1913 (Février) : Edmond – par Ktou14

Février 1913
Excellent garçon, 25 ans, bien, famille honorable, espérance 16 000 francs, épouserait demoiselle avec tache ou veuve fortunée.

Mai 1917

L’horloge comtoise de tante Germaine est arrêtée. Nous sommes le 2 mai 1917.
Edmond ne reviendra pas de la guerre.

Je serai une veuve digne, je reste seule avec une petite fille à élever.
Je serai une veuve fière : mon mari est mort pour la France. Le Chemin des Dames a pris mon homme.
Je ne serai pas une veuve triste…

Février 1913

L’hiver ne relâchait pas son emprise. Nous étions rassemblées autour d’un agréable feu de cheminée, ma mère, ma sœur et moi, pour des travaux de couture qui, depuis bien longtemps ne me passionnaient plus. Je brodais donc, rêveusement, le trousseau de ma sœur cadette qui, âgée de 13 ans, venait de quitter l’école, comme le faisaient la plupart des filles.

Si mon père entendait bien faire suivre à mes frères des études qui, un jour ou l’autre, leur permettraient de reprendre l’affaire notariale et familiale, il n’avait jamais envisagé que ses filles apprennent autre chose que tenir un ménage. Et depuis deux ans maintenant, je n’entrais plus dans ses projets.

Je ruminais ces tristes pensées lorsque l’auteur de mes jours entra dans le petit salon, tout excité et brandissant comme il l’aurait fait d’un trophée l’exemplaire du Chasseur Français qu’il avait reçu le matin même. Dès les débuts de sa parution, il s’était abonné à cette revue, ce qui ne laissait pas de m’étonner, car mon père n’était ni pêcheur ni chasseur. Toute la famille souriait avec attendrissement à cette petite manie, dont j’ignorais encore le rôle primordial qu’elle allait jouer dans ma vie.

Il demanda à ma mère de le suivre dans son bureau, ce qui arrivait si rarement que la pauvre femme semblait marcher vers l’échafaud ! Leur entretien dura très longtemps. Ma sœur et moi nous regardions, à la fois inquiètes et mal à l’aise : ma sœur ne m’adressait plus guère la parole, j’étais devenue le vilain petit canard de la couvée !

Aussi quelle ne fut pas ma surprise lorsque ma mère et mon père revinrent, ce dernier me demandant sèchement de le suivre à mon tour. Je m’installais dans le fauteuil en face de lui.

Mon père avait toujours été avare dans l’expression de son affection. Nous vivions dans une famille pour qui toute démonstration de sentiment équivalait à de la faiblesse. Lorsque que nous étions « convoqués » dans son bureau, c’était à coup sûr pour une réprimande, plus ou moins sévère selon l’objet du délit, mais aussi selon qu’il avait en face de lui un fils ou une fille !

Aujourd’hui mon père ne me faisait plus peur, le respect et l’affection que j’avais pour lui avaient fondu comme neige au soleil et j’attendais, avec quelque curiosité, de savoir ce qu’il allait me dire.

« Bien, je viens de régler le problème de ton avenir. » Je ne réagis pas à cette entrée en matière dont je ne savais si elle représentait une menace ou une simple information. Je penchais cependant pour la seconde hypothèse.

Il me mit sous les yeux la revue du Chasseur Français en me demandant de prendre connaissance de l’annonce qu’il avait encadrée en rouge et qui brillait par sa brièveté :

« Excellent garçon, 25 ans, bien, famille honorable, espérance 16 000 francs, épouserait demoiselle avec tache ou veuve fortunée. »

Le ciel me tombant sur la tête ne m’eût pas autant assommée. J’ouvris la bouche pour dire à mon père ce que je pensais de cette annonce, mais n’eus pas le temps d’articuler le moindre mot.

« Les faits sont là. Tu as déshonoré la famille de façon éhontée. J’avais pour projet de t’enfermer à jamais dans un couvent. Tu ne dois qu’à ta mère d’avoir pu revenir vivre avec nous. Mais pour moi, tu n’existes plus, et tu vas m’obéir. »

Sortant du bureau sans même en demander la permission, je me réfugiai dans ma chambre, bien décidée à ne pas lui offrir les larmes que je sentais monter en moi …

Mai 1911

Ma petite sœur revient tout excitée de l’école. Des saltimbanques se sont arrêtés dans notre petite ville pour deux jours et, pour appâter le chaland, ont commencé leurs tours de magie à la sortie de l’école, devant les enfants émerveillés. Ma mère nous autorise, pour notre plus grand bonheur, à nous rendre sur la place où déjà sont rassemblés grands et petits, dont les yeux brillent de plaisir. Les distractions sont si rares chez nous !

C’est une famille entière qui enchaîne devant nous tours de magie, dressage de chiens, acrobaties et clowneries diverses. Un bel adolescent brun aux yeux foncés, d’une dextérité époustouflante, jongle avec des balles, des quilles et autres ustensiles. Je ne le quitte pas des yeux, fascinée par son adresse et sa beauté. Nos regards se croisent… et ne se lâchent plus. Je suis ensorcelée, chavirée par ce qui m’arrive. J’ai 16 ans, je rêve d’amour, je rêve d’ailleurs.

Après leur petite prestation, il m’a suivie jusque chez moi et ce soir il est là, sous ma fenêtre. Ce soir, c’est une autre fenêtre que j’ouvre et je vais enfreindre tous les codes imposés par la société, je vais faire fi des convenances, de la morale, de la conscience.
Je connais par cœur le petit bois qui se trouve non loin de chez nous, à la lisière de la ville. Je le prends par la main et je l’emmène au creux d’une couche improvisée. Dans la douceur d’un été qui approche à grands pas je lui offre ma jeunesse et ma gourmandise. C’est du moins ce que je crois. En réalité, je lui donne beaucoup plus…

Février – mai 1913

Mon père entama les démarches afin de rencontrer le jeune homme de l’annonce. Bien entendu, je n’étais pas tenue au courant, quantité désormais négligeable. Quelques semaines passèrent. Je me sentais animée d’un espoir fou : celui que ma « candidature » n’ait pas intéressé cet homme dont je me demandais avec angoisse ce que cachait la prose. Qui irait s’encombrer d’une jeune fille avec tache plutôt que d’une veuve riche ou d’une jeune fille sans tache ? Je n’osais imaginer de quels défauts était porteur celui qui s’annonçait ainsi. Le regard profond et sombre de mon prince sans nom revint me hanter.

Un matin cependant, mon père nous annonça que mon prétendant viendrait manger avec nous le dimanche suivant et qu’ils concluraient ce jour-là les modalités du mariage. Les dés étaient jetés, je n’avais rien à dire.

Lorsque le dimanche arriva, je tenais à peine debout tant le chagrin m’avait tenue éveillée pendant ces deux jours. Mon père accueillit d’abord longuement mon futur. Car c’est ainsi et avec lui que je conjuguerai dés lors mon présent.

Lorsque ma mère vint me chercher dans ma chambre, elle me demanda froidement d’être polie et courtoise avec notre invité. Il était si loin le temps de notre complicité que je ne pouvais me hasarder à lui demander ce qu’elle en pensait. Comme j’aurais aimé me blottir contre elle pourtant !
J’entrais dans le petit bureau en baissant les yeux, pour mieux reculer l’instant fatidique. Mon père fit des présentations rapides et j’appris que mon fiancé s’appelait Edmond. Je rêvais d’un Juan ou d’un Pablo. Mais il me fallait assumer et je levais donc la tête. Je ne sais ce qui me frappa en premier : la tournure mince et élégante de mon prétendant ou son visage défiguré, qu’une balafre coupait en deux, donnant à sa bouche distordue un air cynique et méchant qui se reflétait sur toute sa personne. Je me cramponnais au petit guéridon sur lequel je m’étais appuyée pour ne pas hurler ma douleur.

La suite se perd pour moi dans un brouillard infini. Le repas sembla durer au moins trois heures. Mes frères se jetaient des regards épouvantés et ma sœur étudiait le dessin de son assiette avec une attention extrême. Dieu merci, on nous laissa à peine en tête à tête et mon père s’enferma avec son futur gendre pour parler de choses sérieuses.

Lorsque notre invité repartit, après avoir baisé une main que je ne lui accordais qu’avec réticence, j’appris que notre mariage serait célébré à la fin du mois du mai à Paris, où demeurait mon promis, dans la plus stricte intimité. Point final.
Jamais sans doute dans notre famille on n’avait vu une jeune fiancée porter aussi peu d’attention à son trousseau, à sa robe de mariée, à ses rêves de jeune femme.

Les semaines s’enchaînaient en un bruissement ininterrompu autour de moi, Couturière et coiffeuse se succédaient pour parer le vilain caneton de jolies plumes.
Et la date fatidique du grand jour arriva….

Mai 1911

Quelques courtes semaines après cette nuit qui m’avait apporté tant de délices et de bonheur, je me sentis mal en point un matin et ne pus me lever. Ma mère, alertée, me concocta une tisane dont elle avait le secret et m’invita à rester au lit. Je ne me fis pas prier : ainsi avais-je tout loisir de penser à mon bel amour, dont je savais bien pourtant que je n’avais pratiquement aucune chance de le revoir. Il m’avait promis de repasser dans notre petite bourgade. L’a-t-il fait ? Je ne le sais pas, car ce fut moi qui partis un beau jour ; les malaises s’étant plusieurs fois répétés, ma mère fit venir un médecin et le diagnostic tomba : j’étais enceinte.
Une bombe tombant sur la maison n’aurait pas entraîné pire séisme que celui que provoqua la nouvelle. Mes parents me tinrent recluse dans ma chambre en attendant qu’une solution se fasse jour.

Mes frères et ma sœur ne devaient pas m’adresser la parole. Je restais relativement indifférente à ces mesures. Mon imagination, mes souvenirs, cet enfant que je portais, tout me parlait de mon bel amant et nourrissait mes songes.
Il fut enfin décidé que je partirai chez la sœur de mon père, une vieille fille revêche qui habitait un petit manoir dans l’Yonne. Si je n’aimais pas ma tante, j’adorais sa propriété et me réjouissais de pouvoir y passer tranquillement les derniers mois de ma grossesse.

Ma tante ne m’adressait pas plus la parole que ne le faisaient mes parents, mais au moins n’étais-je pas consignée dans ma chambre. Je pus au cours de cet été, profiter pleinement de la ronde et chaude campagne bourguignonne.

Je parlais de son papa à cet enfant qui commençait à se manifester, le caressais, tout en ravalant les nombreuses questions qui m’assaillaient : ma tante ne s’était jamais mariée, n’avait pas eu d’enfant, comment aurait-elle pu me rassurer ? Je la voyais lire son journal avec son pince-nez, qui ne pinçait pas que ses narines. Il me semblait pincer aussi ses lèvres qui ne souriaient jamais, son porte-monnaie qui ne s’ouvrait qu’à regret (même si j’imaginais que mon père lui payait ma pension) et les portes de son cœur, condamnées elles aussi.

Heureusement que Delphine, la vieille cuisinière et femme à tout faire de la maison m’apportait un peu du réconfort dont j’avais de plus en plus besoin à mesure qu’approchait le terme.
Et puis vint février. Au cœur d’un hiver rigoureux, après des heures de souffrance, mon enfant naquit. C’était un beau garçon et, immédiatement, mon cœur s’amouracha de ce petit être confiant, arrivé parmi nous porteur de tant d’amour, malgré les difficultés.

Ma tante ne me laissa pas le temps de lui donner un prénom. Elle vint dans ma chambre, enveloppa mon fils dans une couverture et m’informa que, conformément à la volonté de mon père, il serait confié à une nourrice de la région dont je ne connaitrais pas le nom et qu’il m’était interdit de rechercher.
De fait, à partir de ce jour, je fus enfermée entre mes quatre murs. Je tombais dans un profond désarroi, une désespérance sans fond. Ma tante venait me secouer au moment des repas, que je prenais avec elle sans qu’un mot soit échangé.

Un jour cependant, elle m’avertit que j’allais retourner chez mes parents. J’essayais de savoir si elle avait des nouvelles de mon enfant. En vain : mon secret était bien gardé ! C’est le cœur lourd que je repris le chemin de ce qui n’était plus vraiment ma maison, où je fus confinée aux tâches domestiques avec l’interdiction de sortir, sauf, bien sûr, pour aller à la première messe du matin, avec ma mère.
Le temps passa….

Mai 1913

Après une cérémonie de mariage aussi triste que brève commença ma nouvelle vie de femme mariée. Mon époux m’avait informée qu’il était au courant de ma situation et que je devais lui être reconnaissante qu’une solution honorable ait été trouvée pour moi. Il ne souhaitait pas m’entendre parler de mon passé et désirait que je lui obéisse sans discussion.

Il avait quant à lui prouvé, en m’épousant, que sa laideur n’était en rien un obstacle à « l’amour » et s’en trouvait satisfait. Il se pavanait comme un coq. Je subissais le devoir conjugal en m’évadant en pensée dans le petit bois de mon unique nuit de bonheur et de tendresse. Cette nuit qui brillait pour moi comme un joyau. Mes jours étaient hantés par cet enfant perdu et noyés dans une grisaille que rien n’arrivait à percer.

Lorsque je me retrouvai enceinte de ses œuvres, je n’arrivais pas à éprouver d’attachement pour le petit être qui grandissait en moi et je priais pour que ne naisse pas un garçon. Je fus exaucée. C’est une petite fille qui nous arriva, aussi jolie que le jour de juin où elle pointa le bout de son nez. Si Edmond fut déçu, je ne le sus pas. J’avais appris en écoutant ici et là les rumeurs qu’il avait une maîtresse, à qui je l’eus volontiers laissé tout entier !

Puis vint la guerre. Edmond ne partit pas immédiatement, son infirmité le protégeant à cet égard. Les jeunes gens de notre pays tombaient les uns après les autres, l’armée recrutait désormais les plus anciens et mon mari, en 1916, sans doute un peu las de subir les regards ironiques comme les réflexions de ceux qui évoquaient « les planqués de l’arrière », partit à la guerre.

Mai 1917

Aujourd’hui j’apprends sa mort. Aucun chagrin, aucun remords ne m’habitent. Le soulagement viendra sans doute. Mais il est une chose dont je suis sûre : cette guerre qui n’en finit pas a prouvé à maints égards que les femmes pouvaient faire face aussi bien que les hommes. Sans doute notre société va-t-elle évoluer et je souhaite que nous allions vers une liberté et une émancipation qui me paraissent nécessaires. Que des pères comme le mien soient confrontés à une société qui bouge et qui avance, à des filles qui leur tiennent tête.

Aujourd’hui une page se tourne et ma vie commence. J’ai appris que l’indifférence ou le désamour ne peuvent résister face à l’amour. J’ai appris que l’absence et la mort bousculent nos vies, mais que la vie est un cadeau.

Aujourd’hui je n’ai qu’un rêve en tête : retrouver mon fils. Je pressens ce qu’il me faudra traverser comme embûches, abattre comme murs. J’imagine déjà les regards et les propos réprobateurs. Quand pourrai-je le faire ? Je ne sais pas, mais ma décision est prise.

Aujourd’hui je me sens moi …


Photographie : carte postale « Souvenir d’amitiés », recadrée pour ôter la mention, avec Edmond sous son bon profil, le fourbe.