Texte de Zazie6454 – « Triple buse » *

« Rentrez vos poules, je lâche mes coqs ! »  Quand la Germaine sortait de chez elle accompagnée de ses trois grands gaillards, elle n’était pas peu fière de lancer cette phrase à la cantonade. Elle jubilait de voir les rideaux des fenêtres voisines bouger vivement et imaginait sans peine les regards outrés de la Liselotte, la tête de linotte ou de la Bernadette, la vieille chouette.
Elle était comme à la parade la Germaine, faisant la roue comme un paon, parce que tout de même ces trois beaux gars, c’était elle qui les avait pondus il y a vingt ans, non ? Tout le village de Trifouillis-les-Oies se souvenait de la première fois où elle était apparue au détour de la rue principale, se dandinant comme une dinde bien charnue, et poussant crânement son landau avec ses triplés qui piaillaient comme des serins. Une prouesse historique qui avait eu les honneurs du canard local avec la photo de Germaine portant sur sa grosse poitrine gorgée de lait sa triple nichée.
Unis comme les trois pattes d’un canard, les frangins poussèrent librement dans la campagne meusienne plus adeptes de l’école buissonnière que de l’école tout court. La Germaine n’en avait cure, personne n’avait droit de toucher à ses poussins.
À commencer par le Jeannot, son mari, qui comprit à la seconde où la triplette de Germaine était sortie qu’il serait le dindon de cette farce que la vie lui avait servie à son retour de la Grande Guerre… comme s’il n’en avait pas déjà assez bavé comme ça dans la tranchée « de la Caille » ! À son compteur ce jour-là, le 21 février 1916, il avait dézingué avec son Lebel trois jeunots casques à pointe ! Faut croire que Dieu était rancunier, Il s’était bien vengé le Vieux Barbu en lui refilant les triplés neuf mois après son retour.
Il en avait pris son parti et préférait taper le carton avec Dédé et le Fernand à La Poule Mouillée, le bistro d’Armand, au moins là, on lui fichait une paix royale… Chez lui, Jeannot avait le sentiment de vivre enfermé dans une cage alors dès qu’il le pouvait, il s’envolait à grandes enjambées retrouver ses camarades de l’usine textile autour d’un amer bière.
De toutes les façons, c’était sa femme qui avait décidé de tout, même le prénom qu’elle avait dû décliner en trois versions Marcel, Marcelin et Marcus en respectant l’ordre d’arrivée du tiercé s’il vous plaît !
L’instituteur, monsieur Paul, avait lui aussi baissé les bras devant l’ignorance crasse de ces jeunes étourneaux écervelés, il en vint même à penser que leur cerveau avait été divisé en trois morceaux équivalents de nullité. Des perroquets idiots, voilà ce qu’ils étaient, disait monsieur Paul à madame Paul le soir en rentrant après la classe. Et pour faire rire sa jeune épouse, monsieur Paul prenait pour perchoir la chaise en bois, debout, posait ses mains sur ses hanches et prenait l’air ahuri de la poule qui découvrait un ver de terre en criant d’une voix nasillarde « Marrrrcel, Marrrrrcelin, Marrrrcus ».
Les années passèrent… ces trois inséparables que seule Germaine savait différencier avançaient dans la vie sans grande ambition hormis celle de prendre du bon temps et de rester toujours ensemble dans leur village. Ils partageaient tout, en particulier les conneries dont se plaignaient souvent les administrés à monsieur Le maire. Oh !, ce n’était jamais très méchant, mais à la longue c’était fatigant. Jeannot était devenu sourd, un dommage de guerre dû au vacarme assourdissant des tirs d’artillerie dans les casemates, alors toutes ces histoires sur ses trois fils, il ne les entendait plus. Quant à Germaine, elle volait dans les plumes de la première qui venait cancaner sur ses fistons, et vu son poids, ce pouvait être lourd de conséquences !
Dans le village, ce soir du 14 juillet 1939, la fête battait son plein, comme tous les ans. Germaine plastronnait et surveillait, en se tordant le cou comme un grand-duc, l’arrivée de sa multiple progéniture. Elle aperçut alors marchant au pas de l’oie, triomphalement, les jabots en avant, dressés sur leurs ergots, ses trois jeunes coqs, vêtus de leurs uniformes de jeunes soldats. Ils étaient en permission et avaient hâte de se trouver trois poulettes replètes pour le bal… Ce fut leur dernière soirée.
Ils avaient sauté tous les trois sur une mine française ! Un problème de lecture de carte d’État-Major selon les rumeurs…
Pour rendre un hommage appuyé à ces enfants du pays, le 8 mai 1947, monsieur le maire et son conseil municipal, entourés des huiles départementales, rebaptisèrent leur village du doux nom de Triconville*.


*NdlA : ce village existe et au cours d’un rallye, était posée la question suivante : où se situe la ville aux trois cons…
Photo du haut : maison de caractère en vente à Cousances-lès-Triconville (Est Républicain).
Photo ci-dessous : la preuve fatale :

 

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Jouissif ! J’ai l’impression que tu t’es régalée à introduire ainsi dans ton texte tous ces noms d’oiseaux ! Ça donne une histoire sympathique qui sent la France profonde et une époque révolue.
Ton humour était comme toujours présent, et ça donne un récit bien agréable à lire ma foi ! J’en redemanderais volontiers… 🙂

Édité 2 années depuis que c'est paru - par Betty

J’ai adoré ce texte. Une vraie jubilation de mots et d’expressions. Et puis en tant qu’amatrice des toponymes burlesques, Triconville a fait recette. Bravo!

Bel exercice de style, et bien drôle de Zazie qui nous a lâché tous les volatiles possibles. J’ai l’impression — de mémoire — que Zazie a un goût pour la toponymie et les bleds improbables, non ? (il y a eu d’autres nouvelles, je crois). On attend donc le Guide Zazie de La France Burlesque avec impatience ! Ce qui m’intrigue pour le coup c’est le processus de création : est-ce que l’histoire s’est écrite d’elle-même par ajouts successifs d’expressions, oiseaux, termes, ou était-elle imaginée auparavant et a été ensuite enluminée par le corpus ornithologique, ou, enfin, s’est-elle construite en parallèle (c’est-à-dire que piochant dans le corpus, cela a agit sur le fil et les personnages en miroir) ? (C’est une question rouge, ding ding, ding, aujourd’hui le jeu des mille euros est à Triconville). Dans tous les cas, c’est très intéressant parce qu’il faudrait y compter le nombre de contraintes (même si on sait que la contrainte aide à l’écriture). En atelier d’écriture en présentiel je soumets parfois les gens à 17 questions et une fois qu’il y ont répondu, ils doivent utiliser toutes leurs réponses dans le texte. Cela génère toujours un peu le même genre de texte (un début de polar, mais les questions sont orientées) et les gens y arrivent en fait facilement ( à leur propre surprise) malgré le nombre de contraintes. Là, j’ai l’impression qu’il y en a tant qu’on se dirait que ce serait trop difficile (si ce sont les contraintes qui ont façonné l’histoire), mais en tout cas c’est réussi avec virtuosité (même si la chute est improbable, que la mairie insulte des morts, même très cons, au combat, mais on s’en fiche, on jubile :-)).

j’avais vu pour les fromages en cherchant des photos… Donc c’est la contrainte de départ + la volonté de décliner le corpus + l’envie d’arriver à Triconville qui ont « créé » l’histoire (non, c’est vous bien sûr ; mais je me comprends). Toujours fascinant comment la création se produit. Eh bien quoiqu’il en soit, bravo.

Pour reprendre bernadette, c’est très chouette. Il y a du rythme, de la fantaisie et de l’humour et le caractère de chaque personnage est bien ancré. Tout comme l’esprit de village où tout le monde se connaît. Et les références aux poules et autres oiseaux rajoutent à l’univers créé et au côté populaire, et c’est facile à lire. Bref, c’est très habile et la fin est trop drôle !

Autre note:

un amer bière – à moins que ce soit une expression que je ne connais pas, petite erreur typographique

J’ai eu un petit doute avec la date, parce que la mobilisation générale a commencé en septembre, mais en fait, si, ça marche parce qu apparemment il y avait déjà eu d’autres mobilisations en 35 et 38…

Ah oui. La date de 39… et j’ai pensé qu’ils étaient morts au combat… Mais juillet la guerre n’était pas déclarée.
Décidément pas doués les trois… 🙂

Édité 2 années depuis que c'est paru - par Francis

AHH!! j’adore le picon en plus. Pardon je ne connaissais pas.
Oui, c’est logique pardon. C’est juste moi et l’histoire, d’habiter en Pologne j’ai toujours la date du premier septembre en tête.

Ah oui, il y a donc bien une ambiguité… Petit détail à caler…

On dit ça en journalisme aussi. Si un seul lecteur ne comprend pas, ou mal, il faut réécrire.

Et bien, c’est la fête au pays ce texte.
ça sent la terre dans l’écriture et la jubilation de son auteure à l’écrire…
J’ai retrouvé l’ambiance de mes vacances de gamin dans la ferme picarde de la famille… les regards , les ragots, la place de l’instituteur du village… et la présence constante des références aux guerres qui ont gravées la terre.
Ce texte porte à mon sens une vraie profondeur française.