Texte de Ktou14 – « Monsieur Jean » *

Chaque jour en fin de matinée Jean venait marcher dans le parc Montsouris.
Il en aimait particulièrement le bord du lac, qu’il avait pu admirer en toutes saisons, où cols-verts et hérons voisinaient paisiblement au milieu de la cacophonie urbaine.
Comme ils l’avaient arpenté de long en large, en voisins, avec Camille, avant que madame Parkinson ne s’invite de façon brutale et que son épouse ne perde le fil de ses pas !
Après deux mois de confinement, lorsque parcs et jardins avaient rouvert leurs grilles, il s’était extrait du chagrin qui le paralysait pour revenir hanter ce lieu de bonheur. Camille l’avait quitté vers la fin du mois de mars. Il avait dû interrompre ses visites à l’Ehpad où elle végétait désormais et n’avait été appelé qu’à la toute fin, alors que la vie l’avait pratiquement désertée.
Peu à peu, la maladie avait grignoté la frange d’une vie de bonheur et de paix et le méchant virus qui sévissait (ou plutôt le confinement qui en découlait) avait happé d’un coup ce qui en restait. Les soignants lui avaient bien dit que sans ce confinement qui la privait de son Jean… peut-être Camille…
S’ébrouant afin de repousser ces pensées importunes, Jean se leva de son banc pour rentrer chez lui. Peut-être n’était-ce pas une bonne idée finalement de venir ici tous les jours ?

Ce matin-là, à la fraîche, il était quand même revenu. Il était seul sur son banc. Au moins la promiscuité avait-elle reflué par crainte de la contagion !
Il vit soudain arriver près de lui une petite fille qui le regardait gravement.

« Pourquoi tu es triste Monsieur ? »

Jean sursauta, sans trouver la force de sourire à cette petite intruse.

« Comment tu t’appelles monsieur ? », reprit la petite.
« Jean. Va jouer plus loin s’il te plaît. »

La fillette lui jeta un regard pénétrant et posa près de lui un caillou.

« Tiens Monsieur Jean, c’est un cadeau pour ton chagrin. »

Puis elle disparut.
Chaque jour, Jean revenait. Chaque jour il retrouvait la demoiselle, avec laquelle il n’avait cependant aucune envie de parler. Chaque jour elle lui remettait un caillou qu’il jetait dès qu’elle avait le dos tourné.
Ce jeudi-là, il se sentait pourtant d’humeur plus légère.

« Tu n’es pas à l’école toi ?
— Non, maman n’a pas voulu que j’y retourne.
— À propos de maman, où est-elle ? Tu ne viens pas ici toute seule, je suppose ? »

Avec un haussement d’épaules et un geste vague, l’enfant esquissa l’ébauche d’une direction.

« Elle est par là. Elle me voit depuis l’appartement ».

Jean était sceptique, mais après tout, ce n’était pas son problème. Pas bien prudent quand même, tout ça !

« Et tu t’appelles comment, petite ?
— Camille. »
Le cœur de Jean manqua un battement.

« Très joli prénom. C’était celui de ma femme, vois-tu.
– Et elle est morte, c’est pour ça que tu es triste ?
— Oui, elle était malade.
— Il ne faut pas être triste. C’est pas parce qu’elle est morte qu’elle est partie bien loin. »

Jean se leva brusquement, peu désireux d’entrer dans des considérations métaphysiques avec cette enfant à laquelle il n’arrivait pas à donner d’âge. Elle avait au fond des yeux une sorte de sagesse millénaire qui le mettait mal à l’aise.

« Eh monsieur Jean, tu oublies mon caillou !
— Merci Camille. »

Il rentra chez lui avec son caillou dans la poche. Ces derniers jours, il les avait quand même gardés, après que la gamine lui eût expliqué que ces cailloux représentaient tous les bobos de la vie et que, le jour où il serait guéri, il pourrait les porter au cimetière à sa femme. Jean avait souri de cette explication, puis il y avait réfléchi et en avait adopté le principe. Après tout, pourquoi pas ? Camille, la sienne, n’aurait pas aimé le voir se vautrer dans un chagrin sans fin. Elle était bien trop pleine de vie pour cela.

Il attendait désormais avec plaisir les rencontres avec la petite fille, toujours surpris de voir que, quelle que soit l’heure à laquelle il venait, elle était là, étrangement prévenue de son arrivée. Peut-être le guettait-elle depuis la fenêtre de son appartement ?

« Tu connaîs Gaspard ? » lui demanda-t-elle un jour

Jean lui répondit par la négative.

« Lui en tout cas, il me connaît bien.
— Qui est Gaspard ? »

Elle lui parla alors du vieux gardien du parc, « aussi vieux que les arbres d’ici » lui dit-elle sérieusement.

 « Où est-il ce Gaspard ? »

Mais, comme pour sa mère, la fillette fit un geste vague vers les grilles du parc.

L’été se déployait au cœur de Montsouris. Jean venait plus tôt le matin et lisait son journal avant les premières chaleurs. Camille le rejoignait et ils passaient un moment tous les deux, en grande discussion sur tout et n’importe quoi ou dans un silence dont la qualité l’étonnait chez une enfant de cet âge.

« Vas-tu partir en vacances, lui demanda-t-il ce matin-là ?
— Oh non ! Maman n’a pas envie de partir, avec ce méchant virus. »

Jean s’étonna que le père ne soit jamais mentionné dans leurs conversations, mais ne posa pas de question.

Peu à peu, il s’extrayait de sa gangue de chagrin, grâce à Camille, il faut bien le reconnaître. Elle l’avait un jour persuadé de faire avec son téléphone un selfie où tous les deux arboraient un sourire éclatant. C’était une première pour Jean, un peu réfractaire aux nouvelles technologies au grand désespoir de son fils.

L’été fit place à l’automne et les couleurs commencèrent à changer dans le parc. L’automne, qui l’avait vue naître, était la saison préférée de sa Camille qui en aimait la couleur et la douceur des jours.
La peine de Jean, comme l’automne, se teintait de mélancolie, le tas de cailloux grossissait. Il envisageait de s’en débarrasser un jour prochain… ou de le mettre près de la tombe, il ne savait pas encore.

La petite Camille se fit moins présente. Jean la voyait le mercredi et le samedi, parfois le dimanche, puis il ne la vit plus.
Elle lui manquait. Avait-elle déménagé ? Sa mère lui avait-elle interdit de venir au parc ? Lui était-il arrivé quelque chose ?
Jean ne pouvait se défaire d’une certaine inquiétude. Si cette absence avait été prévisible, nul doute que sa petite amie lui en aurait parlé.

Les semaines passèrent sans que Camille réapparaisse. Jean était triste. Parfois, il regardait la photo sur son téléphone, pour se convaincre qu’il n’avait pas rêvé. La petite bouille souriante lui remettait alors du baume au cœur.
Se souvenant d’une de leurs conversations, il vint un jour à l’heure où s’ouvrent les grilles et s’adressa au gardien du parc.

« Bonjour Monsieur. Je cherche Gaspard.
— Gaspard ? dit l’autre en se grattant le crâne. Mais… c’est que…
— C’est que quoi ? » demanda brusquement Jean que l’attitude de l’homme agaçait
« Ben… il y a longtemps qu’il ne travaille plus ici le père Gaspard ! Je ne sais même pas s’il est toujours de ce monde ! »

Une intense déception envahit Jean. Ce Gaspard était le seul chemin qui pouvait le mener à Camille.

« Mais, reprit le bonhomme, au moment de sa retraite, la Ville lui avait proposé un petit logement près du cimetière du Montparnasse moyennant quelques heures de garde le dimanche, vous pouvez toujours y aller voir ».

Jean le remercia, troublé par cette précision. Ce cimetière, c’était là que reposait son épouse, là qu’il la rejoindrait un jour… Il en demeurait songeur.

Le dimanche suivant, il partit donc pour le cimetière avec un bouquet de fleurs et son stock de cailloux, décidé à en faire quelque chose d’intelligent !
Aux portes du cimetière, il trouva un vieil homme qui fumait tranquillement sa pipe.

« Excusez-moi », demanda timidement Jean, qui se trouvait quand même l’air idiot, avec son sac de cailloux, ses fleurs et sa mélancolie. « Seriez-vous Gaspard ?
— Mais oui monsieur Jean, c’est moi Gaspard.
— Vous… vous me connaissez donc ? demanda Jean de plus en plus mal à l’aise
— Je vous attendais voyez-vous, nous avons une amie commune !
— Camille ! Mais où est-elle ? »  demanda Jean soudain réconforté
« Où n’est-elle pas ? voulez-vous dire. Camille est un feu follet vous savez. »

Et Gaspard eut alors un geste vague vers l’intérieur du cimetière qui rappela à Jean les gestes de la petite fille.

Renonçant à comprendre, il se dirigea vers la tombe de sa femme, à qui il comptait bien parler de cette histoire saugrenue. Quitte à parler aux morts, autant les amuser !
En arrivant sur la tombe de Camille, Jean eut la surprise d’y trouver quelques cailloux disposés là en un cercle parfait. Il comprit qu’il devait poursuivre sa pyramide de cailloux à l’intérieur de ce cercle.
Un par un, il les déposa en racontant à sa femme cette étrange histoire. Celle de la douce Camille, petite fée brusquement évaporée, celle de sa vie désormais seul, où renaissait la lumière depuis peu. Il contemplait ces cailloux, repensant aux épreuves, aux chagrins, aux difficultés traversés depuis son enfance cahotique. Un sentiment de délivrance l’habitait peu à peu, peut-être était-il sur le chemin de la guérison ?

C’est avec un cœur allégé et paisible qu’il se dirigea vers la sortie. Gaspard l’attendait et l’interpella :

« Savez-vous que Camille est le patron des infirmiers et des infirmières ? On dit qu’il passa sa vie auprès des malades et des pestiférés.
— Je l’ignorais» , reprit Jean songeur. « Cela ne me dit pas où est passée la petite Camille…
— Camille ? Mais qui est Camille, Monsieur Jean ? »

Croyant à une crise de sénilité du vieux gardien, Jean sortit son téléphone afin de lui montrer Camille.
Sur la photo, il était souriant, mais seul.

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J’ai adoré ton texte, je me suis inévitablement attachée à ce vieux monsieur empli de chagrin. J’étais à ses côtés, dans le parc, ton récit m’a transportée. On se doute un peu de ce que pourrait être la fin mais ça n’entache en rien l’histoire, au contraire, jusqu’au bout on hésite « Cette Camille existe-t-elle… Non, c’est sûr que non. Ou alors…? » Bravo!

Magnifique histoire. Tu nous tiens en haleine du début à la fin, et l’évolution du vieux Monsieur est fort bien rendue. Quant à Camille, on se doute bien au bout d’un certain temps qu’elle n’est pas vraiment ce qu’elle parait être, mais la fin est tellement bien amenée, et racontée, que ça n’a vraiment pas d’importance.

Texte magnifique, plein d’émotion et de tendresse. Merci pour ce beau moment de lecture et ces personnages attachants.

très belle histoire que j’ai adorée , je me suis laissé emporter par Camille et Jean , si attachants. Merci pour ce joli moment de lecture et cette belle écriture.

J’ai beaucoup apprécié cette histoire ! Et pourtant, qu’il est périlleux de l’ancrer dans ce contexte sur lequel nous avons encore si peu de recul 😉 J’ai tant adoré ce vieil homme bougon qui a fini par se laisser attendrir par la petiote, et aimé leur amitié, que j’en aurais presque regretté la tournure qu’a pris l’histoire, même si c’est une bonne très chouette chute.

Petit bémol sur le personnage de Gaspard, qui malgré sa fonction de révélateur au sujet de Camille(s), manquait un peu de définition pour moi.

Quel beau texte, émotion et attachement… je me doutais bien que Camille n’était pas de ce monde… je me suis laissée happer par ton histoire jusqu’au bout. Merci et bravo, j’adore te lire.

J’ai adoré ce texte, que je trouve remarquable. j’ai marché à fond (je ne me suis pas douté que la gamine était irréelle, même si elle était super mûre ; sa façon de s’exprimer…). Je me suis laissé prendre aussi comme par un texte un peu conte moderne ; un ton de dessin animé court métrage poétique et touchant. J’ai a-do-ré.

Et puis la chute…. Pour moi qui aime les chutes courtes punchy qui caractérisent tout le texte précédent, je suis gâté (8 mots !). C’est super réussi… Mais, mais… Je ne sais pas… Le fait qu’on dise au lecteur qu’il est seul sur la photo c’est presque trop appuyé vue la subtilité du texte et l’équilibre délicat de l’ensemble. Alors j’ai réfléchi, cherché. Est-ce qu’on enlève la fin de la chute pour ne garder simplement que « Sur la photo, il était souriant. » de façon a rester dans l’entre deux, le doute, le trouble et laisser deviner le lecteur ? Peut-être, non ? J’avoue que je n’ai pas trouvé mieux. C’est du travail d’orfèvre que nous soumet là Ktou14 (et c’est passionnant).

( Je n’ai pas eu de problème pour ma part avec le personnage de Gaspard. Vous voulez dire quoi ?).

Alors en en effet, c’est encore un autre sens (la chute ne s’adresse pas qu’au lecteur ; je ne l’avais pas vue comme ça complètement). Ça serait du coup : « Sur la photo, il vit alors qu’il était souriant, mais seul. » Je crois — allons-y dans le chipotage et les réglages de précision — que les 3 points sont comme un signe envoyé au lecteur, trop panneau hého – hého ! Genre : tadaam, je vous révèle le nœud du truc. Si j’enlève les 3 points c’est du coup « Sur la photo, il était souriant, mais seul. » déjà c’est moins appuyé, c’est effectivement le personnage qui s’en rend compte (et nous on déduit, on n’apprend pas). C’est peut-être ça la solution : juste enlever les 3 points.

Édité 3 années depuis que c'est paru - par Francis

Je vais les ôter !
Mais oui, « tout ça pour ça », mais je trouve intéressant de se prendre la tête pour que la chute soit le plus proche de la perfection. Bon, c’est ma marotte la chute (mais la chute, c’est la promesse qui a été faite), mais quand il y a un total effet waouh ! pour le lecteur, c’est trop bon pour soit d’avoir réussi (c’est comme quand on a fini de monter cette satanée bibliothèque Ikea, on recule en se tenant les reins, et on se dit whaou qu’elle est belle ma Billy, j’suis fier didon ! Ça marche si on a construit le Taj Mahal aussi), et enfin de savoir qu’on va faire pétiller l’esprit du lecteur. Je ne sais plus qui disait que la moindre politesse de l’auteur c’était de faire ressentir autant de plaisir à la lecture au lecteur qu’il en a ressenti lui-même à l’écriture…

J’ai été littéralement embarquée par ce texte et je résumerai par « tu m’as eue »
Les personnages sont attachants. On y est.
Comme Jean, on se laisse attendrir. On a envie que Camille existe.
Merci pour ce texte.