Elle se réveille, un sale goût métallique dans la bouche qui lui donne le confort de flotter dans une réalité à laquelle elle n’est plus guère ancrée.
Les bourrasques dehors, ce putain d’air frais qui passe au travers de la fenêtre de son miteux « sur arrière cour ».
L’hiver ici ça rigole pas, ça caille sévère, la neige envahit et bloque tout. L’idéal pour s’échapper du monde.
Fêlures…beaucoup, trop. Cassure..Chaos…Fuite.
Partir- disparaître- mourir- survivre- vivre.
Elle a choisi cet espace entre deux, qui la laisse être un peu nulle part, un peu personne, bouton pause de la vie enclenché.
Pas le courage de choisir l’un ou l’autre, la vie ou la mort.
Prête pour aucune des deux options peut être.
Quelques mois auparavant elle a tout planté, pris le minimum pour venir se mettre à l’abri ici, dans cet autre pays, loin.
Ce matin, pour la première fois, un élan quelque part au fond la fait se lever…malgré les tempes vrillées par la migraine, la gueule de bois des excès de veille qui l’aident habituellement à rester paumée, planquée dans ce « personne et nulle part » …
Là, debout, elle sent cet air frais remuer un petit quelque chose, au fond, dedans.
Elle fait couler un bon café, le seul luxe qu’elle aura gardé de sa vie d’avant, et ouvre les rideaux.
Le pauvre bonhomme de neige moitié fondu dans la cour la regarde de ses yeux en châtaignes…
« Les yeux châtaignes ». A cette évocation, les siens piquent en évoquant cette douce voix… «jolis petits yeux noisettes, ma petite chérie »
Elle a envie de fermer ce rideau, laisser l’étau de la migraine reprendre sa place, se perdre au fond du lit… oublier encore… être nulle part et personne.
Pourtant ses yeux noisettes à elle ne peuvent se décrocher de ses yeux à lui ; ces deux châtaignes qui ne la quittent pas, l’air de lui dire: « et alors? Il se passe quoi maintenant? Je suis là à me liquéfier sur place à te regarder t’obstiner à n’être rien. Pourtant tu as le choix toi de t’arrêter de disparaître«
Et alors ? maintenant ? Le choix ?
Les mots tournent dans sa tête, les yeux châtaignes deviennent parole, tout se met à tourner…. Rien, personne, nulle part, disparue, vivante, l’air, les jolis yeux noisettes…
Elle tombe.
D’habitude, quand elle tombe comme ça, elle est aspirée et cognée par un trou noir et froid. Là, c’est doux, c’est coton…
C’est quoi ce bordel ? Le ciel ? Le paradis ? Ca y est voilà ?
Impossible elle n’y a pas sa place, elle n’a jamais su se faire aimer, comment elle pourrait atterrir au paradis, qui plus est après une aussi monumentale cuite.
Pas de paradis, elle peut ouvrir les yeux, elle est dans une bulle, une boule de neige blanche, douce et chaude qui au lieu de tomber, la transporte au dessus, qui l’éloigne du noir,de la haine, des morts et des disparus et qui la fait se sentir toute petite.
Une bulle qui l’emmène revisiter son monde à elle, celui qu’elle a voulu oublier. Mais elle se retrouve là où il était joli… Le joli, là, c’est une petite bonne femme aux cheveux gris qui l’accueille avec un sourire heureux assorti d’un clin d’oeil : « ma petite chérie », « assieds toi », «Tu as faim ? Tu as soif ? Mais oui attends je t’ai acheté des gâteaux, tu pourras les emmener », « j’ai fait des asperges à midi « , « oh t’as toujours ton si beau sourire, oh et ces beaux yeux noisettes » , «tiens, prends 10 francs, si si quand même pour ton essence « .
« Mémé asperge », comme l’appelaient ses copines, est sortie de la pierre si froide qu’elle occupe désormais pour ce moment magique, avec elle, hors du temps…pour réchauffer son cœur, rosir ses joues.
Elle n’a finalement peut être pas été aussi nulle pour se faire aimer, peut être qu’elle l’a vraiment été, même si certains se sont acharnés à essayer de lui faire entrer le contraire au pied de biche dans le crâne.
Un rayon de soleil chauffe doucement sa joue en même temps que l’air froid s’engouffre par la fenêtre grande ouverte de l’appartement.
Elle se réveille, s’assoit, se lève doucement.
Dehors, les yeux châtaignes sont par terre; elle ne sait pas combien de temps elle est restée allongée là.
Pour la première fois depuis de longs mois, depuis la pierre tombale si froide et les mots encore plus glacials, elle s’approche du miroir de la salle de bain, se regarde.
Elle voit ses yeux noisettes, les mêmes que ceux de cette mignonne petite fille qu’elle fut, elle le sait maintenant. Elle sourit, lui sourit.
Elle met ses baskets aux pieds, la musiques dans ses oreilles, et sort…
Elle a choisi.
Par Pink Lady
Pink Lady nous propose ici un texte mettant en scène un de ces moments où l’on « bascule », où l’on choisit, sans qu’il y ait de réelle raison à ce que ce soit pile poil à ce moment-là, plutôt que la veille ou le lendemain. Elle campe bien cet espèce d’entre-deux, ni vraiment la vie, ni vraiment la non-vie, dans lequel évolue le personnage principal depuis quelques mois. Des instants suspendus, un peu vides sans l’être vraiment. Et puis ce « déclic », qui tient à peu de choses, comme souvent, et qui permet de rebasculer du côté de la vie. Ce texte est un instantané, mais qui sous-tend et met en scène implicitement un temps beaucoup plus long (celui qui a amené à être dans cet instant, et celui qui suivra, car on devine que la résilience complète prendra encore du temps). Le style fluide, avec des choix de « cassure » narrative (simples mots juxtaposés sans phrases) sert tout à fait ce texte.
Le choix qui a été fait ici est de conserver, de manière explicite, une unité de temps très courte (c’est sans doute lié aussi à la contrainte de limite de caractères !). Néanmoins, comme de manière implicite, le texte met en scène une temporalité beaucoup plus large, je pense qu’il serait intéressant de glisser de ça de là des petites bribes de ce qui a fait que cette femme se retrouve dans ce moment, dans cet état. Voire, peut-être, de ce qu’elle retrouvera de sa vie d’avant, après ce moment suspendu. Ce ne seraient pas des grands discours, mais juste une petite phrase par ci par là, qui laisseraient « flitrer » son autre vie, et qui renforceraient le sens de sa « bulle » actuelle. (on pourrait imaginer des choses du genre « ici, Charles ne lui manque pas. C’est presqu’un exploit », par exemple, qui souffle un élément de sa vie sans prendre trop d’espace dans la narration. Juste un exemple, c’est Pink Lady qui réfléchira à ses formulations !)
Alors, c’est « marrant » parce que ce que tu suggères est exactement ce que j’ai « coupé au montage « …
( au passage je n’avais pas « tilt » que les commentaires étaient ouverts…..sorry! )
Première expérience d’atelier d’écriture pour moi, donc d’écrire pour être lue ensuite…
Le thème n’était pas facile, mais une lecture du moment m’a aidée à l’aborder ainsi…et puis je crois bien que des tas de choses s’y sont glissées et que je suis devenue entièrement le personnage au dépend du narrateur…du coup, finalement, plus rien n’a compté d’autre que cet entre deux « ici et maintenant »… A tel point que j’en ai presque perdu de vue ce qui avait amenée « ici » et que nous voulions toutes deux oublier…
J’y pense, ça cogite…à voir si d’ici ce soir je vais réussir à modifier un peu 🙂
j’ai bien aimé ton style d’écriture, très agréable à lire, bravo (a fortiori pour une première nouvelle)!
Je pense que j’aurais aimé avoir un peu plus d’éléments concrets dans ma lecture pour mieux cerner la situation. Je suis curieuse de voir la deuxième mouture si tu y parviens d’ici ce soir!
la voilà ! ( pas facile facile d’entrer dans les 4500 caractères car j’avais envie de garder la substance de la première mouture… ( comment ça j’aime VRAIMENT le café ? 😉 ) )
Elle se réveille, sale goût métallique dans la bouche qui la fait flotter dans une réalité à laquelle elle n’est plus guère ancrée.
Les bourrasques dehors, ce putain d’air frais qui passe au travers de la fenêtre de son miteux « arrière cour».
L’hiver ici ça rigole pas, ça caille sévère, la neige envahit tout. L’idéal pour s’échapper du monde.
Fêlures… Cassure…Chaos…la fuite est devenue son seul choix après la mort de sa mémé.D’abord sa mère, 10 ans avant, puis là, la mère de sa mère.
Il ne restait que l’hostilité, les hommes de la famille dont le regard et les mots ont toujours été impitoyables. Pourtant elle en a dépensé de l’énergie à tenter d’être comme il fallait pour leur plaire. Les hommes de sa vie, même combat, montagnes russes de l’amour avec toujours la nausée et la douleur à l’arrivée.
Partir- disparaître- mourir- survivre- vivre.
Elle a choisi cet espace entre deux, être un peu nulle part, un peu personne, bouton pause de la vie enclenché.
Pas le courage de choisir l’un ou l’autre, vivre ou mourir.
Prête pour aucune des deux options peut être.
Elle a tout planté, pris le minimum pour venir se mettre à l’abri ici, ailleurs.
Ce matin, un élan quelque part au fond la fait se lever…malgré les tempes vrillées par la migraine, la gueule de bois des excès de veille qui l’aident habituellement à rester paumée, planquée dans ce « personne et nulle part » …
Là, debout, elle sent cet air frais remuer un petit quelque chose, au fond, dedans.
Elle fait couler un bon café, le seul luxe qu’elle aura gardé de sa vie d’avant, et ouvre les rideaux.
Le bonhomme de neige moitié fondu dans la cour la regarde de ses yeux en châtaignes…
« Les yeux châtaignes ». A cette évocation, les siens piquent, elle entend cette douce voix : «jolis petits yeux noisettes, ma petite chérie »
Elle a envie de fermer ce rideau, laisser l’étau de la migraine reprendre sa place, se perdre au fond du lit, oublier encore, être nulle part et personne.
Pourtant ses yeux noisettes à elle ne peuvent se décrocher de ses yeux à lui ; ces deux châtaignes qui ne la quittent pas, l’air de lui dire: « et alors? Il se passe quoi maintenant? Je suis là à me liquéfier sur place à te regarder n’être rien. Pourtant tu as le choix toi de t’arrêter de disparaître«
Et alors ? maintenant ? Le choix ?
Les mots tournent dans sa tête, les yeux châtaignes deviennent parole, tout se met à tourner…. Rien, personne, nulle part, disparue, vivante, l’air, les jolis yeux noisettes…
Elle tombe.
D’habitude, elle est aspirée par un trou noir et froid. Là, c’est doux.
C’est quoi ce bordel? Le ciel? Le paradis? Ca y est voilà?
Impossible elle n’y a pas sa place, elle n’a jamais su se faire aimer, comment elle pourrait atterrir au paradis?
Pas de paradis, elle est dans une bulle blanche, une boule de neige douce et chaude qui la transporte au dessus, l’éloigne du noir, de la haine, des morts et des disparus, qui la fait se sentir toute petite.
Une bulle qui l’emmène revisiter ce monde qu’elle a voulu oublier. Mais elle se retrouve là où il était joli… Le joli, là, c’est une petite bonne femme aux cheveux gris qui l’accueille avec un sourire heureux assorti d’un clin d’oeil: «ma petite chérie», «assieds toi», «Tu as faim? Tu as soif? Mais oui attends je t’ai acheté des gâteaux, tu pourras les emmener», «j’ai fait des asperges à midi «, «ton si beau sourire, tes ptits yeux noisettes» , «tiens,10 francs, si si quand même pour ton essence «.
«Mémé asperge», comme l’appelaient ses copines, est sortie de la pierre si froide qu’elle occupe pour ce moment magique avec elle…pour réchauffer son cœur, rosir ses joues.
Elle n’a finalement peut être pas été aussi nulle pour se faire aimer, même si certains se sont acharnés à essayer de lui faire entrer le contraire au pied de biche dans le crâne.
Un rayon de soleil chauffe sa joue tandis que l’air froid s’engouffre par la fenêtre grande ouverte.
Elle s’assoit, se lève doucement.
Dehors, les yeux châtaignes sont par terre.
Pour la première fois depuis le froid du cimetière et les mots glacials, elle s’approche du miroir de la salle de bain, se regarde.
Elle voit ses yeux noisettes, ceux de cette mignonne petite fille qu’elle fut, elle le sait maintenant. Elle sourit, lui sourit.
Elle sent dans sa bouche le goût adoré du café; d’autres sensations reviennent.
Elle ne retournera pas en arrière, là bas, mais elle peut rester ici, trouver du joli, faire…
Elle met ses baskets aux pieds, la musiques dans ses oreilles, et sort…
Elle a choisi.
Je trouve les réajustements sur ce texte très justes, et dans le « ton ». Bravo!
Je comprends ce que tu veux dire avec le « j’ai coupé au montage pour laisser juste l’entre-deux ici et maintenant ». Mais il ne faut pas perdre de vue que tu as, en tant qu’auteur, tout un tas de trucs en tête qui te permettent de situer l’alentour de l’entre-deux. Ce que n’a pas ton lecteur. Il est possible de travailler un texte sans réel contexte, en texte « d’entre-deux » pur… Mais admettons-le d’emblée: c’est un exercice trèèèèèèès compliqué qui nécessite un brio certain. C’est un truc d’équilibriste. Il faut tenir le lecteur avec très peu de choses. C’est malgré tout plus simple de souffler un peu de contenu, surtout pour un (chouette 😉 ) démarrage en « écriture pour être lue ».
Ah mais carrément, et ton retour m’a aidée à me rendre compte que j’étais devenue entièrement le personnage en perdant finalement la distance un brin nécessaire d' »auteur » je pense…
Merci Gaëlle !
J’aime beaucoup la 2ème mouture, bravo!
Juste ce qui manquait pour bien laisser le lecteur s’imprégner et lui permettre de se projeter suffisamment.