1981
Nous passons le week-end chez ma belle-mère. J’ai tenté sans succès de faire honneur à sa cuisine, mais un début de grossesse particulièrement nauséeux m’empêche de profiter de sa table et je me suis esquivée pour une sieste réparatrice.
Elle vient me proposer une tisane : « de la badiane, c’est excellent pour la digestion et cela pourrait soulager vos nausées », me dit-elle. Allons-y pour la badiane ! Moi qui ne suis pas fan des tisanes et encore moins férue des plantes, j’ignore l’autre nom de la badiane. C’est donc bien volontiers que j’accepte cette offre qui me promet soudain une vie meilleure.
J’entends ma belle-mère s’agiter dans la cuisine et, quelques instants plus tard, se diriger vers la chambre où je comate entre deux nausées. C’est alors qu’une puissante odeur d’anis, celle de la badiane, agresse mon odorat très développé en cette période de grossesse. J’apprendrai plus tard que d’aucuns la nomment anis étoilé, mais que le goût en est légèrement différent. Pour l’instant, je suis en état de choc et, posant brutalement la tasse sur la table en renversant au passage une partie de son contenu, je me précipite vers les toilettes pour vomir le cauchemar au goût anisé qui vient de me secouer tout entière.

1966
La vie est belle. J’ai 15 ans, c’est le début de l’été. Pour fêter ma réussite au BEPC, mes parents m’ont offert un petit transistor. C’était mon rêve depuis plusieurs mois et je nage en plein bonheur : je peux désormais rivaliser avec mes copines qui écoutent salut les copains. Sur les ondes revient souvent la chanson que fredonne la France, et moi avec elle, celle des sucettes à l’anis. Si les plus malins, et les mieux informés en ont saisi le double sens, ma naïveté et ma jeunesse me cantonnent au premier degré, à l’instar de France Gall. J’adore l’anis, je suis ravie qu’il soit ainsi mis en chanson et je ne cherche pas plus loin. J’ai toujours avec moi des bonbons à l’anis que je distribue avec générosité à mon entourage.

Dans la blondeur de la campagne bourguignonne où je passe la première partie des vacances, je pédale allègrement, les cheveux au vent, en suçant mes bonbons. Une nouvelle vie va s’ouvrir pour moi à la rentrée avec le lycée, j’attends avec impatience mes cousins et mon oncle qui vont arriver dans deux jours, rejoints par ma tante un peu plus tard. Je suis heureuse. Pas un nuage à l’horizon. La vie a le goût sucré d’un bonbon à l’anis. Je pressens que cet été ne ressemblera pas aux autres.

Quelques jours plus tard, les Lyonnais débarquent à leur tour : mes deux cousins, Guy et Michel et mon oncle Bernard. Je l’aime bien cet oncle. Il est gai, bon vivant. Je lui trouve l’œil pétillant. Il nous emmène à la rivière pour de longs après-midi de baignade dont nous revenons échevelés, bronzés et tout excités. Est-ce une question d’âge ? Cette année, je ne me sens pas aussi complice avec Guy, qui n’a qu’un an de moins que moi, mais que je trouve très gamin. J’ai l’impression d’être beaucoup plus vieille que lui. Nous ne partageons plus nos secrets. Mon oncle m’entreprend sur mes futures études, mes copains et copines, me demande si j’ai un amoureux. Il s’intéresse vraiment à moi. Je le trouve attentif et découvre une autre facette de ce tonton qui a toujours partagé nos jeux, à la différence de mon père, lui aussi à l’écoute, mais plus distant. Bernard partage ma passion pour les bonbons à l’anis. Nous chantons en riant comme des fous la chanson de Gainsbourg. Tout a l’odeur et le goût de l’anis en ce début de juillet.

À sa demande, j’accompagne mon oncle au marché de Tonnerre, à quelques kilomètres. Il faut refaire le plein de provisions et ma grand-mère préfère se lancer dans une grande opération de ménage. Ma tante arrive demain et quand Sabine arrive, il faut que la maison étincelle !
Je me réjouis de cette sortie que j’envisage comme un privilège, une sortie entre adultes. Les gamins sont restés à la maison. Nous traînons dans les allées du marché pour rapporter les fruits gorgés de soleil et de sucre, les légumes tout frais qui seront cuisinés de main de maître par mamie. Nous nous arrêtons devant l’étal du confiseur et mon oncle m’offre un grand sac de bonbons à l’anis. En riant, les deux hommes me chantonnent la chanson d’Annie. C’est presque ça puisque je m’appelle Anne. Je savoure ces moments délicieux. La couleur des jours heureux dit la chanson. Décidément, cet été s’annonce tel que je le rêvais il y a quelques jours.

Sur le chemin du retour, mon oncle propose une petite halte au bord de l’Armançon. J’ai toujours aimé le nom de cette rivière. C’est un nom qui évoque la douceur des vacances chez mes grands-parents et résonne en même temps, je n’ai jamais compris pourquoi, comme un appel vers l’aventure, vers les grands horizons. Bernard, lui, envisage de venir pêcher sur ses bords et voudrait repérer les lieux.

Comme d’habitude, nous suçons tous deux un bonbon à l’anis.
Comme nous le faisons parfois, nous faisons un stupide concours pour savoir qui a l’haleine anisée la plus fraîche.
Je n’ai rien vu venir.

Là-bas, dans le ciel bleu de l’Armançon, l’été a soudain volé en éclats. Un sac de bonbons a déchiré les airs pour épandre sa saveur anisée au creux des coquelicots et des marguerites.

1981

Goutte à goutte
Sur le tapis
En déroute
Coule l’anis.