Texte d’Emije

J’aperçois les falaises de grès colorées en orange. Dans ma tête, tout se bouscule. Nous, nos rires, nos projets. Ton sourire ne me quitte pas. Des larmes coulent doucement. Je roule derrière le 4 X 4 chargé de tout le matériel. La poussière, au passage de ses énormes roues sur le chemin de terre me parvient en plein visage. Les yeux me picotent, les larmes se mêlent aux gouttes de transpiration et ce putain de casque qui m’empêche de respirer, je n’ai qu’une envie, le balancer. Je prends mon mal en patience et décide de ne pas me laisser envahir par les émotions, du moins, pas tout de suite. Je suis à la fois excité et frêle de ce que tu m’as demandé.

Le conducteur me fait signe de m’arrêter. Il me dit qu’il va prendre une autre route pour pouvoir atteindre le sommet, tout préparer de là-haut et m’explique où laisser ma moto. Il ne me reste que quelques kilomètres et me voilà arrivé. Je suis époustouflé, de nouveau l’air me manque. Le site est grandiose, le massif unique, j’en tremble, j’ai le trac. Vais-je réussir à la grimper ?

J’ouvre mon sac à dos avec tout le matériel. Cela fait trois mois qu’il est resté enfermé. Depuis ce jour-là, je n’ai pu y retourner. Je sors casque, système d’assurage et les derniers chaussons que tu m’avais offert. Tu avais pitié des miens qui commençaient à être fatigués. Ma pulsation cardiaque doit atteindre les 130 battements minute au repos. Des images de toi, de nous rejaillissent en pleine face. Et là tu m’aurais dit : « allez Marco, ressaisis-toi, équipe toi, regarde la et va t’accrocher à elle ». Ton humour et ta belle sensibilité me manquent. Allez, c’est parti …. Me voilà en bas d’un mur et d’une voie ouverte de folie portant le doux nom de « Guerre Sainte ». Nous nous étions préparés physiquement et psychologiquement à la grimper ensemble mais la vie ne t’en a pas laissé le temps. Du temps, j’en ai pris aussi pour grimper en solo sans compagnon de cordée. Tu me faisais sourire quand tu disais de moi que j’étais un fort grimpeur.

La couleur de la roche est magnifique, l’escalade est aisée dans les premiers instants. Je prends un plaisir fou, mais viennent vite les difficultés avec une dalle trop lisse, des pièges, des impasses. La voie est exigeante. C’est aussi pour ça que j’aime escalader, l’absence de suite connue et une insécurité délicieuse opèrent un charme particulier. Je respire calmement, prend le temps de réfléchir comme je l’ai toujours fait, ce terrain de jeu me fascinait. Mon sang-froid te subjuguait. Tu aurais aimé être aussi posé, sachant prendre du recul dans les situations compliquées. Je t’y avais doucement amené mais il te manquait sans doute encore un peu de sagesse ou de maturité. Après une journée de grimpe me voilà au sommet, Samir m’y attendait.

Le bédouin, comme je l’appelle m’avait préparé du thé à la menthe et des pâtisseries orientales dont lui seul avait le secret. Nous nous sommes assis et avons échangé quelques mots en français puis nous avons admiré le coucher du soleil. Un moment de pure beauté. La roche de grès était scintillante, elle transpirait tout ce qu’elle pouvait d’ocres, d’orangés, de dorés.

La nuit commence à tomber, il n’est que seize heures. Samir doit rejoindre femme et enfants au village. Il est temps pour lui de me dire au revoir et de me souhaiter bonne chance mais avant de me quitter il tire de sa poche une photo d’une vieille voiture dont il est très fier, une voiture qu’il a retapée. Je lève alors le pouce, poing fermé pour lui signifier, bien joué ton travail de réparation de la vielle caisse.

Il est temps pour moi de préparer mon bivouac, simple et rudimentaire avec sac de couchage, nourriture déshydratée, barres de céréales, eau, lampe torche et toi …..

Tu me l’as écrit il y a trois mois sur un bout de papier alors que tu étais intubé et que tu ne pouvais plus parler. Seule une mobilité très réduite de la main gauche te permettait de tracer des traits incompréhensibles qu’il nous fallait déchiffrer. Après ce terrible accident de moto, tes jours étaient comptés malgré une envie invraisemblable de continuer à vivre et d’exister. Ton état s’est dégradé assez rapidement. Heureusement que tu m’as laissé le temps de te dire combien je t’ai aimé, que j’ai été plus qu’heureux à tes côtés. Nous avions le projet de nous marier dans le petit village de Moustiers-Sainte-Marie réputé pour son étoile suspendue au-dessus du vide. Mon étoile à moi s’en est allée.

Ce site, tu en rêvais, nous étions prêts à l’escalader ensemble, tu avais mis de l’argent de côté pour payer ton billet et pour que nous puissions visiter ce pays au bel itinéraire, la Jordanie, sur les traces de Lawrence D’Arabie.

Tu rejoins désormais l’orange, le jaune et l’or du désert. Tes cendres sont dispersées, ton vœu est exaucé.

Par Emije

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Emije nous emmène ce mois-ci grimper le Djebel Nassrani (oui, j’ai cherché où était cette « guerre sainte », et j’ai été j’avoue assez époustouflée par les photos, c’est beau, par là-bas, merci pour le voyage…). C’est une aventure physique et mentale, une ascension de la paroi tout en étant une sorte d’ascension des souvenirs. Il y a deux « voies » parallèles, en quelque sorte : celle du rocher, et celle de la mémoire. Et il faut gravir les deux pour arriver au « sommet » du récit : l’adieu à l’être aimé disparu, adieu sublimé par la beauté et l’immensité du lieu. Je trouve, Emije, que ton texte dégage beaucoup d’émotion, sans verser dans le pathos. Et c’est un équilibre très important (bien que difficile) à trouver pour ce genre d’histoire. Tu insistes sur certaines choses qui pourraient paraître anodines (le casque qui gêne, la photo de la voiture réparée, par exemple) mais qui ne le sont pas, car c’est ce mélange de « petites » et de « grandes » choses de la vie qui fait la force de ce genre de moment, et tu le rends très bien. Il y a quelque chose de très « résilient », de presque « doux » dans la façon dont tu nous contes cette histoire pourtant triste, sans doute aussi parce que tu appuies ton texte sur l’immensité et la beauté de la nature, qui « apaise » tant. Personnellement, j’ai beaucoup aimé cette tonalité émotionnelle.

En revanche, Emije, il me manque quelque chose de flagrant, dans ton texte : c’est le récit de l’ascension. Tu as peut-être, sans doute, été limitée par le nombre de caractères dans le contexte de l’atelier, mais il va falloir que tu nous l’écrives, cette « grimpe », pas simplement que tu la résumes en une phrase ! Mine de rien, c’est le cœur de ton texte. L’éluder nous laisse grandement sur notre faim. Durant cette ascension, il va se souvenir, avoir mal, avoir peur, pleurer peut-être, être très heureux, s’émerveiller, avoir des décharges d’adrénaline de fou, avoir le sentiment que c’est trop dur pour lui, etc… Tout ça il faut nous le raconter, comme si on y était, parce que c’est ce qui fait le sens même de ton texte. La dispersion des cendres n’a de sens que parce qu’il a grimpé avant… Et l’entrelacs entre l’effort physique et l’effort mental, entre la joie et la peine, réellement raconté, donnera encore plus de force et de profondeur à ton texte, je pense. Là, on ne fait que le deviner, l’imaginer. Ce serait mieux qu’on le lise.

Vraiment émouvant et tout en finesse. Même sensation de manque (le mien) sur la grimpe, même si tu l’écris finalement comme un pur effort physique et de concentration, ou si tu donnes des détails émotionnels sans les pensées ou sur le mental…

Merci pour vos retours et commentaires. Effectivement j’ai été limitée par les caractères dans la description plus poussée de la grimpe et de ses sensations et ressentis. Je vais essayer de retravailler en ce sens courant de cette semaine.

Chic! 😉

Il est beau ton texte ! J’aime l’émotion qu’il dégage
Effectivement, quelque chose de plus détaillé sur l’ascension serait top !
(Et Merci Gaëlle pour le nom du lieu, je suis allée voir, c’est vrai que c’est grandiose !!)

J’avoue que j’ai relu le texte d’Emije avec les photos du lieu en tête, et que c’était encore plus puissant.

Je vais en décevoir quelques unes, je n’ai malheureusement pas eu le temps de revenir sur mon texte, j’en suis désolée. J’y reviendrai cet été, tranquillement. Je ne suis pas assez disponible dans ma tête. La vie vient parfois vous faire prendre des décisions et vous devez vous sauver avant que le bateau ne coule (burn out, harcèlement professionnel déguisé). Je voudrai remercier vivement Gaëlle et les participantes pour ces moments de douce créativité, votre bienveillance, vos commentaires enjoués, pertinents. J’ai passé d’excellents moments même si j’ai été moins présente au fil du temps. Je vous souhaite de passer un bel été et j’espère de tout coeur, à la rentrée.

Prends soin de toi, Emije, surtout. Et ne sois pas désolée, j’ai coutume de dire qu’un texte, un livre, n’a pas de date de péremption. Tu pourras le reprendre plus tard à ta guise. 🙂