J’aime bien les bordeaux. (Les bourgognes aussi mais ça, c’est un autre domaine). Même les bleus ciel. Les bleus ciel c’est le calme, la confiance, la sécurité. Mais lui… Lui, c’était un homme bleu acier. Les pires.

La température s’est refroidie d’un coup. Ils avaient beau dire, pressurisation de l’avion et patati, la vague de froid est arrivée en même temps que lui. Pas besoin d’être chercheuse en neurosciences pour faire le lien de cause à effet : j’avais hérité d’un bleu acier comme compagnon pour 9 heures de vol.

Un hochement de tête à l’hôtesse. Le bleu acier est le genre d’homme qui économise même sa salive, dont la politesse se résume à des hochements de tête. Il ne fait rien de gratuit, jamais ne s’est baissé pour ramasser quelque chose qui ne lui appartenait pas. Le bleu acier est plus souvent commissaire aux comptes que barman. Il est solide, jamais malade, jamais fragile, jamais en retard. Pas d’imprévu, sa vie respecte son agenda à la minute près. Pas de droit à l’erreur, pas de droit à la différence. Une société fonctionne si tout le monde marche dans le même sens. Dans son monde interne, y a que du bleu acier. La terre et le ciel sont bleu acier, c’est uni, c’est lisse et il trouve ça beau. Alors, quand il prend le métro (par souci de gain de temps et avec un gel hydro alcoolique dans sa sacoche), le bleu acier écarte ses jambes et ses épaules. Il se fiche de son voisin violet ou noir, le bleu acier est confortablement installé. On en connaît tous mais on garde nos distances. Sauf que celui-là est à mes côtés pour partager une nuit. Une nuit, c’est intime ça.

Alors, je me suis mise en mode beige. Le mode qui ne dérange personne, où on devient presque invisible. J’ai enlevé mon coude de l’accoudoir, j’ai regardé ailleurs, j’ai arrêté de bouger, respiré doucement.

Encore 8 heures de vol. Et merde.

Je le vois du coin de l’œil. Ses écouteurs sur les oreilles, il regarde des films toute la nuit. Des courses de voiture, des bagarres dans des étals de marché et de jolies filles en maillots de bain trop petits. Ça m’énerve. J’ai envie de lui dire que c’est risible pour un homme qui n’a ni ami ni conquête, que la fiction ne comblera aucun vide. Et qu’une fille, c’est pas juste une poupée au bord d’une piscine. Je décide de reprendre la place sur l’accoudoir.

Son visage est d’une amimie rare, rien ne transparait. A ce niveau-là, c’est du grand art. Des yeux absents, des sourcils droits, des commissures inexistantes. Même pas de rides d’expression pour donner des indices. Son dos est lisse, ses mains sont plates, ses dents alignées. De chercheur en neurosciences à S.S., il n’y a qu’un pas. Me prennent des envies bizarres : un clou dans un orteil déclencherait-il une réaction ? Je parie que son visage resterait de marbre. (Un marbre bleu acier, ça existe ?) L’envie de lui mettre un radiateur sous le cœur est plus politiquement correcte. Mais le radiateur ne suffirait pas, il faudrait un chauffe-eau, un énorme appareil qui pourrait réchauffer tout le sang de son corps. Le sang passerait dans le chauffe-sang et serait réinjecté dans son corps bleu acier. Je devrais peut-être me lancer dans les brevets d’invention, finalement.

Je suis née rouge. Le feu. J’essaye de me soigner, un travail de tous les jours. Depuis quelque temps, je parviens à être orange. Mais pas orange coucher de soleil, non, plutôt orange sanguine. Je pousse son coude de l’accoudoir. Je sens que ça va péter, exploser, par petites touches d’abord et puis, le jus sortira. Les oranges sanguines, c’est acide. On se demande comment ça peut sortir d’un si petit fruit à la couleur chaleureuse. Et la surprise donne un sacré avantage. J’en rirais si je n’avais pas encore plusieurs heures de vol. Mes jambes reprennent leur place, mon regard est noir.

S’il se tourne vers moi, il comprendra que ce n’est pas la peine d’insister. J’emmerde les bleus acier.

Et si je me prenais une quinte de toux, histoire de pourrir la fin de son film ? C’est pas comme s’il y avait un suspens de folie non plus, on sait depuis le début que c’est le co-équipier, la taupe. Une quinte de toux puis quelques éternuements. Après, j’aurais besoin de me moucher, bien sûr ! Ensuite, je pourrais me brosser les cheveux par-dessus son épaule et les faire tomber sur sa chemise immaculée. J’imagine sa tête. Il montrera forcément quelque chose, un rictus au moins. Je me marre. Je vais bien réussir à lui décrocher une expression faciale, en une heure de vol. Pari tenu !

Je m’étrangle. Paraît qu’on aborde la descente. On a dû prendre de l’avance. Comment c’est possible ça ?! D’accord, c’est cool mais le pilote aurait pu prévenir! Il doit être jaune, c’est typique ça. Un bleu acier ne ferait jamais ça, il préfèrerait tourner au-dessus de l’aéroport en attendant l’heure annoncée. Et moi, dans l’affaire, je suis en retard sur mon planning : je commençais tout juste les éternuements !

« Mesdames et messieurs, nous espérons que vous avez apprécié votre vol sur notre compagnie. La température au sol est de 19° et le temps est sec. Il est 11 heures locales. »

Et c’est là que le rouage s’est grippé. Suffit d’un rien comme ça, un instant fugace et pof, vos belles théories tombent à l’eau. C’était en récupérant les bagages des compartiments. Tout d’un coup, le bleu acier s’est brouillé, ma théorie s’est effondrée, ça a fait un bruit d’échafaudage qui dégringole. Ça ne colle plus à la définition ni même à l’exception de la règle.
Je suis foutue : il m’a souri.