Il arrive le premier, comme souvent. Il ouvre la petite salle et va poser son manteau tout au fond. Les premiers spectateurs entrent timidement et s’assoient. Son cœur bat un peu plus vite parce qu’il sait qu’elle ne va pas tarder. Il se trouve parfois ridicule, avec son grand corps devenu tout juste adulte. Il s’étonne encore parfois d’avoir déjà vingt ans. Et puis soudain, il la voit arriver, un peu essoufflée parce qu’à peine en retard. Elle a les joues toutes roses et lui dit bonjour en souriant. Elle pose ses affaires et s’assoit face à lui, tout près. Il ose à peine lever les yeux vers elle. Il ne la regarde jamais quand elle est si proche de lui. Elle le trouble tellement. Il sait qu’elle l’aime bien mais que ça n’ira jamais plus loin. Elle, elle les a eus déjà deux fois ses vingt ans. Elle a sa vie, son mari, ses enfants. Et lui, il n’a que ces quelques minutes avec elle, trois après-midi par semaine. Trois jolis et doux moments où pendant le spectacle qu’ils vont jouer, leurs mains vont se frôler, se toucher et leurs doigts s’emmêler parfois.
Le rideau va s’ouvrir et l’histoire va commencer. Les enfants sont impatients mais lui l’est plus encore. Il éteint les lumières de la salle et elle allume la petite lampe devant eux. Il écarte le rideau et, un peu tremblant, commence à placer ses doigts et ses mains face à la lampe. Un petit lapin apparaît alors sur l’écran. Il remue son majeur et son annulaire et les enfants voient le lapin bouger ses oreilles. Elle approche ses mains à son tour et place ses doigts. Les enfants poussent un cri d’effroi : C’est le Loup ! Vite, le petit lapin doit s’enfuir ! Le petit rongeur disparaît alors de l’écran. Les enfants soupirent, soulagés. Mais le jeune homme aux mains timides, lui, aurait bien voulu que le loup croque le lapin.
Ils font ensuite s’envoler deux oiseaux. Il aime ce moment car leurs doigts doivent se toucher quelques secondes. Il frémit un peu, elles a les doigts tièdes.
Puis le conte se poursuit dans le désert. Elle recule alors ses mains pour lui faire place. Il modifie la position de ses doigts et descend sa main gauche. Un profil de dromadaire se dessine. Elle ramène ses mains près de lui. Les enfants voient un homme boire un thé brûlant près de la bête.
Au cours de l’histoire que leurs mains racontent, il espère et attend toujours l’arrivée de l’ours. Il leur faut mêler leurs doigts et presque plaquer leurs paumes. C’est aussi cette partie du spectacle qu’il déteste parce que c’est la fin et parce qu’il sent son alliance, dure et tellement présente, contre son auriculaire à l’ongle rongé.
Voilà, le spectacle est terminé et les enfants s’apprêtent à partir avec leurs parents. Il regarde les mains de la femme assise face à lui. Elles ne virevoltent plus. Il ne peut lever les yeux vers elle. Il remarque pour la première fois qu’elle a une petite cicatrice juste sous l’ongle du pouce gauche. Elle lui dit que c’est la marque d’une vilaine chute de vélo quand elle avait 7 ans. Il ya 30 ans. Il n’était même pas né. Il soupire doucement et lève les yeux vers elle. Mais elle s’est déjà tournée vers son sac et son manteau. Elle enfile ses gants et tend une joue distraite vers lui pour lui dire au revoir.
Elle est déjà partie. Il se dit que c’est bien triste tout ça mais qu’il la reverra demain et qu’il pourra alors faire danser ses mains avec les siennes. Il inspire bien fort et se promet de lui parler, demain. Ou bien la semaine prochaine.
Par Pilly80
Voilà un texte original et poétique, où la légèreté du spectacle d’ombres chinoises est mise en balance avec le cœur gros du jeune homme. Pilly80 parvient à faire cet exercice compliqué, qui consiste à mettre en mots un spectacle purement visuel, non-verbal, qui joue surtout sur des perceptions et des ressentis. C’est malin : j’ai envie de le voir, moi, ce spectacle, maintenant ! La description qui en est faite est vraiment jolie. Ça rythme bien la narration et accompagne parfaitement les émotions du jeune homme, qui s’enflamme ou se calme au fil des mouvements de mains. En filigrane, c’est aussi un texte sur les âges de la vie (il y a les enfants, le jeune homme, la femme un peu plus « mûre »), avec de très jolies formules comme « Il s’étonne encore parfois d’avoir déjà vingt ans ». C’est finalement une façon très originale et belle de mettre en scène le thème pour le moins classique de l’amour non-réciproque… !
Il y a à mon sens quelque chose qui pourrait être « creusé », dans ce texte, c’est le renforcement de l’ambivalence d’âge du jeune homme. Finalement, il est à la frontière de l’âge adulte. C’est d’autant plus prégnant que le spectacle s’adresse à des enfants. Il est permis de se demander s’il penche encore davantage vers ces enfants qui assistent au spectacle, ou vers la femme déjà « installée » avec laquelle il le réalise. Il me semblerait intéressant de jouer sur cette bascule. Que parfois, il rie encore en même temps que les enfants (et s’en sente peut-être gêné, car il devrait être au delà de ça), et que parfois il rêve d’être le père des enfants de sa comparse. Qu’à certains moments, il ait envie de se réfugier encore dans le public et de manger des bonbecs, et qu’à d’autres, il ait envie d’un whisky-glace partagé tard le soir, dans un bar, avec elle… etc.
j’ai aussi beaucoup aimé l’univers original et en mouvement de ce texte
c’est une piste intéressante que tu me proposes là ! J’ai pas mal hésité au début entre une femme plus âgée ou une jeune fille de son âge qui partirait à la fin avec un motard aux gros gants noirs (et donc aux mains « muettes » ;-)). Je vais réfléchir à ton idée (ça m’évitera de penser à des choses plus sombres, ça fait du bien un peu de lumière dans l’obscurité)
J’aime bien l’idée du motard aux mains muettes (même si le décalage d’âge me semble très intéressant aussi)! D’ailleurs, tu peux peut-être cumuler les deux idées, une femme plus âgée dont on apercevrait le mari à la fin, un motard aux mains gantées ;-)?
En tout cas, j’ai beaucoup aimé ton texte, qui m’a entraîné dans un joli spectacle!
ah ben oui, je vais cumuler tiens ! Je vais le rajouter à la toute fin. Ouh la la du boulot du boulot 😉
C’est une bonne maladie, ça, d’avoir du boulot d’écriture 🙂
Très joli texte, merci !
Il pourrait avoir les mains moites aussi ce jeune homme troublé au point de ne pas réussir à regarder cette femme. Il aurait ainsi peur que la femme sente son trouble et qu’elle se doute de son amour.
Merci pour toutes ces idées ! J’écris et j’arrête de regarder BFM TV !
je suis ok avec tout ce qui a été dit. L’idée est très originale! J’attends la nouvelle mouture avec impatience: alors arrête BFM (dit elle alors qu’elle n’arrive pas à s’y mettre branchée sur le net et la radio!)
Voilà, j’ai juste modifier la fin pour l’instant, pas vraiment le corps du texte. je vais m’y remettre dans le week-end. N’hésitez pas à me faire partager vos avis.
Voilà, le spectacle est terminé et les enfants s’apprêtent à partir avec leurs parents. Il regarde les mains de la femme assise face à lui. Elles ne virevoltent plus. Il remarque pour la première fois qu’elle a une petite cicatrice juste sous l’ongle du pouce gauche. Elle lui dit que c’est la marque d’une vilaine chute de vélo quand elle avait 7 ans. Il y a 30 ans. Il n’était même pas né. Il soupire doucement et lève les yeux vers elle. Il faut qu’il lui dise là, maintenant. Il s’est décidé d’un coup, tout fougueux. Mais elle s’est déjà tournée vers son sac et son manteau. Elle tend une joue distraite vers lui pour lui dire au revoir. Il ne la regarde pas partir. Il sait déjà que son mari est là. Il a entendu sa moto. Il se console en se disant qu’un motard a toujours les mains gantées, des mains muettes. Des mains qui ne pourront pas enchanter les enfants comme lui. Des mains qui ne pourront pas toucher la petite cicatrice.
Dans sa solitude, le jeune homme ne s’est pas dit que le mari finira bien par les enlever ses gants, ni que ses mains pourront aller partout sur elle. Il se dit juste que c’est bien triste tout ça mais qu’il la reverra demain et qu’il pourra alors faire danser ses mains avec les siennes. Il inspire bien fort et se promet de lui parler. Demain. Ou bien la semaine prochaine.
Oui, c’est une belle évolution pour la fin. Je retirerai simplement le « ni que ses mains pourront aller partout sur elle ». Je trouve cette portion de phrase moins dans le ton du reste, et au fond, pas utile (je pense que la formule « il finira bien par enlever ses gants » nous suffit à comprendre 😉 ).
Tu as raison, c’est un peu moins subtil, je me suis un peu emballée 😉