à plus de 6000 ! Trancher dans le lard a été difficile… Mais finalement positif puisque je trouve mon texte final plus… Aéré ? Fluide ? Plus mieux quoi ! (oui, je m’envoie des roses… )
Dans les éléments enlevés, il y avait justement des épisodes mettant en scène 2 personnages extérieurs, je vais penser à les retravailler un peu, pour voir.

Mais tu as raison de t’envoyer des roses! (à part que c’est pas franchement la saison, et ça, c’est mal. Des perce-neiges, peut-être?).

D’une manière générale, je trouve que travailler à « réduire » un texte n’est jamais vain. C’est un excellent exercice, ça oblige à choisir les bons mots, à travailler le ressenti, à ne pas céder à deux-trois facilités, à ne pas trop « s’écouter écrire ». Alors je veux bien croire que ton texte te semble plusse mieux en ayant été resserré. Pour ne pas que ça soit dissonant, ce que tu vas rajouter dedans maintenant va devoir s’écrire dans cette tonalité là aussi. Donc tu vas garder la fluidité, même si désormais tu rallonges.

En gros: le coup des 4500 signes, dans le cas présent, il a été pénible, mais pas vain! (na).

Bon travail pour la suite!