Ateliers d’écriture créative, de fictions, animés par Francis Mizio

Catégorie : justine

Texte de Justine

6H28, le réveil sonna, il se leva, prit sa douche, se rasa de près. Il jeta un œil sur le réveil de la salle de bain : 6H43, parfait il était dans les temps. Petit déjeuner, pas plus de sept minutes. Brossage de temps, trois minutes. Cirage des chaussures, deux minutes. Les bips de la radio annoncèrent 7H00, il attrapa sa mallette de cuir, claqua la porte de son appartement, s’arrêta sur le seuil et alluma la lumière.

Il avait exactement trente secondes pour descendre les deux étages, de respectivement vingt et vingt deux marches, avant que la minuterie ne s’arrête. Il commença à dévaler les volées de marches. Au premier étage il s’arrêta net face à la femme de ménage qui passait la cireuse « qu’est ce qu’elle fout là celle là ! On est mardi !». Il s’excusa du bout des lèvres et continua sa descente, il avait encore une chance. A l’avant dernière marche, la lumière s’éteignit. « Merde ».

Il n’avait plus qu’à remonter.

Il se posta de nouveau devant sa porte, prit le temps de respirer et d’évaluer à quel niveau devait se trouver la femme de ménage afin de l’éviter. La lumière se ralluma. Il repartit, chaussé de mocassins en cuir, il glissait sur le parquet ; c’était quasiment de la haute voltige. Il descendit le premier étage sans encombre. A la seconde volée de marches, il aperçut Mme Thomas un peu plus bas. Il eut un instant d’inattention, son pied glissa et il s’écrasa sur les fesses. Il fit de nouveau noir. Il rumina « putain de merde, manquait plus que çà, je vais vraiment finir par arriver en retard ». Il se releva sous le regard intrigué de Mme Thomas « tout va bien Monsieur ? ». « Mais quelle nouille, évidemment que non, ça n’allait pas du tout ». Il la toisa du regard, esquissa un léger sourire, fit mine que tout allait bien, réajusta sa cravate, lissa sa veste et son pantalon et entreprit de nouveau de rejoindre son paillasson, son cartable à la main. Il n’avait pas le choix, il fallait qu’il descende ces maudits escaliers dans ces trente secondes, sinon la journée se passerait forcément mal. Il inspira, souffla. Le troisième essai devait être le bon. Il songea quelques secondes à prendre l’ascenseur mais il se dit qu’avec la chance qu’il avait ce matin, celui ci manquerait de tomber en panne ou de s’arrêter au premier étage. « Pourquoi les gens prennent l’ascenseur au premier étage ? Pour descendre en plus ? » Il secoua la tête, il détestait ses voisins du premier pour ça. Il regarda sa montre, 7H15. Avec un peu de chance il pourrait prendre le bus de 7H27, ce qui le ferait arriver à 7H58, s’il n’y avait pas d’incidents de parcours. Il détestait arriver en retard et il ne pouvait plus se le permettre. « La prochaine fois sera la bonne ». Il croisa les doigts. « Go ». Il repartit à toute berzingue, concentré au maximum. Il comptait dans sa tête « 5, 4, 3, 2 », il y était presque, il entendit une porte claquer, « 1, 0 », il posa les pieds en bas des escaliers. La lumière s’éteignit. « Yes ! », il leva les bras au ciel. Son cœur cognait dans sa poitrine, il posa ses mains sur ses genoux, le front tout transpirant, il y était enfin. Il se redressa, passa la main dans ses cheveux pour les remettre dans l’ordre, se dit qu’il prendrait bien une douche et boirait bien un jus de fruits frais. Il se baissa pour attraper sa mallette. Pas de mallette. Il avait dû l’oublier à sa porte. Il hurla « PUTAIN ». Il regarda sa montre, 7H25. Il n’aurait jamais son bus. La femme de ménage qui n’était plus là ne pourrait pas remonter la chercher à sa place.

Il s’assit sur la première marche, prit sa tête dans les mains. Cette fois, il fut incapable de compter le nombre de journées manquées au boulot et le nombre d’excuses bidon qu’il avait pu donner. Il songea qu’il avait déjà déménagé trois fois en un an pour tenter de résoudre son problème ; appartement au rez-de-chaussée, maison à étage, maison de plein pied mais que malgré tout le cauchemar persistait.

Il se leva, remonta tranquillement l’escalier vers son appartement en comptant les marches une à une.

Au premier, la voisine aux lunettes « cul de bouteille » ne lui accorda qu’un bref regard. Il remarqua qu’elle portait une mallette du même genre que la sienne. Elle cala fermement celle-ci sous son bras, inspira profondément, déclencha le chrono de sa montre, ouvrit la porte de l’ascenseur et se précipita à l’intérieur.

Par Justine

Texte de Justine

Elle frappa à la porte et sans attendre la réponse elle entra.

Elle profita que sa grand-mère ne l’ait pas entendue pour l’observer. Elle était allongée sur le lit, en peignoir, malgré l’heure avancée de la matinée. Elle avait les mains jointes, posées tranquillement sur son ventre, qui montaient et descendaient au rythme de sa respiration.

Julie eut les larmes qui lui montèrent aux yeux. Elle avait du prendre son courage à deux mains pour venir jusque ici. Lorsque le métro ne s’était pas arrêté à Brochant mais deux arrêts plus loin, ses mains s’étaient crispées sur la barre du wagon et sa gorge s’était nouée.

« Mamie »

Sa grand-mère se retourna et son visage s’éclaira. «Ma chérie ! »

Julie se dirigea vers le lit et aida sa grand-mère à se relever. Elles s’étreignirent, longuement. Julie s’emplit de l’odeur de fleur d’oranger de sa grand-mère, qui malgré celle âcre de la chambre, n’avait pas disparu. Elles s’assirent au bord du lit et leurs doigts s’enlacèrent.

Julie sonna à la porte de chez sa mamie, les odeurs de cuisine envahissaient la cage d’escalier. Elle entendit son pas décidé sur le parquet. Elle entra, embrassa sa grand-mère. Elles se dirigèrent vers la salle à manger tout en papotant. De sa main, Colette lissa la nappe, s’assit et se remit à éplucher les pommes de terre pour les frites du repas de midi. Julie admirait sa rapidité et sa dextérité. Elles attaquèrent ensuite le dessert. Elle la regarda pétrir la pâte de sa fouace aveyronnaise avec sa cuillère en bois, songeant qu’elle avait bien plus de difficultés qu’elle à maintenir le rythme pour brasser cette pâte épaisse. Elle sourit, elle avait toujours admiré sa Colette pour sa robustesse. Elle songea qu’une enfance à la campagne et une famille nombreuse à élever avaient dû endurcir sa mamie. Elle ne lui proposa pas son aide, sachant qu’elle aurait le droit à une pique bien envoyée « gourmande mais pas costaud pour un sous ! ».

« Mamie que fais tu encore en peignoir à cette heure ci ? »

Elle l’aida à enfiler son pantalon et ses pantoufles. Sa grand-mère la regarda faire mais ne put retenir « oh ma chérie je suis vieille mais quand même, pas encore au cimetière ! »

En descendant du bus 66, elle lui prit par la main fermement (il ne s’agissait pas de se perdre dans la foule) et elles se dirigèrent toutes deux vers le Sacré Cœur. Colette lui promit un tour de manège sur les chevaux de bois après l’ascension de Montmartre. Tout en trottinant pour suivre le rythme, Julie lui serra la main un peu plus fort, pour la remercier. Au retour, elles s’arrêtèrent au marché. Elles remplirent un panier que Julie aurait été incapable de soulever mais que Colette portait sans aucun effort.

Elle l’accompagna à la salle à manger pour le déjeuner et elles s’assirent avec les autres convives. Colette, un voile de tristesse sur son visage, regarda sa petite fille « ce n’est pas aussi bon que rue des Batignolles, mais ce n’est pas mauvais. »

Toute la famille ou presque était présente, enfants, petits et arrière petits. Colette en bout de table, fière de sa richesse comme elle aimait dire. Elle attrapa la louche en argent qu’elle plongea dans le faitout et les servit un à un du plat traditionnel « l’estofisch ».

Au dessert, elle coupa en parts égales les tartes aux pommes et au fromage blanc que Julie et elle avaient préparées dans la matinée. Colette avait posé ses mains sur les siennes, et ensemble elles avaient pétri, roulé et étalé.

Elle resta assise à ses côtés le temps du repas. Colette prit sa cuillère, son geste était assez lent et peu sûr, sa main tremblait légèrement. Tout en souriant Julie lui dit « Mamie tu as mis un peu de soupe sur ta chemise ». Colette sourit à son tour, secoua la tête et frotta la tâche sur son chemisier.

Leurs doigts se mêlèrent, Colette posa un baiser sur la joue de Julie.

« A bientôt ma grande »

« A bientôt mamie, prend soin de toi »

Les mains vides, Julie referma la porte de la chambre de sa grand-mère.

Par Justine

Texte de Justine

Trois heures du matin. Elle se résigne. Elle s’extrait du lit après de nombreuses contorsions. Trois heures qu’elle tourne en rond à chercher une position confortable. Les pieds nus sur le sol froid, elle frissonne, mais elle renonce à enfiler une paire de chaussettes, trop d’efforts. Elle couvre ses épaules de son châle épais, et se dirige lentement vers la cuisine, les mains posées sur son ventre lourd. On entend le frottement de ses pas sur le parquet. Elle n’allume pas la lumière, préférant la douceur de l’obscurité qui l’entoure. Elle met en marche la bouilloire, se pose sur une chaise, inconfortable, tant-pis la flemme de se relever. Ses yeux sont cernés de jaune et bleu ; des nuits qu’elle ne dort plus. Elle aime ces heures de la nuit qui semblent être distendues. Elle se demande pour la centième fois comment elle va faire quand les bébés seront là. La bouilloire se met à siffler. Elle se lève péniblement. Un liquide chaud lui coule entre les jambes. Non ça ne peut pas être çà. C’est trop tôt. Bien trop tôt. Hier encore la sage-femme lui disait que le col était bien fermé. Elle se rassoit lourdement, sonnée. Le temps semble en suspension, seul le mécanisme de l’horloge rappelle les secondes qui s ‘égrènent. La lumière des phares des rares voitures éclairent son visage, immobile. Le liquide chaud continue à couler lentement le long de ses jambes nues. On pourrait penser qu’elle n’y prête pas attention. Et pourtant, elle songe à tout ce qu’elle n’a pas fait, la valise qui n’est pas prête, la chambre qui est en travaux, les lits qui ne sont pas montés…elle se frotte les yeux. Non c’est trop tôt. Ils ne sont pas prêts. Elle veut les garder en elle. Elle reste sur sa chaise, les yeux dans le vague. Elle ne peut y croire. Encore une satanée fuite urinaire.

Peu après, ou peut être des heures plus tard, on ne sait pas, elle émerge, tremblant de froid. Sa respiration s’accélère, elle réalise qu’elle doit agir. Elle se lève, bien plus rapidement, se hâte vers la chambre à coucher, secoue son mari « réveille toi, réveille toi », elle hurle presque. « Ils sont là, les jumeaux arrivent, j’ai perdu les eaux ». Elle le tire, l’arrache du lit. Il ne comprend rien, grommelle « non ce n’est pas possible, tu as fait un cauchemar ». Elle crie « j’ai perdu les eaux ». « C’est bien trop tôt ». Ils s’engueuleraient presque. Alors, elle se pose, le fixe, respire, plusieurs fois, lentement, « écoute moi, je ne rêve pas,  j’ai perdu les eaux, il faut qu’on aille d’urgence à l’hôpital ».

Et là, tout s’enchaîne, se précipite. Les mêmes mouvements, en même temps. Les vêtements qu’ils attrapent et qu’ils enfilent, la porte qu’il claque, les clés qu’il met dans le contact, la pédale d’accélérateur qu’il enfonce brusquement, les lumières du périphérique parisien qui défilent. Les pensées qu’ils chassent, les semaines d’aménorrhée qu’ils évitent de compter. Temps figé dans cet habitacle où aucun mot n’est prononcé.

Les sages femmes leur posent de nombreuses questions, rapides et efficaces. Aucune place à des fioritures langagières. Temps compté. Le médecin ordonne, lance des injonctions. Ça tourbillonne autour d’eux. Ils sont happés par l’action qui leur permet de ne pas penser. Injection de corticoïdes, touchers vaginaux, battements des cœurs qui peinent à couvrir les paroles et les mouvements précipités du personnel.

Les secondes qu’elle voudrait jours, les minutes semaines. Elle perd pied.

« …. En souffrance…Accoucher….césarienne »

« Nooooooon » elle hurle, « je ne veux pas, je ne veux pas, ils sont trop petits ». Elle pleure, elle se débat, elle s’accroche à son mari. Cette fois tout va trop vite, elle est emportée, happée : écho de pas qui se hâtent, couloirs aux murs grisâtres qui défilent, portes coupe feu qui claquent.

Des lumières l’aveuglent, une main lui prend la sienne, fermement. « Courageuse…ce qu’on peut…calmez… ».

Puis, plus rien.

Au loin, une voix de femme « la mer…..quelle saloperie…trop nul…vraiment déçue », des bruits de machine.

Elle ouvre péniblement les yeux, murs blancs, un visage suspendu au dessus d’elle.

Elle a envie de vomir, mal à la gorge. Elle se sent vide, creuse. Elle articule péniblement « mes bébés. »

La même voix de femme lui répond « chut….va aller… »

Par Justine

Texte de Justine

Au brouhaha ambiant je devine que la salle est pleine, comme chaque samedi, jour de marché. Alors malgré l’inconfort (nous sommes entassées les unes sur les autres), je n’ai aucune envie de sortir d’ici.

Tout à coup me voilà éblouie par la lumière, les conversations se font plus nettes et une main m’attrape. C’est celle de la patronne dont la poigne est ferme et tendre à la fois. A peine le temps d’apprécier sa chaleur et sa douceur qu’elle me repose. Je serais bien restée un peu plus longtemps au cœur de sa paume mais tout se met à valser autour de moi, lentement et en cadence.

Le balancement cesse. Je sais que je n’ai que quelques minutes de répit. Une autre main me saisit, assez vivement, plus rugueuse cette fois. Je suis immédiatement plongée dans un liquide chaud et onctueux, un café crème sans aucun doute. Rapidement je suis agressée par le sucre qui se colle à moi et je sais que d’ici peu mon système vestibulaire va être mis à rude épreuve. C’est parti. Vitesse maximum. J’ai la nausée (c’est quand même un comble : avoir le tournis alors que je vis dans un bistrot et que ma fonction principale se joue dans la tasse de café ! Ce que je préfère, c’est quand on m’immerge dans une pâtisserie, particulièrement quand je pénètre dans les couches moelleuses d’un fondant au chocolat. Et, ce que j’aime par dessus tout, c’est le cœur, encore chaud et onctueux. La caresse du chocolat m’est exquise.)

A peine le temps de reprendre mes esprits qu’une énorme langue s’approche de moi. Elle me lèche, dans un sens, dans l’autre, un va et vient lent mais brusque. Tout comme la main qui m’a porté à cette langue, celle ci est rugueuse et rêche. La salive qui me recouvre est amère, dotée d’un léger goût de tabac. Des chicots me cognent. J’essaie de m’accrocher aux souvenirs des langues délicates et parfumées qui me tètent doucement, sans aucune brutalité et que j’affectionne particulièrement.

Ouf ! On me repose.

Me voilà abandonnée sur la table, mais je sais que ça ne va pas durer.

Je suis jetée sans ménagement sur un plateau et de nouveau ça chaloupe. Au rythme je sens que ce n’est pas la même personne que tout à l’heure. Il est plus saccadé, plus rapide aussi.

Jet d’eau tiède, effleurement rapide et doux du torchon. Mais pas le temps d’en profiter. J’aime ce contact, surtout quand le tissu est propre et qu’il sent bon la lessive. Mais ce que j’affectionne par dessus tout, c’est quand la « p’tite » (comme l’appelle la patronne) prend son temps, qu’elle me caresse tout doucement, que ses gestes sont précis et tendres.

Le samedi ce n’est jamais le cas. Trop de clients.

A peine séchée, encore humide, je repars.

Une toute petite main fraiche, moelleuse, à l’odeur de framboise m’agrippe! Rien à voir avec les grosses paluches de certains clients. Un délice !

J’imagine déjà être happée par une bouche raffinée, tiède, qui exhalerait le même arôme fruité.

Quelle désillusion ! Cette main si petite me frappe de toutes ses forces contre le bois de la table. Elle me monte, me redescends et me cogne vigoureusement, à plusieurs reprises.

Heureusement, rapidement une autre main me délivre. Un peu plus grande, mais assez fine, qui dégage le même parfum délicat. Elle me repose, à distance de la sauvage petite pogne.

A peine remise de mes émotions et c’est reparti : valse, jet d’eau, torchon, valse.

Je rêve d’un fondant au chocolat, je donnerai tout pour m’y plon…

Mais me voilà dans les airs ! Je vole littéralement et m’écrase pitoyablement sur le carrelage. Décidément…

On me bouscule, on m’écrase. Il fait de nouveau tout noir. Le sol est froid et dur et c’est plein de poussières.. J’aperçois de nombreux pieds. J’attends patiemment et me réjouis de cette pause inattendue. Je sais que je vais rester là quelques heures mais je fais confiance à la « p’tite ».

Les conversations se font moins tonitruantes, les pieds se dirigent un à un vers la sortie.

Une main me soulève, celle de la « p’tite ». Je la reconnaitrais parmi mille. Elle m’introduis dans un bain d’eau chaude, plein de mousse parfumée, me frotte devant, derrière, m’essuie avec un torchon fraichement lavé. Elle ne me lâche plus et, tout à coup, me glisse dans un fondant au chocolat. Je pénètre tranquillement en son sein, la crème cacaotée m’enduit de toute part, c’est divin. Elle me porte ensuite à ses lèvres qui me caressent délicatement, sa langue m’aspire et me pourlèche en douceur. Je suis au anges.

 Par Justine

Texte de Justine

Vacances de printemps

Fait assez rare, la famille est au grand complet.

La semaine a été planifiée et organisée des mois auparavant afin que chacun puisse se rendre disponible.

Petit déjeuner gargantuesque: jus, pots de confiture maison, viennoiseries, pain frais, thé, café…

Malgré l’heure matinale, les conversations vont bon train : emploi du temps de la journée, menus, courses, équipes à constituer pour effectuer les différentes taches…

Les enfants, encore en pyjamas, courent dans le jardin en fleurs malgré la rosée matinale.

« Je vais faire un tour », dit-il en se levant brusquement.

Tous les regards se dirigent vers lui. Personne ne dit rien mais chacun se demande ce qu’il va faire de si bon matin.

Les rires se font moins tonitruants, les cuillères cessent de cogner contre les bols et chacun part vaquer à son occupation. Seuls les petits continuent de s’égailler dans le jardin sans se soucier des tensions tout à coup palpables.

L’appétit coupé, elle se lève à son tour,

Lorsqu’elle est énervée ou anxieuse, elle aime faire le ménage, ça l’apaise. Et puis, une maison habitée par tant de personnes, c’est vite sale. Alors, elle ouvre en grand toutes les fenêtres, inspire une bouffée d’air iodé, empoigne le balai à deux mains et s’y accroche comme elle peut. Le rythme, plutôt lent au départ, s’accélère très rapidement. Deux temps : aller, retour, aller, retour… Elle guide son partenaire avec tout son corps ; ses mains mais aussi ses bras, son buste, ses jambes.

Les miettes de pain au chocolat volent, les jouets épars des enfants sont poussés violemment dans les coins, les chaises sont tirées et replacées brutalement.

Ses cheveux sont en bataille, ses joues sont cramoisies, ses mains glissent sur le manche à balai tant elle s’y agrippe.

Mais le rythme continue à s’accélérer.

La porte d’entrée claque.

Instantanément elle se fige, toujours cramponnée à son balai. Son cœur survolté accélère encore dans sa poitrine. Elle ne respire plus. Elle espère qu’elle se trompe ; peut être est-il juste parti faire un tour de vélo ? Elle saura rapidement : elle peut mesurer son taux d’alcoolémie au nombre de mots qu’il prononce à la minute. L’équation est assez simple, impossible de se tromper.

Il a le sourire aux lèvres, les yeux légèrement brillants. Il se dirige vers ses petits enfants avec lesquels il se met à courir et à rigoler. Déjà plus de trois mots, en trente secondes à peine. Les petits sont ravis mais elle, n’est pas dupe.

Encore en apnée, le balai à la main en soutien, elle s’avance vers lui. Elle s’arrête, le regarde fixement.

« Tu as bu »

« Non »

« Si tu as bu. Je le sais. Je le sens. Ca se voit »

Toujours ce même discours, répété inlassablement.

Elle n’ajoute rien de plus. Elle ravale sa colère et reprend son duo macabre dans un rythme toujours plus effréné : aller, retour, aller, retour, jusqu’à épuisement.

Elle lance violemment son balai. Elle a besoin d’air. Elle sort de la maison, court sur le chemin de terre qui la sépare de la plage, retire un à un ses vêtements trempés de sueur et se jette à l’eau.

Malgré l’extrême fraicheur de celle-ci, son corps se détend. Elle respire, enfin.

Aujourd’hui encore elle ne dira rien, ni demain d’ailleurs; cette semaine a été si attendue et si bien organisée. Elle ne peut pas se permettre de faire de vagues et de tout gâcher.

Tablée du soir. Les enfants sont couchés. Les verres s’entrechoquent, les voix s’élèvent, plus ou moins fortes. Les visages sont rougis par le soleil et l’air marin. On rigole, on se taquine, on parle de la journée, de la chance que l’on a eue avec la météo, des prouesses du plus petit, de la balade au cap de la Chèvre, de la beauté des bruyères et des ajoncs en fleurs.

Sa langue se déliera, un jour.

 Par Justine

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