Texte de Jypel – « Le grand bleu »

Claude Faucheux était un peintre inspiré. Face à son chevalet, il tenait dans sa main droite un pinceau enduit de térébenthine et dans sa main gauche, sa palette avec le pouce bien calé dans le trou. Il s’était installé sur le balcon de l’hôtel surplombant la belle station de Gstaad où il résidait pour un court séjour créatif. Le jeune peintre trouvait dans ce lieu connu du monde entier le charme élégant et discret dont il avait besoin pour exercer un talent qu’il supposait grand.

Il observa la montagne face à lui dont le sommet disparaissait dans la brume et sous d’épais nuages. Le ciel était d’un gris laiteux avec par endroit des éclairs irisés ou pointait le soleil. L’œil du peintre divaguait dans ce camaïeu de lumières quand il découvrit dans la neige scintillante une minuscule tache bleue.

À ce moment, et alors qu’il se préparait à disposer une nouvelle touche de pinceau sur la toile, il fut pris d’un immense et douloureux sentiment de désespoir. Il lui sembla que son cœur fondait à l’image de la neige sous la chaleur cruelle d’un soleil resplendissant. Il retint son geste et ne put aller plus loin.

Il porta à nouveau un regard sombre et désabusé vers la ville en bas et la montagne au loin à la recherche de cette faible lueur qui décidément l’intriguait beaucoup. Mais elle avait disparu. Il pensa qu’il devait s’agir d’un reflet du soleil ou bien d’un tour de son imagination embrumée par l’ambiance électrique d’une station de ski à la mode.
Néanmoins, il eut envie de revoir cette couleur. Comme porté par une force irrépressible, dont il ignorait la raison, il décida de se rendre sur les lieux d’où venait cet étrange éclairage. Il descendit l’escalier de l’hôtel quatre à quatre et tel un improbable roi mage, il se mit en quête de ce qu’il avait nommé avec un certain optimisme, son étoile bleue.

Il se dit qu’en se rapprochant du paysage et en explorant le lieu, il pourrait se faire une idée plus précise de cet étonnant phénomène et peut-être en découvrir la signification. Il courut au milieu des rues enneigées de Gstaad très animées à cette heure de la journée. Bousculant au passage les badauds qui faisaient leur course et ignorant les jeunes femmes qui se pavanaient sous de lourds manteaux en vraie fausse fourrure de zibeline.

Il s’éloigna des dernières maisons pour entrer dans une forêt de sapins et d’épicéas. Ses jambes s’enfonçaient dans la neige. Un vent humide et glacé lui mordait le visage. Autour de lui, il n’y avait que le silence entrecoupé par le sifflement de la bise qui soulevait les branches. Après une heure d’une progression difficile, il déboucha devant une clairière.

Il la vit, juste devant lui, à quelques enjambées. Elle reposait sur son matelas de duvets blancs comme une torche enflammée d’un bleu opalescent. Il voulut s’approcher, mais la neige par endroit manquait de l’ensevelir. Épuisé, il renonça à aller plus loin et demeura en silence pour observer cette illumination qui montait vers le ciel. Après quelques instants d’émerveillement, il reprit le chemin pour rejoindre son hôtel.
Une fois arrivé sur le balcon et devant son chevalet, il prit son pinceau et scruta l’horizon en direction de l’endroit où il avait repéré la lumière bleue. Il ne la vit pas. Il alla chercher une paire de jumelles qu’il utilisait pour ses randonnées alpestres et observa à nouveau la montagne. Mais aucune trace de bleu ne venait distraire un décor immaculé.

Il était furieux. Il se mit à peindre rageusement en appliquant au hasard des paquets de couleur sur la toile tout en jetant un regard soupçonneux sur le paysage qui l’entourait à la recherche d’une hypothétique couleur bleue. Elle était invisible.

Brusquement n’y tenant plus, il se précipita à nouveau dans la forêt. Cette fois, il emporta avec lui sa palette constellée de couleurs et son pinceau. La neige avait commencé à geler et une fine couche de poudreuse la recouvrait. Il lui semblait que la nature lui souriait et qu’elle le laisserait avancer. Une fois arrivé dans la clairière, il la vit à nouveau. Mais elle avait changé de place et se situait à présent sur le flanc de la montagne comme une chandelle accrochée à un mur. Elle était bien trop loin pour qu’il puisse s’approcher davantage.

Il entreprit à l’aide des couleurs disposées sur sa palette de recomposer l’exacte nuance qu’il avait sous les yeux. N’ayant rien d’autre à disposition pour recueillir son travail, il peignit un large cercle dans le creux de sa main. Puis il retourna rapidement jusqu’à l’hôtel, en tenant sa paume ouverte comme on porte un saint sacrement.
Une fois devant son chevalet et bien qu’il possédât sous ses yeux un échantillon du précieux reliquaire, il fut incapable de reproduire la couleur sur la toile. Toutes ses tentatives de copier la juste nuance se révélaient fausses. Alors, désespéré, il jeta son tableau par-dessus la balustrade sans se soucier des passants qui se trouvaient en bas.

À ce moment, la nuit commençait à tomber et la faible lueur des réverbères jetait sur la neige une couleur jaune qui envahissait les rues désertées. Faucheux resta un moment à observer la ville au repos puis le ciel couleur d’encre. Il broyait du noir en maudissant sa vie d’artiste.

Il se précipita dans sa chambre et avisa devant lui un mur blanc. Il décida de le peindre. Il peint sans aucun modèle, composant de mémoire des scènes de sa vie, des paysages qu’il avait aimés, des moments heureux. Et comme bientôt le mur de sa chambre ne suffisait plus, il sortit et continua de peindre dans le couloir de l’hôtel qu’il couvrit de fleurs et d’oiseaux multicolores. Il descendit dans le salon où il figura des divinités, des elfes et des naïades que son esprit enfiévré rendait toujours plus belles. Tout l’hôtel ne fut bientôt qu’un déchaînement de couleurs et de peintures orgiaques produit par son imagination dans un merveilleux et jubilatoire élan d’énergie créatrice.

Il peignit sans relâche jusqu’au petit matin.

Quand les premiers rayons du soleil entrèrent dans la pièce, ils cueillirent le peintre en train de porter la dernière touche à ses murs illustrés. Et dans la clarté naissante d’une aube hivernale, il se tourna enfin pour contempler son chef-d’œuvre. Mais quand il vit le fruit de son labeur, il ne put s’empêcher de pousser un cri d’effroi où se mêlaient la terreur et la rage. Tous les murs de l’hôtel ainsi que le sol et les plafonds étaient recouverts d’une seule et unique couleur bleue.


Chalet paint à Gstaad. Photo credit: artnbarb on Visual Hunt / CC BY-NC-SA

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J’ai beaucoup aimé ton texte Jypel, je me suis laissée embarquée et n’ai pas du tout soupçonné la fin qui m’a déstabilisée ;-). Bravo!

Jypel, ce texte est très surprenant… folie passagère de l’artiste, fallait y penser et surtout réussir! Je peins également et j’ai déjà fait un rêve qui pourrait ressembler à ton histoire juste avant une expo… tout était prêt et la veille au soir de l’ouverture, j’ai rêvé que toutes mes toiles étaient devenues blanches, vierges 😉 Merci

J’aime tout dans ce texte, la fin tombe à la perfection. Merci

J’aime beaucoup.
La couleur essentielle finit toujours par ressortir. J’ai pensé au conte »barbe bleue » et à la tâche sur la clef qui ne veut pas s’effacer.

Il y a de la folie dans ce texte, je suis bien d’accord avec les autres. La folie est-elle bleue? Oui, je crois que je la vois aussi comme ça! Je le trouve sympathique, moi, ce peintre au talent supposé grand. Je le vois bien courir partout dans ce paysage de neige et de sapins sous un soleil froid d’hiver pour emprisonner son « bleu » dans le creux de sa paume. Alors, la folie l’a choppé par la main et ne l’a plus lâché jusqu’à la fin. Pauvre Claude!

Bonjour Jypel.

Il m’aura fallu plusieurs lectures, 2 ou 3 je crois.
Comme s’il m’était difficile de croiser la folie, la démence, cette course à ce quelque chose d’insaisissable que l’on essaye d’attraper, de saisir, de choper et…une fois qu’on l’a ou que l’on croit détenir le pourquoi de cette recherche, cela disparait, s’étiole ou au contraire nous rend fou.
L’obsession, voilà je viens de trouver le mot. Et bien l’obsession rend dingue !!!!

Ce texte m’a dérangée comme si je cherchais à apprivoiser cette sorte de folie qu’il dégage, ces trucs que l’on ne peut attraper et plutôt que de se rendre à l’évidence qu’il faudrait faire demi-tour, tu persistes et signes avec brio une fin d’un bleu étrange.

Claude Faucheux prend toute la place, la place de l’artiste avec un grand A accompagné de ses envies, ses besoins immédiats, ses névroses. Personne d’autre n’existe sauf lui et son obnubilation. La fin est rondement menée. Captivant …..