Texte de Zazie 6454 – « Becky Thomson » *

Becky MacAllister avait fini sa journée de travail, elle avait noté dans son registre de caisse les recettes du jour, et au vu de son sourire, elles étaient plutôt bonnes ! Depuis deux ans qu’elle avait ouvert son magasin à Plantersville, elle n’avait jamais regretté d’avoir vendu celui de Tupelo que Tom et elle avaient acheté en 1969.
Tom n’avait pas été un bon gérant, ni un bon négociant, ni un bon mari… c’était un bon à rien en fait ! Il était parti comme il avait vécu, sans éclat ! Il y avait une dizaine d’années, une énième soirée à jouer au billard avec ses copains de beuverie, le verre de trop, il était tombé raide mort du comptoir.
À leur arrivée, il y avait plus de vingt ans, c’était Becky qui avait pris en main le magasin. Elle avait toujours eu le sens des affaires, elle le devait à son père qui vendait des articles de pêche et de chasse dans son magasin THOMSON & Co à quelques miles du Pont Tallahatchie.
Alors, reprendre un magasin de souvenirs Elvis Presley, pourquoi pas ! Ah ça elle en avait vendu de la bimbeloterie à l’effigie du King, des boules à neige, des bols, des tasses, des briquets, des assiettes, des stylos, même des préservatifs, derrière le comptoir bien sûr. Elle ne comptait plus ses fous rires à peine retenus quand tous ces pseudo-sosies d’Elvis franchissaient la porte du magasin arborant blouson et banane, dans une démarche qui se voulait sexy, alors qu’elle était simiesque !  Mais les bénéfices qu’elle en retirait étaient plus que conséquents.

En 1990, Tupelo Hardware Compagny lui fit une belle offre de rachat de son magasin situé à deux pas de cette emblématique entreprise familiale, connue pour être le magasin où « Gladys Presley a acheté la première guitare de son fils ».
Pourquoi pas ! Depuis le temps qu’elle avait envie de quitter Tupelo pour un petit bourg tranquille.
Son choix se porta sur Plantersville, elle y racheta, rue de l’église, un antique magasin général qui faisait partie du patrimoine local depuis 1866. Épicerie, boulangerie, quincaillerie, droguerie, papeterie, on trouvait tout chez Becky’s Store.

Becky releva d’un geste vif sa belle chevelure noire, la roula en chignon qu’elle fit tenir avec son crayon de papier, rangea deux ou trois bricoles qui traînaient encore sur le comptoir, ferma sa caisse enregistreuse, attrapa le Daily Journal et descendit à l’aide de la manivelle le rideau de fer, puis elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de sa maison. Elle ouvrit la porte, fit glisser la moustiquaire et entra dans son salon. Elle alluma le lampadaire, suspendit son manteau au crochet mural, passa dans la cuisine pour prendre une bouteille de chardonnay dans le réfrigérateur et se servit dans un joli verre à ballon. Elle mit en marche son transistor. Elle s’installa sur son canapé, son verre à la main, déplia son journal et en commença la lecture tout en savourant son breuvage. Elle n’avait jamais le temps au magasin, il y avait trop de va-et-vient. Soudain, elle s’arrêta net, posa son verre, se rapprocha du journal et lut à voix haute pour être certaine qu’elle n’avait pas rêvé. « Nelly Neiboroughs a la douleur de vous annoncer le décès de sa fille Maggie, ses obsèques seront célébrées vendredi à 16 h au temple de Choctaw Ridge… ». Elle reposa le journal, et d’un geste calme elle prit une Lucky Strike, la tassa, l’alluma avec son Zippo « Elvis ». Elle aspira un peu de fumée puis expulsa de longues volutes de fumée, plongée dans ses souvenirs…

La première fois qu’elle avait revu Maggie, c’était au cinéma de Carrol County, un soir d’avril 1968, elle était devenue une jolie brune piquante, du genre que les hommes regardaient. Elle était accompagnée de deux jeunes gars et de son frère Oliver. Ils étaient assis quelques rangs devant Becky et juste avant que le film commence, elle vit Maggie se lever en poussant un cri strident, et s’agiter dans tous les sens sous les ricanements des trois garçons. Ils avaient glissé une grenouille dans le dos de Maggie !
Becky ne se souvenait pas du film, mais de Billie Joe MacAllister oui. C’était la première fois qu’elle le revoyait depuis l’école élémentaire. Elle en fut troublée, irrémédiablement.

Le hasard fit qu’elle le croisa à nouveau, un dimanche après l’office. Le jeune pasteur Taylor, nouvellement arrivé dans la paroisse, discutait avec Maggie, Oliver, Billie Joe et Tom, son frère. Becky restait à observer de loin le petit groupe bien qu’elle mourait d’envie de les rejoindre. Elle n’avait d’yeux que pour Billie Joe, attirée par son côté à la fois, rebelle, et fragile, son allure encore juvénile et surtout ce regard d’une telle intensité comme si un feu le consumait de l’intérieur. Elle lui trouvait une folle ressemblance avec James Dean dans la Fureur de Vivre, ce film qu’elle avait vu des dizaines de fois. Elle sentit un regard sur elle, mais hélas ce n’était pas celui de Billie Joe, mais celui de Tom son frère qui lui fit un léger signe de la main. Becky lui répondit furtivement. Il ne lui plaisait pas, elle lui trouvait un air indolent et mou comme un chamallow. Tellement différent de Billie Joe.
Un jour où elle eut la surprise de voir Billie Joe arriver dans le magasin de son père, il voulait pêcher et avait besoin de petits vers. Elle aurait aimé lui proposer d’aller au dîner à côté boire un verre avec elle après son travail ; mais elle parvint à peine à lui dire trois mots, son cœur était vrillé. Un samedi soir, elle revit toute la petite bande lors de la projection du Lauréat au drive-in de Choctaw, pour l’occasion le père de Billie Joe et Tom avait prêtée à ses fils, sa Mustang bleu métallisé cabriolet, ils avaient invité Maggie et Becky à partager pop-corn et coca-cola avec eux… Billie Joe avait ouvert la porte à Maggie, elle s’était assise à côté de lui, Becky n’eut pas d’autre choix que d’être à l’arrière avec Tom. L’atmosphère de volupté et de sensualité du film se propagea bientôt dans la voiture, la magie de «A sound of silence » fit le reste : Maggie embrassa Billie Joe ; Becky se laissa embrasser par Tom, elle pleurait.
Durant quelques semaines, elle avait prétexté beaucoup de travail pour ne plus voir Tom. Depuis la réserve du magasin, chaque fin de journée, elle apercevait de l’autre côté de la rue au dîner Memphis Billie Joe et Maggie, tantôt assis sur une banquette en simili-cuir rouge à se bécoter tantôt à danser lascivement devant le juke-box. Elle souffrait terriblement, mais espérait toujours. Jusqu’à ce jour funeste du 3 juin, où comme une traînée de poudre, arriva l’horrible nouvelle : Bille Joe MacAllister avait sauté du pont Tallahatchie.
Becky sortit de ses songes, écrasa sa cigarette et se resservit un verre de chardonnay. La radio diffusait « A sound of silence »…


Photo : page Facebook de Plantersville, MS Community Information

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D’abord une remarque globale destinée à Francis. J’ai beaucoup aimé ce travail. c’est très intéressant de retrouver les personnages éclairés de façon très différente.
J’ai bien aimé ton texte Zazie. L’ambiance y est bien rendue, des détails à foison. Tout est joliment décrit. Mais the « sound of silence » m’a laissée sur ma faim (fin… ). Toute ma lecture était animée par l’envie de savoir ce qui avait « poussé « Billie Joe à ce geste désespéré. Et tu as choisi de ne pas livrer le secret !

Mais nan, pas un poil de paresse, moi aussi j’ai cru que dans cette façon « roman », il était de bon ton de laisser ouverte la porte pour le chapitre suivant… qu’on était pas obligé de résoudre tout dans notre texte… enfin, bon, Francis nous éclairera… en tout cas, c’est aussi pour ça que mon texte n’a pas de fin…

Je vais répondre à cela dans le forum : chute ouverte/fermée

A sound of silence…chanson propice. Elle m’a accompagnée lors de l’atelier en juin.
J’ai fait comme toi, Zazie, pour cette proposition, mettre l’accent sur un personnage et non sur la raison du suicide de Billie Joe. Becky est bien croquée, typique de l’époque. J’ai plus eu la sensation de regarder une scène de film que de lire une nouvelle . Merci pour ce moment.

Eh oui, on ne saura pas pourquoi ! Mais c’est une belle histoire et un beau personnage de femme. On est tout à fait dans l’ambiance.
Bravo et merci Zazie6454 pour ce texte nostalgique, nostalgie accentuée par la musique !

La culture américaine est très bien décrite, la psychologie du personnage est parfaitement cadrée, quant au pouvoir de la musique associée au chardonnay, c’est juste parfait.

Ah oui, le chardonnay ! C’est le verre de vin qu’on retrouve dans tous les romans américains. J’ai trouvé, à l’instar du choix de ce vin blanc (pas mauvais au demeurant !) que tout ton texte était à l’avenant. Il est bâti autour d’une Amérique qu’on connait pour avoir lu et relu des romans venant de là-bas. Du coup, la vie de Becky est décrite à la façon d’un romancier américain qui sait de quoi il parle. J’ai trouvé ça très fort !

On retrouve bien en effet les images de l’Amérique : il faut rendre hommage aux livres et aux films qui les ont forgées mais ce texte leur rend honneur.

Au risque de dire une banalité, je trouve que ton texte éclaire bien une société américaine qui tourne autour des hommes. Presque tous les textes de notre atelier que j’ai lus pour l’instant ont des femmes pour personnage central et je trouve qu’elles sont très mises à mal. Ce ne sont pas des héroïnes à la Jane Austen avec quelques moyens pour se défendre… Je trouve ces héroïnes dans un rapport de domination assez marqué, ne trouvez-vous pas…Mais je me trompe peut-être dans mon approche, c’est une sensation.

(Bon vu la chanson de départ, il ne fallait s’attendre non plus à beaucoup de badinage)

Je dirais que ta Becky, Zazie, apporte avec son verre de chardonnay un regard juste et distancié sur les actions des hommes.
Il me semble que c’est, en partie au moins, le ton de la chanson.
Merci pour cette belle personne.

Si (à mon sens) Khea a fait de l’ambiance, Zazie a fait quant à elle du contexte au travers de personnages qu’on ne retrouverait pas forcément, comme dans un roman choral, mais qui permettent au départ un point de vue permettant de planter la ville, le décor, l’époque, le contexte, via notamment des petits détails d’objets, d’époque (et quelques coups de chardonnay, le détail américain bien vu :-))… Ce pourrait être, en cas de roman, une autre ouverture premier chapitre (Melle47 focus sur un personnage, là on est plus large tout de même sur la ville je trouve quoique ce soient des souvenirs individuels), sur un passage en revue de gens qu’on reverra ou non, impliqués plus ou moins ou non et qui ont chacun le fragment d’une histoire qui va être, si le texte continuait, plus collective à mon avis que centrée sur Billie Joe. D’ailleurs la fin du texte de Zazie, très en pudique sensibilité par ailleurs, annonce le début de la trame (plus exposée dans la chanson). Et le sound of silence, est la musique du générique, qui par ailleurs annonce la couleur : cette ville étouffe, va étouffer les secrets et chacun aura sa part.

Je continue mes lectures des textes avant de lire les commentaires et notamment ceux du Grand Maître Yoda… 😉
Un beau flashback qui entraîne dans cette Amérique blanche de la fin de années 60. Bravo.
Bravo aussi d’avoir inclus la légende Elvis dans le décor, même sur des bibelots à son effigie.
Et le la BO est très bien choisir aussi. Sound of Silence pour un suicide. Le Lauréat pour un garçon qui ne sent tellement pas à sa place qu’il préfère se jeter d’un pont. Tout est dans les détails…

Elle est un brin rebelle cette Becky émancipée. Elle a bourlingué, ça se sent, et puis ces hommes autour d’elle… Du coup (comme dirait Francis), on s’attache. Et avec tous ces détails sur sa vie, on se l’imagine bien au quotidien… dans une Amérique tout à fait réelle.

Ce texte m’a beaucoup plu par son côté descriptif en particulier le passage qui précède l’annonce de la mort de Maggie. Ton histoire est loin d’être finie. J’aimerais bien savoir ce qui est arrivé à Maggie (qui meurt avant sa mère quand même), pourquoi Billie Joe a sauté du pont, comment Maggie, son amoureuse a réagi. Enfin tout ça quoi. Donc, j’ai une seule question : le roman c’est pour quand?