Proposition d’écriture Juin 2019-2

Mercredi 11 juin dernier, Margaux, une des étudiantes du DUT InfoCom où j’enseigne, subissait la torture de sa soutenance de fin de DUETI (année de cours suivie à l’étranger). Elle nous exposait la politique culturelle du Québec d’où elle revenait et les actions menées au niveau de la ville de Chicoutimi. Au détour d’une de ses « slides »  où elle nous passait en revue la vie artistique locale je vis surgir une affiche d’un lieu nommé 3REG qui se présente comme un « collectif de création sous contrainte » appelant à la production d’œuvres « littéraires/visuelles/sonores/vidéos » sur des thèmes précis ; œuvres présentées ensuite lors de soirées. Sur l’affiche de l’événement se trouvait l’étonnant thème suivant (pour cette fois là) : « Anodin ».
Je n’ai pas sursauté, mais presque (*)  parce que le thème « d’anodin » est, je trouve, une idée magnifique que j’aurais bien aimé y voir déclinée sur scène. Sur la page Facebook du collectif 3REG on y lit pourquoi ce thème a été retenu : «  Anodin… parce que tsé au fond, on en mourra pas ». Trop forts ces Québécois !

C’est alors que je me suis mis à réfléchir à cette idée de thème « anodin », mine de rien, pas si… anodine. D’abord reprenons la définition :

• Chez Larousse :
adjectif  (grec anôdunos, qui calme la douleur)

  • Sans gravité, sans danger, inoffensif : Un médicament anodin.
  • Sans grande portée : Mesures anodines.
  • Sans importance, sans relief ; falot, insignifiant : Personnage anodin.

Mais ce qu’on découvre, c’est que le sens du mot anodin a beaucoup évolué depuis son apparition (1535), mais surtout depuis le 19e siècle… :

• En effet, chez M. Littré c’était ainsi :
anodin, ine ou anodyn, yne
(a-no-din, din’) adj.
1 – Terme de médecine. Qui calme la douleur.
« Il lui a proposé un petit remède anodin », Sévigné, 58.
Substantif. masc. On emploie les anodins contre les névralgies.
2- Fig. Remède anodin, moyen, ressource peu efficace, à cause que, en médecine, les remèdes anodins adoucissent plutôt le mal qu’ils ne le guérissent.
« Dans l’état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins », Sévigné, 197.
3 – Dans un sens railleur, pour se moquer, vers anodins, couplets anodins, méchants vers, couplets sans esprit. Il se dit aussi en ce sens des personnes. Peignez-nous ce personnage anodin.
HISTORIQUE
XVIe s.
« Tel cataplasme a grande vertu anodine et sédative de douleur », Paré, VIII, 25.
ÉTYMOLOGIE
Ἀνώδυνος, de ἀν privatif, et ὀδύνη, douleur ; éolien, ἐδύνα ; sanscrit, vedanâ.

(On retrouve cela aussi dans le TLF (Trésor de la langue française) ou encore dans le dictionnaire de l’Académie).

Bref, du médicament qui calme, mais n’est que relativement peu efficace, on est passé quasiment essentiellement aujourd’hui  à l’anecdotique, sinon l’insignifiant, voire dans un mode obsédé par la valeur, au méprisable, sans plus aucune considération d’efficacité.

Là, où cela m’intéresse (et on s’intéressera au sens actuel même si Balzac l’a utilisé tôt comme nous pour qualifier des personnages), c’est que finalement l’anodin ne l’est en fait plus tant que cela aujourd’hui. Il cultive en permanence son ambivalence : insignifiant, il est précieux ; bon, il peut être mauvais.

Je m’explique : dans une vie occidentale surchargée d’images, d’informations, de spectacles, d’agitations, de bruit et de fureur, de toujours plus de force en émotions, sentiments, passions, sensationnel, violence, exacerbations de tout en extrême, etc… le simple, le petit, le discret, l’humble, le banal, le modeste, le décroissant passent pour être des vertus cardinales (et ce depuis un moment, certes, tout de même). On chante les vertus de l’anecdote, du petit fait, du petit geste, du truc minuscule qu’on ne voit pas en passant en bolide… Enfin, vous savez tout cela… En fait à écouter tout ces bavards l’anodin est grand, il est immense, il est beau, il a du sens, il nous sauvera. Il est sagesse, empli de « zénitude », sinon de philosophie de la vie, de quête de l’existence. Encore un peu et il tutoie l’Absolu. Et on s’émerveille parce qu’untel au fait du pouvoir et de l’argent largue tout pour greffer des rosiers au fond d’une province forcément calme empreinte de petites choses traditionnelles, symboliques parfois, et de douces valeurs sûres, soient des petits riens ni désuets, et aucunement surs. Oubliez les coachs, les sadhu sont le modèle de plan de carrière. Vrai ? Faux ? Ça doit être quelque part entre les deux.

Aussi, voici ce que je vous propose d’écrire : une nouvelle de fiction évoquant des faits anodins, une situation anodine, voire un bonheur simple (cela a fait la fortune de Philippe Delerm, rappelez-vous)… mais qui ne sont peut-être pas si insignifiants, car le relief apparaît dès lors que le sujet est mis en lumière. Des exemples d’anodin ? : en BD chez Lewis Trondheim, en littérature chez Richard Brautigan ou chez Raymond Carver, en poésie chez Francis Ponge… Mais il faudrait citer bien des cultures asiatiques, notamment, où l’anodin est élevé au rang d’exception. J’ai observé avec perplexité un jour en Chine un groupe de lettrés tomber quasiment en pâmoison devant une vieille racine tordue qui s’efforçait de gagner du terrain sur un gros caillou qui ne payait pas de mine au détour d’un chemin de montagne. Apparemment, la chose n’était pas anodine, mais j’ignore encore en quoi.

Toutefois, pour être complet, il faut se rappeler, toute candeur écartée tout de même, que si l’anodin cache bien son jeu et n’est pas ce qu’il prétend être… est-il pour autant forcément au mieux bienfaisant et inoffensif, au pire léger ou futile ? Question : l’anodin est-il forcément notre ami ? Veut-il certainement notre bonheur ? Il y a pléthore d’exemples où ce fourbe fait son mauvais, et déclenche carrément des réactions en chaîne, de la matière à thriller. Vous pouvez aussi choisir de ne pas verser dans un monde de Bisounours et de nous retracer les cruautés dues à des hasards minuscules, des petits grains de sable. Oh ! C’était un détail… et puis finalement… On m’a rapporté un jour l’histoire véridique d’un bouton anodin apparu sur le nez d’un ami d’ami, et l’anodin s’est terminée en abominable cauchemar (je vous épargne ça). Mais peut-être avez-vous lu ce qu’une simple plaisanterie peut faire chez Kundera, ou une moustache rasée chez Carrère ? Et puis, on les connaît ces détails anodins, ces petits riens du tout, ces détails, qui vous font aimer passionnément quelqu’un quand plus tard, un rien, voire ces mêmes petits riens anecdotiques, vous le font haïr… ?

Voilà. Ce que je vous propose, et en vérité, c’est sans grande portée, c’est trois fois rien (dirait Raymond Devos). Mais, chante ci-dessus la belle Stacey Kent grâce à Gainsbourg, rien, c’est bien mieux que tout.


(*) d’abord parce que dans une ancienne vie j’avais eu exactement la même idée et envisagé de monter ça en arrivant à Nantes il y a 9 ans sans savoir que cela existait au Québec… et sans y parvenir pour des questions de lieu, de coûts, et de personne qui a voulu m’écouter (cela c’était finalement soldé avec l’aide de ma compagne d’alors en soirées fantaisistes et littéraires dans des bars — et on s’est bien amusés tout de même. Mais passons…).


Photo : ©DR : Mémorial du 17 avril 1891, situé rue du 14 juillet à Corbeil-Essonnes, qui commémore cette journée paisible où il ne se passa strictement rien en ce lieu.