1951 (Juin) : Annette et Germain – par Khéa

Nouveau cap

“Dans l’espoir de vous rencontrer très prochainement,
je vous prie d’accepter, Mademoiselle, mes salutations les plus respectueuses ».
Germain Dessagne.

Annette remit la lettre dans son enveloppe, la glissa dans son sac à main. Il était l’heure de se remettre au travail. Elle se remit à taper à la machine mais son esprit était fixé sur l’auteur de la lettre. Un homme de 32 ans, se partageant entre les Antilles, où il possédait une plantation de café, et Paris pour ses affaires. Il était seul et ressentait le besoin de rencontrer une jeune femme de caractère dynamique et féminine, ayant le sens des responsabilités, pouvant l’épauler dans ses affaires, voire le remplacer sur place lorsqu’il se trouvait en métropole. Elle serait son bras droit, ils formeraient un couple moderne, exemple de confiance mutuelle,…. Il se décrivait honnête, respectueux, bon et assurément intelligent. L’annonce d’Annette semblait correspondre à ce qu’il recherchait.

Il était sur Paris pour une quinzaine de jours, descendu à l’hôtel “Le lys bleu” à côté de l’église de la Madeleine. Il lui proposait une rencontre en fin d’un après-midi à sa convenance. Il y était tous les jours à partir de 17h, installé dans le salon de l’hôtel à prendre un café en feuilletant quelques magazines d’économie. Il l’y attendrait.

C’était la première lettre qu’elle recevait en dix jours depuis la publication de son annonce matrimoniale dans les colonnes du mensuel “Le Chasseur Français” de juin 1951. Une annonce succincte :
“Impulsive, loyale, très câline, sportive, instruction secondaire, dactylo, 22, 1m60 épouserait, seconderait de préférence colonial, intelligent et bon.”

Elle s’était décidée, sur une impulsion en passant devant le kiosque à journaux en bas de chez elle, à sauter le pas de l’annonce matrimoniale le lendemain de sa rupture avec Paul, gentil garçon de bureau, sans ambition particulière ni passion dans la vie, un peu ennuyeux. Le Chasseur Français sous le bras, Annette était rentrée chez elle, avait posé son sac sur l’unique chaise de son petit meublé, sa veste par-dessus, allumé son transistor qui grésillait jusqu’à ce qu’elle lui assène une petite tape sèche pour qu’il accepte d’émettre un son audible.

Installée par terre le dos contre son lit un coussin derrière la nuque, une feuille de papier sur les genoux, un stylo Bic Cristal en suspens avec lequel jouaient ses doigts, Annette avait laissé la réflexion prendre tout l’espace en même temps que la voix chaude de Nat King Cole entamait “Too young” sans se laisser impressionner par quelques grésillements rebelles du transistor.

Chaque mot, adjectif, avait été judicieusement pensé, choisi, avant tout par souci d’économie ; chaque signe, lettre, coûtait et son salaire de dactylo ne lui permettait pas de dépenses superflues depuis qu’elle avait pris en location ce petit meublé de 18m2 au sixième étage sans ascenseur, sous les toits du 28 rue d’Annam dans le 20e arrondissement, à deux rues de son travail.

À cette exigence financière s’était ajoutée la nécessité de présenter un portrait franc d’elle-même, et de terminer l’annonce sur un descriptif ne laissant aucune ambiguïté sur le compagnon espéré.
La description physique n’étant pas de bon goût, surtout pour une jeune fille, elle s’était donc concentrée sur les points essentiels : les traits principaux de son caractère, son « CV” et sa recherche.
 Annette était de ces tempéraments capables de tout bouleverser sur un coup de tête. Travailler lui avait appris à contrôler, à peu près, cette impulsivité débordante, dont autrui en faisait régulièrement les frais. Il était donc délicat voire absurde de tenter de cacher ce qui était intarissable, impossible à ignorer. Elle avait pris le contre-pied en le présentant comme un atout soulignant une jeune femme capable d’action, actrice de ses décisions et non spectatrice. Le stylo s’était jeté sur la feuille de papier pour y noter sans plus attendre le premier adjectif “Impulsive”.
Consciente que ce qualificatif pouvait “inquiéter”, les suivants devaient contribuer à rassurer le jeune, ou moins jeune, homme qui allait lire son annonce, sur le fait qu’elle n’était pas une hystérique mais une personne équilibrée, plaisante, dynamique.
 Un second trait de son caractère s’était imposé à son esprit : elle était incapable de tromper, mentir, trahir autrui. Elle avait alors hésité entre “fidèle” et “loyale”, ce dernier l’emporta ayant un impact dépassant le cadre réducteur de la vie de couple, la parant d’une valeur noble dans la vie de tous les jours.

Le stylo l’avait écrit avec respect.

Ces deux adjectifs posés, elle avait réfléchi à en trouver un séduisant, enveloppant, féminin, pour garder l’attention du “lecteur”. Tendre, douce… un peu fades, banals. L’image de son chat, chez ses parents, venant chercher des câlins avec insistance l’avait inspirée, “très câline”. Son lecteur apprécierait sûrement cette disposition spontanée.

Sur sa lancée enthousiaste, un autre était arrivé en déboulant, le stylo avait suivi le mouvement et l’avait rajouté sur la feuille, à une vitesse défiant toute concurrence, “sportive”. Annette adorait se défouler… derrière le volant d’une petite voiture nerveuse, de préférence décapotable, souvent empruntée au petit ami du moment.

Luis Mariano avait pris la place de Nat King Cole dans le transistor, aucun grésillement n’était venu parasiter “Mexico”.

Le portrait tracé dans ses grandes lignes, elle était passé au “ CV”.
 Elle avait mentionné “instruction secondaire” avec fierté. Annette avait obtenu son baccalauréat sans grandes difficultés. Constante dans chaque matière, s’appliquant plus en français, son objectif était déjà de devenir dactylographe, métier requérant une bonne orthographe et maîtrise de la grammaire. Les maths, un peu rébarbatives mais à ne pas négliger, lui serviraient à gérer son budget, les autres matières étaient source de culture générale, à part les horribles “travaux d’aiguille” qui ne serviraient qu’à parfaire la “reine du foyer” qu’une majorité de femmes de sa génération était supposée devenir. Annette n’avait pas négligé l’anglais, elle savait que ça lui servirait dans la vie qu’elle se programmait. Dactylo avait suivi sur la feuille de papier. Elle travaillait au siège social Desgars et Cie, société d’import export de porcelaine, rue des Pyrénées dans le 20è. Sortie du lycée, le bac en poche, elle avait fait les annonces d’emploi de dactylo jusqu’à être embauchée dans cette société. Cela faisait presque 4 ans. Elle avait choisi ce métier pour sortir de la banlieue dans laquelle elle avait grandi. Grâce à ce choix professionnel, elle se voyait indépendante, parisienne, élégante et pourquoi pas y trouver l’amour. Elle avait entendu parler d’histoires d’amour entre une dactylo et son patron.
Sa rapidité et son adresse à taper à la machine, son orthographe correcte avait convaincu le patron de la société au premier entretien. Elle s’était vite adaptée à son statut de jeune femme salariée. Au fur et à mesure, sa fonction ne se borna plus à simplement taper des lettres, des documents ou autres mais aussi à préparer et apporter le café à son patron, à prendre ses rendez-vous, accueillir ses clients, ranger son bureau avant son arrivée,… elle se faisait penser à une “épouse de travail”, sans aucun traitement de faveur ou prime salariale. Ce n’était pas ce qu’elle avait envisagé. Ces quatre années commençaient à la faire redescendre de ses illusions.

Elle finit sa description sur l’annonce par son âge 22, qui pouvait plaire ou déplaire, jeune, idéale pour se lancer dans la vie ou trop jeune pour avoir la tête sur les épaules et par sa taille 1m60 rien d’extraordinaire mais apportait un détail physique, le seul.

Elle avait, ensuite, attaqué la dernière partie de son annonce, celle concernant le “monsieur” qu’elle épouserait, seconderait, ce terme était important pour Annette, il marquait qu’elle désirait être bien plus que la femme au foyer dans le mariage . Les adjectifs avaient été vite trouvés, elle savait exactement ce qu’elle voulait. Le stylo avait noté sans aucune hésitation, les uns derrière les autres les mots le caractérisant : “Colonial” parce que plus que la vie parisienne, elle rêvait exotisme, soleil, nouveaux horizons, autres conditions de vie. Et surtout pas d’une maison en banlieue grise ! Un fonctionnaire en poste aux Seychelles, à Madagascar, n’importe mais sous des cieux lointains et prometteurs d’une belle vie, confortable ; “bon” parce que la bonté était un gage de tolérance nécessaire pour vivre avec elle ; “intelligent”, incontournable, sinon quel ennui et surtout nécessaire pour réussir. L’annonce avait été envoyée le lendemain au Chasseur Français, rubrique petites annonces.

La journée de travail était finie. Annette rangea son bureau, alla dire au-revoir à son patron, virevolta sur ses talons, vérifia que la lettre était bien dans son sac à main, le ferma dans un petit clac, sortit, cap sur la Madeleine.


Photographie : « La dactylo des quais de Seine », vers 1950, Robert Doisneau.