Proposition d’écriture – Novembre 2018 – 2

Il est temps de passer à table  — du moins de commencer à réfléchir à votre table : dans deux mois, vous risquez en effet de devoir festoyer hors de raison et de proportion. Alors, pour cet atelier, avec ce souci d’utilité et de santé publique qui nous anime, nous allons nous y préparer. Mettons-nous à table, au repas, au dîner, au souper, au banquet, au festin… Et au service. Et en cuisine aussi…

C’est en écoutant un Petit Matin de France Culture, émission durant laquelle l’invité, le chef Alain Ducasse (18 étoiles cumulées au Michelin tout de même – à écouter ci-dessous si ça vous dit), m’a fait saliver au volant en allant au boulot, narrant son art de la cuisine lente, son souvenir des légumes de sa grand-mère, de sa vocation et de sa passion… que m’est venue l’idée de cette proposition d’écriture.

Il paraît que nous sommes (avec le Pérou —mais si ! C’est le pays qui aurait le plus d’écoles de cuisine) le pays de la gastronomie, et de l’art de la table. Nous serions d’ailleurs, dit-on toujours, le seul pays au monde qui, à table… discuterait de mets et de vins. Voire… un poète et écrivain hong-kongais formidable, sorte de Woody Allen local, avec qui j’ai dîné et pleuré de rire il y a bien  longtemps (en 1998), dans sa ville (qui est d’ailleurs une des plus gastronomiques au monde) devant un « chicken bang-bang » (un poulet dont la chair a été frappée jusqu’à devenir mousseuse) arrosé de vin jaune brûlant, Leung Ping-kwan (alias Ye Si), avait même bâti une partie de son œuvre sur l’idée de nourriture comme langage universel, terrain commun d’entente des peuples. Il faut dire qu’à Hong-Kong 23 nationalités se croisent et se font des petits plats. Pour lui, échanger une recette, un repas, était la garantie que l’Humanité peut vivre en harmonie. Et, pour ses expositions, chroniques, poèmes, cours et conférences, il parcourait le monde et ses restaurants avec malice et gourmandise. Je lui dois d’ailleurs un grand souvenir de repas pris à Macao ; un mélange de cuisine chinoise, portugaise et philippine, arrosée de vinho verde (*). Pendant le repas, il parlait de nourriture et de cultures… Ping-kwan n’était pourtant pas Français !

Mais  revenons à nos ronds de serviette : il est vrai qu’il s’en passe des choses, par ici, ou partout, à table, en famille, en tête-à-tête avec ou sans chandelles à parler d’amour ou autre…

… en pique-nique, au barbecue…

… au restaurant (je ne vous remets pas la scène de In the mood for love ; je l’ai déjà utilisée ici), au bistrot, au fast food, à la cantoche, au réfectoire, à « l’ordinaire » (la cantine de l’armée). La table y étant le lieu de la conversation : des déclarations d’amour et des ruptures, des contrats et des complots, des vocations et des décisions — de celles qui vous changent la vie.
Lors du dîner on peut aussi se faire la gueule, ou se battre. On peut régler des histoires familiales des plus ragoûtantes…

… On peut donner des festins qui engagent une vie (comme cette Française de Babette perdue chez les Danois)…

… on peut communiquer son amour par la cuisine, ou décider d’en finir dans l’excès.

Mais on peut aussi connaître de formidables banquets de mariage, de fêtes de famille… Bref, à table, en cuisine aussi, je ne vous apprendrai rien, on peut tout (mais je ne parle pas là de la fameuse scène en cuisine et sur la table du Facteur sonne toujours deux fois).
Sachant que parfois, avant de se faire servir son steak au comptoir (à l’époque de ce film, vous remarquerez, on avait encore le droit  d’y vendre des œufs durs) l’attente peut s’avérer être musclée :

… voire, le festin lui-même être TRÈS musclé, et la viande, servie TRÈS saignante (attention âmes sensibles) :

Bon… Je pourrais multiplier ici les exemples à objectif d’inspiration, je ne ferai de toute façon jamais mieux que Blow Up, l’émission magistrale et thématique d’Arte sur le cinéma (qui, vous le verrez, cite parfois certaines mêmes scènes que moi… Mais ils sont tellement plus forts… même s’ils ont oublié La cuisine au beurre).

Toutes ces choses étant dites et montrées, j’aurais pu vous donner ici quelques exemples tirés, plutôt que du cinéma, de la littérature. J’en ai sans doute sur mes rayonnages… mais, même en les cherchant…, somme toute, bien peu (il y en a au théâtre, visuel lui aussi,  type Le Souper de Jean-Claude Brisville, ou Cuisine et dépendances de Bacri Jaoui, qui devint un film). La scène de repas (oublions l’anorexie, sujet de nombreux livres), de dîner, de banquet, de ce qui tourne autour du festin, de la gastronomie, et même de la cuisine est somme toute minoritaire en littérature face au cinéma (ou alors quelquefois dans certains polars : ceux d’Andrea Camilleri avec son commissaire Montalbano, chez des marseillais comme Gilles Del Pappas). Il y a bien chez Malaparte, dans La Peau des repas malaisants (il y a eu un film) ; une scène notamment où Mastroianni se voit servir un poisson, une « sirène de mer », qui ressemble à un nourrisson (c’est la guerre, il y a de la restriction à Naples, et on mange les poissons de l’aquarium océanographique). En littérature, il est plus souvent, et encore, quand cela apparait, question de sensualité, de recettes (chez Onfray par exemple, il y a, je ne sais plus où, des pages sur une baudroie au chocolat dégustée en compagnie du libraire bordelais Mollat) que de scènes de table ou de brigades aux fourneaux. Bon… à vous de voir comment vous en emparer et relever, du coup, cet exercice délaissé. C’est donc à vous —cuisine, recettes, arts de la table, préparatifs ou déroulement du repas, coup de feu au piano, démontage… de nous élaborer le menu ! Faites-nous saliver ! Les cannibales, même, sont acceptés. Le repas est une dramaturgie, et lieu de dramaturgie. Alain Ducasse, d’ailleurs, ne dit pas qu’il crée puis fait servir un met, mais qu’il « raconte une histoire ».

(Toutefois avant de passer à table, devant votre clavier, ne manquez toutefois pas ce réveillon loupé de nouvel an -que je ne vous souhaite pas de vivre dans deux mois…).


(*) pour les besoins de ce texte je viens de découvrir à l’instant et avec émotion sur Wikipedia que Ping-kwan, avec qui je n’avais bêtement plus de contacts, nous a quittés en 2013. J’espère qu’il continue de festoyer là-haut en riant et en militant pour le mélange des cuisines et des cultures.


Photographies : cc- pixabay.