Texte de Trados – « Son fumeur va la rendre fumasse » *

Orange, 1er mars 2019
9H00 – PRÉLUDE À UNE JOURNÉE ORDINAIRE
Dès la fin de leur petit déjeuner savouré longuement ce vendredi matin, Émile sort comme d’habitude sur le balcon, en marcel et pantoufles. Il a hâte de griller sa première cigarette, la meilleure de la journée.

Mireille ne supporte pas qu’il fume dans l’appartement. Elle feint même ostensiblement de tousser dès qu’elle croise des effluves de tabac, quelques soient le lieu ou les circonstances. Tolérant de moins en moins « ce vice », elle lui fait régulièrement la morale, depuis peu elle en remet une couche au nom du budget qu’il faudra désormais surveiller (Ce couple de petits retraités n’a pas encore digéré la ponction récente par la CSG). Mais elle se soucie surtout de la santé d’Émile, il s’essouffle désormais pour monter leurs quatre étages sans ascenseur.
Comme ils se partagent équitablement les tâches. Émile demande les consignes, car Mireille a rendez-vous chez son coiffeur :
« Chérie, je vais descendre les ordures tout à l’heure, et il faut après que je passe prendre des cigarettes. Est-ce qu’il faut acheter autre chose que le pain ?
– Encore des cigarettes ! Bon moi, avec ma couleur et la coupe, je ne serai pas rentrée avant midi. Prends donc un citron en passant, je l’ai oublié dans les commissions d’hier. Il ne restera qu’à préchauffer le four pour le poisson et à mettre la table.
– Prends ton parapluie, au cas où, ils annoncent de la pluie. Ce serait dommage de gâcher ton brushing. »
Après une quinzaine de grand beau temps atypique (Y a pu d’saison, ma pauv’ dame) la végétation a près 3 semaines d’avance, les prunus de l’avenue sont en fleur, mais l’hiver devrait reprendre ses droits.

10H00 – GRAND DÉBAT
Au bar-tabac-PMU du coin, près du théâtre antique, c’est la foule des grands jours. Ça discutaille jusqu’à sur le trottoir, ce sont plus des chorégies mais une cacophonie.
Émile arrive béret sur la tête et baguette sous le bras (It’s so french!), il comprend la raison du tumulte en découvrant que son paquet de Malboro Red vient encore d’augmenter, il est passé à 8,80€.
Il tousse, râle et ressort, renonçant pour le principe à acheter ses cigarettes.
Il boude. Puis il commence à réfléchir : C’est encore une atteinte au porte-monnaie, « et en même temps », selon l’expression devenue culte, mieux vaut prendre l’argent sur ce type de produit néfaste à la santé que sur un produit de première nécessité. Ouais, bon! Le problème, c’est que la cigarette EST DEVENUE pour Émile un produit de première nécessité! Mireille lui dit bien qu’il est intoxiqué, drogué. C’est vrai qu’il doit maintenant lutter pour ne pas consommer plus d’un paquet quotidien. Il pue le tabac, le cancer le guette. Tout ça il le sait depuis longtemps, trop longtemps.
Faute d’une sincère motivation, ses diverses tentatives pour s’arrêter après la retraite avaient échoué (Cesser de fumer est facile, je l’ai fait dix fois). En s’arrêtant il vivrait plus vieux, mais qu’est ce que le temps lui paraîtrait long. À mourir d’ennui !
Ayant aperçu dans la masse une paire de gilets jaunes (et quelques rougeauds qui s’étaient enfilé des jaunes au comptoir), le buraliste craint pour sa vitrine, il n’y a pas de fumée sans feu. Il sort et menace la bande d’allumés de baisser son rideau de fer s’ils ne se calment pas.
Les discussions reprennent de plus belle. Émile scotché sur le trottoir en entend de toutes les couleurs, certains rient jaune, d’autres en sortent des vertes et des pas mûres, et avec l’accent en plus. Parmi pas mal de commentaires haineux, il y aussi quelques perles, il s’applique à en retenir un florilège qu’il racontera à Mireille tout à l’heure :
« C’est encore une mauvaise blague du gouvernement … » ; « Je suis venue pour des clopinettes … » ; « Oui le patch ça marche pour s’arrêter (sic) … si tu te le colle sur la bouche » ; « À cette cadence le gramme de tabac va couter plus cher qu’un gramme de shit … » ; « Le tabac rétrécit les artères, qu’ils disent, moi je picole aussi, ça les dilate et ça compense … » ; « Je vais acheter quelques cartouches et les déposer dans un coffre à la banque d’à côté, et si ça continue à la fin du quinquennat je n’aurai plus besoin de bosser .. .» ; « La Ministre de la santé a déclaré que selon une enquête les fumeurs achèteraient plus de cigarettes que les non-fumeurs … » ; « À Paris ils nous enfument, ils se les roulent … ».
Émile repart gaillardement, mais étrangement pas vers la maison…

12H00 – DISPARU
« Coucou chéri, je suis un peu en retard. Figure-toi qu’il manquait l’apprentie pour les shampoings et … » … Pas de réponse. Mireille s’arrête net. Elle fait toutes les pièces, son sac et son parapluie toujours à la main. Dans la cuisine le four n’est pas allumé, la table n’est pas mise.
Pas d’Émile. Pas de mot explicatif.
Mireille pose enfin ses affaires.
Elle passe d’abord par une phase d’étonnement, d’incompréhension. Contrariée elle continue de parler tout haut en se déplaçant. On s’était bien mis d’accord. Ce n’est pas dans ses habitudes.
Il a dû partir plus tard, ou il a oublié quelque chose, et vient de ressortir.
Cinq minutes après c’est la phase d’inquiétude. Il m’aurait téléphoné s’il lui était arrivé quelque chose. Il toujours ses papiers sur lui. Des pensées incongrues lui viennent : Et s’il avait été poussé dans une Ford Falcon et enlevé ? Idiote ce n’est qu’une chanson ? Et si c’était le démon de midi ? Oui, midi bien tassé alors.
Elle tripote les clés du garage posées sur la commode, il n’a pas pris la voiture, c’est déjà ça. Ce n’est pas l’occupation du carrefour, ça ne se passe que le samedi, de l’autre côté près de l’entrée du péage.
Si elle téléphone pour signaliser sa disparition après un quart d’heure de retard, on va lui rire au nez. Si elle redescend pour aller au bureau de tabac et à la supérette, ils risquent de se croiser.
L’inquiétude vire à l’angoisse. Hagarde elle va sur le balcon d’où elle scrute avec difficulté la rue, car il commence à pleuvoir vraiment dru. Elle essuie quelques gouttes de son visage, peut-être des larmes. Elle retourne au téléphone, puis recommence son va-et-vient.
Ses mains tremblent. Comment serait sa vie sans Émile ? Elle n’a jamais voulu y songer sérieusement.
À midi et quart le téléphone sonne enfin.

110H30-12H15 – COUCOU LE REVOILOU

Émile a cette fois vraiment décidé d’arrêter de fumer. Et il ne va pas « mégoter » sur les moyens (pour rester dans l’ambiance).

Le mois dernier, poussé par un ami, il avait accepté une première entrevue avec un hypnothérapeute local. Ils étaient quatre patients potentiels pour une présentation préliminaire, dans un salon tout riquiqui, inconfortablement installés, à l’écoute, sur deux banquettes élimées.
Ça ressembla d’abord à une enquête de police, et il fut mal à l’aise de devoir cracher son rapport à la cigarette : Pourquoi avoir repris chaque fois après avoir arrêté ? À quel âge cela avait commencé ? Combien de cigarettes par jour ? Existait-t-il des obstacles à son arrêt ? Puis ce fut comme un endoctrinement pour une secte, avec les bienfaits du sevrage, la baisse du risque d’infarctus après une semaine d’abstinence, la récupération du souffle en moins d’un mois, la repousse des cils bronchiques (Quésako ?) après 9 mois, etc.
Le gourou évalua finalement leurs motivations – clairement pas terribles pour Émile, au contraire des trois autres – et lui proposa de reprendre contact le mois suivant, après réflexion.

Le Dr XXX a son cabinet à deux blocs de là. Émile entre – sans sonner comme c’est indiqué – juste pour prendre rendez-vous. Mais il n’aura pas à attendre, le sort a voulu qu’il y ait eu une défection de dernière minute.
Sans penser à d’abord laisser un SMS pour Mireille, Émile se retrouve très vite sur un fauteuil en cuir très confortable, la lumière est tamisée, il y a une petite musique d’ambiance. Le thérapeute est assis tout près, trop près à son goût. Il a des yeux qui le fixent comme un hibou. Il lui demande de se concentrer sur une fleur du tableau pendu au mur d’en face et de continuer à la visualiser les yeux fermés. Il parle vite mais à voix assez basse, sa tonalité est désagréable, voire ridicule. Émile a d’abord du mal à garder son sérieux et reste conscient. Il a fait du yoga et sait se concentrer, on ne la lui fait pas, mais il joue le jeu et se laisse « partir » de lui-même. Il a aussi suivi des stages de PNL, et ce que son subconscient entend/ressent au début ressemble un peu à ça.
Au bout de ce qui lui semble un assez court moment le thérapeute le « réveille ». Dans la discussion qui s’ensuit, Émile donne son ressenti : il reste sceptique, il n’a pas été vraiment endormi, il aurait pu arrêter l’expérience à tout moment. Il est soufflé en apprenant que sa séance a bien duré une heure et 20 minutes, et pas juste un petit quart d’heure comme il le croyait. Il doit regarder sa montre pour s’en assurer.
Émile est un peu hébété, il s’acquitte des 80€ (bon ce n’est que le prix d’une cartouche, pas de quoi se tirer des balles).
Dès qu’il est sorti, après avoir failli oublier sa baguette, il s’abrite sous le porche (il pleut à verse) pour appeler de son portable :
– « C’est moi, ne t’inquiète pas, j’arrive. »
– « Mais enfin, bon dieu ! Où étais-tu ? »
– « Chérie, tu ne vas pas me croire. Tu vas rire, je dormais… »


Photo © DR

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Comme quoi, augmenter le prix des cigarettes…ça marche!
J’aime beaucoup les descriptions des petites scènes du quotidien!

On trouve de tout ici. De l’augmentation des clopes au gilet jaune. Et même une Mireille ;-)… La découpe de la journée, je trouve ça bien vu. On peut croire que ça va permettre de sauter les détails trop détails, mais tout de même tu t’es lâché ;-).
J’adore à partir de midi. Ca se précipite et ça se sent dans le rythme de ton écriture. La partie chez le docteur est un brin farfelue, mais avec cet Emile, il faut s’attendre à tout! La chute est bien. Le coup du « figure toi, je dormais », je ne m’y attendais pas…Sourire… Les « entre parenthèses » c’était pour te faire plaisir… Tu as raison, on est là pour ça, mais je ne sais pas si ça a bien sa place ici?
J’ai aimé ton histoire…

Je retrouve un peu le couple de votre première participation à cet atelier 🙂
Très attachant, veiller l’un sur l’autre.
J’avoue que j’ai passé un ou deux détails.
« Midi bien tassé », j’ai adoré !! Et je le note 😉
Très joli texte, Trados.

Quel plongeon dans l’actualité, on est en plein dedans là !
Alors, contrairement à Melle47, j’aime bien les parenthèses. Cette façon de nous prendre à témoin, de sortir de la narration et de faire des apartés (enfin ça doit avoir un nom- Francis, help !), ça rythme, ça ponctue…
Peut-être s’en servir encore plus dans le style.
Par contre, j’ose à peine l’avouer… j’ai pas compris la chute… Trados, vous pouvez me donner une piste ?!!?

C’est une bonne idée que ce découpage de la journée. J’y verrai bien du fondu enchaîné s’il fallait en faire un film. Ce quotidien enchâssé dans une actualité très jaune est bien rendu, tant au niveau des gilets que des doigts d’Emile que l’on devine tout jaunes. Et puis cette Mireille qui panique en ne trouvant pas son mari, c’est touchant.
Un peu trop de détails à mon goût, dont je trouve qu’ils alourdissent le texte et pas toujours utiles (par exemple redire qu’il pleut à verse).
Inattendue cette chute, c’est drôle ! On espère en tout cas qu’Emile ne regrettera pas ses 80 euros.
Ktou14

Un vieux couple comme on les aime , à la fois exaspéré mutuellement et inséparable. Joli écriture avec moult détails (j’ai appris un mot 🙂 ) , j’avoue que certains apartés font un peu téléphonés et j’au trouvé le Dr XXXX, je préfère Dr T. ou Y. mais pas des croix. A part, ces petits détails, texte agréable à lire et j’ai vraiment beaucoup aimé la chute !

Quelle chute réussie ! Je n’ai pas cru un instant à la disparition définitive d’Emile. Et c’est chouette de lui faire prendre cette sage décision qui j’en suis sûre fera vite oublier à Mireille son absence non justifiée. Bout de vie aux personnages touchants.