La crise des mille ans

L’homme marchait sur une allée boisée. Il faisait nuit et mis à part le chemin faiblement éclairé, il ne voyait rien d’autre du monde. Soudain une obscurité l’enveloppa lentement. Les bois devinrent encore plus noirs et les lampadaires n’éclairaient plus la route. Il s’arrêta. Il le sentait. Le mal pur approchait. Comme le soleil repousse les ombres, sa présence éteignait toute lumière. Une voix profonde et inhumaine s’éleva :

– Tu es malade mortellement. Je te propose de te soigner.

Pétrifié, l’homme ne répondit pas tout de suite. Bien qu’il était dans le noir complet, il pouvait voir une ombre immense s’élever devant lui. L’espoir, la joie, la bonté étaient happées par ce puit de haine. L’homme finit par dire d’une petite voix presque inaudible.

– Vous parlez de la tuberculose que j’ai contractée récemment ?

– Oui.

– Pourquoi feriez-vous cela ?

– En échange de votre âme bien sûr.

Bien que mort de peur, l’homme fut frappé d’incrédulité. S’il n’était pas si sûr d’être en présence du mal incarné, il aurait pu croire à une blague.

– Mais enfin avec les antibiotiques, la tuberculose se soigne très bien aujourd’hui. Je suis d’ailleurs déjà sous traitement.

L’entité ne répondit pas. De longues minutes s’écoulèrent. Puis ce fut fini. L’homme était de nouveau sur le chemin paisible. Le diable était parti.

Une succube et un diablotin regardèrent rentrer Satan, penaud et triste. Après un soupir, l’un des compères dit :

– Il rentre encore bredouille.

– Oui, il est à côté de la plaque, depuis qu’il s’est lassé de jouer avec les âmes des moustachus.

– C’est vrai, il s’est tellement passionné à les torturer, qu’il n’est pas revenu sur terre séduire des âmes depuis presque un siècle maintenant.

– Tu as raison. Il ne sait plus ce que désirent les hommes. La dernière fois, il a proposé une provision illimitée de tickets de rationnement pour du jambon à une femme qui avait l’air un peu trop maigre.

– C’est la crise des mille ans. Tout les grands esprits du mal sont passés par là. Tu te rappelles du passage à vide d’Hadès ?

– Ho oui. Il était déprimé parce que presque toutes les âmes damnées allaient chez Lucifer. Il en avait perdu l’intérêt de sa tâche.

– Oui et il avait décidé de monter un cirque et dresser Cerbere. Mais même lui apprendre à aller chercher un bâton était difficile, puisque les trois têtes se battaient pour l’avoir.

– Puis quelle dégaine il avait le pauvre chien avec ses poils teints en rouge et jaune. Hadès en avait marre du noir.

La succube et le diablotin rigolèrent de bon cœur.

– Mais il faut avouer que les temps sont difficiles pour séduire des âmes. Avec l’essor des sciences et l’ère numérique, les limites du monde connus ont été repoussées à très loin.

– C’est vrai. Les hommes ont désormais plus peur de se faire laver le cerveau par des extraterrestres que de rencontrer le diable.

– Je suis d’accord. De plus, ils sont devenus plus juridiques. Presque tous pensent à demander ce que le diable veut en échange de ses propositions. Ils ont compris que rien n’est jamais donné gratuitement.

Satan cessa d’écouter. À son retour, le moral dans les chaussettes, il avait écouté à leur insu la conversation entre son diablotin et sa succube préférés. Mais désormais un large sourire carnassier s’étalait sur son visage rouge. Les deux compères venaient de lui donner la solution.

La femme pesta sur son siège d’autobus. Son smartphone venait de s’éteindre, plus de batterie. Par la fenêtre, elle regarda la nuit défiler. Le trajet allait être long et ennuyeux. Soudain une obscurité l’enveloppa lentement. Le bus, les passagers, la fenêtre disparurent. Une présence maléfique qui absorbait toute lumière venait de s’asseoir à côté d’elle. Une voix caverneuse et cruelle émana de l’entité :

– Tu n’as plus de batterie. Je peux y remédier pour toujours.

La femme déglutit difficilement, mais réussit à répondre.

– Comment ?

– Le comment ne devrait pas de préoccuper. Concentre-toi sur ce que j’offre.

Le téléphone se ralluma. La voix poursuivit.

– Tu ne tomberas plus jamais à court de batterie. Tu capteras sans interruption le réseau au plus haut débit. Et cerise sur le gâteau, tu recevras toujours chez toi le dernier iPhone.

La femme hésita, puis demanda :

– Quelle est la contrepartie ?

– Ton âme. Après ta mort, tu brûleras éternellement en enfer.

– Mais je pourrais garder mon téléphone ?

Le diable marqua une pause, puis répliqua :

– Oui

– Avec la batterie et le réseau, hein ?

– Oui.

– Alors marché conclu. De toute façon, j’ai vendu ma vie à Google depuis longtemps.

Par Akina