Texte d’Ariane – avril 2017

Hélène avait intérêt à assurer, sa cliente comptait sur elle. Défendre la veuve et l’orphelin, un projet de vie louable. Vendredi, ce sera la veuve. Il lui restait trois jours pour préparer sa première plaidoirie. Six ans d’étude, trois fois le concours du barreau. La consécration aura lieu vendredi.

Il fallait qu’elle voie sa sœur. Parler avec elle l’aidait toujours, Lise a le don de savoir écouter. Son inscription en fac de droit n’avait donc étonné personne, on lui promettait un bel avenir. Tandis qu’Hélène, à l’époque amoureuse des ballets et des pas chassés, avait été mise en garde : intermittence, précarité, chômage. L’Académie de Danse n’affichait pas le même taux d’emploi en sortie d’école que les avocats de Paris et ce n’était pas du goût de leurs parents.

Elles revenaient d’un ballet, cette nuit-là, la nuit où un chauffard avait grillé un feu rouge. Hélène avait convaincue sa sœur de l’accompagner voir Casse-Noisette. Sur le chemin du retour, Lise lui promettait de convaincre leurs parents. Quand l’aile droite de la voiture avait été percutée. Hélène conduisait mais elle n’avait rien vu. Juste le pare-brise éclater. Puis, les néons de l’hôpital.

Le téléphone sonna. Sa mère. Leur relation est en période glaciaire depuis des années mais il est des obligations filiales auxquelles on ne coupe pas. Pâques en fait partie. « Oui maman, je viendrai. Je dirai à Lise de préparer son fameux crumble au chocolat ». Un sanglot fut l’unique réponse de sa mère. Elle raccrocha. Saleté de dépression.

Sa mère n’en avait que pour Lise, elle ne s’était même pas réjouie de sa première plaidoirie. Ce qui avait été la belle ambition de Lise n’était à ses yeux qu’un lot de consolation pour Hélène. Hélène ouvrit le tiroir de la cuisine et en sortit un petit couteau. Consciencieusement, elle entreprit de cisailler méticuleusement la peau de ses bras, variant les profondeurs et les longueurs. Elle aurait bien aimé souffrir, comme Lise avait souffert. Mais elle ne ressentait aucune douleur. Elle rangea son couteau et désinfecta ses plaies.

Elle envoya un SMS à Lise, lui disant de la retrouver à leur café habituel. Lise ne répondit pas, comme d’habitude mais elle savait qu’elle viendrait. Il y a quelques années, Lise poussait même le vice jusqu’à lui faire croire qu’elle s’était trompée de numéro. Mais cela faisait longtemps qu’elle avait tout bonnement arrêté de répondre. « Deux Perrier-citron, s’il vous plait ». Sa sœur était tellement prévisible.

Elle lui exposa son cas. Au fur et à mesure de son récit, sa plaidoirie prenait forme, sa ligne de défense s’incarnait. Sa sœur était décidément une magicienne. Une fois de plus, elle lui demanda pourquoi elle avait tout laissé tomber. Les clients du café la regardaient, elle devait parler trop fort. Elle s’en ficha et haussa le ton, il fallait que Lise réagisse ! Depuis l’hôpital, Lise s’était renfermée. Et enfermée. Elle ne s’était jamais présentée à la fac de droit. Hélène, elle, était sortie indemne de l’accident, miraculeusement selon les médecins qui lui assuraient qu’elle pourrait continuer à danser. Mais les médecins sont des êtres emplis de certitudes alors qu’ils n’y connaissent rien. Hélène savait que son corps ne danserait plus. Une dérogation du doyen lui avait permis de prendre la place de Lise à la fac. Elle avait remisé ballerines, talc et pinces à chignon et n’avait plus jamais frôlé un plancher Harlequin.

Le grand jour arriva. Les mots s’enchaînaient, les réparties fusaient, Hélène prenait de l’assurance. Et soudain, la catastrophe. Son coude gauche la grattait. « Lisez, je vous prie, ce courr… ». Le regard du procureur était ailleurs. Sur son avant-bras, plus précisément. Et sur ses cicatrices que sa robe d’avocat aux manches trop larges avait découvertes, l’espace d’une démangeaison. Les mots se télescopèrent, elle bafouilla, tirant sur sa manche pour recouvrir jusqu’au bout de ses doigts, bégaya. Elle se noyait et personne ne lui envoyait de bouée. Sa cliente se contentait, pour tout secours, de lui jeter des regards noirs.

Assise sur les marches du tribunal, dans sa robe d’avocate toute neuve, elle en tira la conclusion que les procureurs ne valaient pas mieux que les médecins. Des incapables qui ont le pouvoir de prendre une décision. Elle ne supportait plus les blouses blanches depuis cet été-là, depuis une blouse à la voix rauque : « c’est fini Hélène, Lise est décédée ». Elle essuya une larme qui coulait le long de sa joue et se leva. Elle avait un crumble à préparer.

Par Ariane

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Ariane nous raconte ici une histoire de sœurs. Une histoire dramatique, où le lien du sang mène presqu’à la folie à force de trop de douleur (ou de culpabilité ?). Il est d’ailleurs assez fort, je trouve, Ariane, que tu aies choisi les scarifications comme façon de se maltraiter, je le réalise en écrivant ce commentaire : les liens du sang entre les deux sœurs, et puis le sang que l’on va chercher de manière compulsive pour avoir mal et se sentir exister, sans réel effet, quand ce lien « naturel » est rompu… Il est touchant ton texte, Ariane, y affleurent la douleur, la tristesse, la colère, le manque, le regret, la résignation… Ce n’est pas si simple de faire rentrer tout ça dans un texte court, sans être démonstratif (et tu ne l’es pas). Juste par petites touches. Hélène apparaît finalement comme un être perdu dans un monde trop grand pour elle. Et c’est sans doute parce que tu as réussi à introduire toute cette palette d’émotions dans ton texte qu’on ressent nous aussi cet isolement, ce sentiment que tout est « trop » pour Hélène.

Je crois, Ariane, que j’aurais eu envie que tu gardes le fil rouge « danse » plus présent dans ton texte. C’était la passion d’Hélène, elle l’a sacrifiée comme une sorte de « punition » (et comme elle continue de se punir avec son couteau, en quelque sorte). Mais il y a je crois des liens, entre la plaidoirie et un spectacle (de danse, de théâtre, de cirque… peu importe 😉 ), et tu pourrais les exploiter. Et par ailleurs, Hélène a sacrifié la danse par choix, par volonté, mais on ne se refait pas, elle n’a pas dû tout oublier de sa passion. Faire revenir dans la tête d’Hélène des images de danse, des références à tel pas quand elle prépare sa plaidoirie… Lui faire penser à tel spectacle ou tel danseur quand elle marche dans la rue ou au café… Qu’elle doive chasser ça de son esprit par un effort de concentration encore accru… Tu vois l’idée ? Ce serait une façon de lui donner de l’épaisseur, à Hélène, tout en gardant son côté « désincarné » (par le drame), puisqu’elle refuserait de céder à ces images. Une façon de nous la raconter un peu « de l’intérieur ».

Bon Ariane c’est pas nouveau, j’aime ce que tu écris et comment tu écris. Tu es douée pour écrire du léger comme du beaucoup moins 🙂 .. après je crois que récemment dans un autre atelier ( était ce toi??) quelqu’un avait aussi produit l’ histoire d’ une soeur décédée qu’on ne voulait pas morte, donc j’avais ça en tête à la lecture, et finalement je ne savais pas si le suspense devait être celui de deviner que la soeur était morte juste à la fin ou celui de savoir ce qu’Hélène allait faire…

Comme le texte de Schiele, ton texte est tout en émotion. Et puis la fin, quelle fin ! Pour le coup, le suspense dure jusqu’à la fin et ne se laisse pas facilement démasquer ! Et de la même manière que ce que j’ai écrit à Schiele, on sent une émotion toute particulière, le sujet est grave mais ton texte reste léger et bien mené.

Super texte Ariane ! J’avais un peu deviné mais j’étais pas certaine quand même bref tu as très bien dosé l’histoire! J’adore et la fin est vraiment vraiment bien

Merci ! J’aime bien ton idée Gaëlle, dans ma version initiale (qui faisait bien plus de 4500 caractères), j’avais développé le côté « plaidoirie » mais sans faire de parallèle avec la danse alors qu’il y en a à faire effectivement. préparez-vous à une loooongue version bis!
Bravo Schiele et Pilly pour avoir deviné / suspecté la mort de Lise avant la fin, je n’aurais pas pensé que cela serait le cas! Ca ne me dit rien ce texte Schiele… Peut-être un atelier auquel je n’ai pas participé? (ou alors, je suis frappée d’amnésie^^) en tout cas, ce n’était pas un lien conscient 😉

Effectivement, une histoire très forte et d’autant plus touchante que le ton n’est pas dans la plainte. Tu parviens en peu de temps à montrer toute la complexité de la situation et des relations entre les personnages. J’ai hâte de lire la version « longue » car il y a vraiment matière à aller plus loin. J’ai trouvé la piste de Gaëlle très intéressante! Comme la danse peut être davantage présente dans le récit d’Hélène, elle pourrait également faire un « procès » à Lise pour son absence. Je ne sais pas si tu vois l’idée?

C’est une bonne idée aussi Lou, merci ! Mais j’ai du mal à voir comment l’articuler à mon texte, en gardant la révélation pour la fin…
Je suis partie sur la piste de Gaëlle, je vous envoie la version un peu plus longue et remaniée. Bonne lecture 🙂

Hélène avait intérêt à assurer, sa cliente comptait sur elle. Défendre la veuve et l’orphelin, un projet de vie louable. Vendredi, ce sera la veuve, une veuve que sa famille essaye de piller. Il lui restait trois jours pour préparer sa première plaidoirie. Six ans d’étude, trois fois le concours du barreau, la consécration aura lieu vendredi. L’échauffement commençait.

Il fallait qu’elle voie sa sœur. Parler avec elle l’aidait toujours, Lise a le don de savoir écouter. Son inscription en fac de droit n’avait donc étonné personne, on lui promettait un bel avenir. Tandis qu’Hélène, à l’époque amoureuse des ballets, avait été mise en garde : intermittence, précarité, chômage. L’Académie de Danse n’affichait pas le même taux d’emploi en sortie d’école que les avocats de Paris et ce n’était pas du goût de leurs parents.

Elles revenaient d’un ballet, cette nuit-là, la nuit où un chauffard avait grillé un feu rouge. Hélène avait convaincu sa sœur de l’accompagner voir Casse-Noisette et s’était réjouie de voir des étoiles dans ses yeux. Sur le chemin du retour, Lise lui promettait de convaincre leurs parents. Quand l’aile droite de la voiture avait été percutée. Hélène conduisait mais elle n’avait rien vu. Juste le pare-brise éclater. Puis, les néons de l’hôpital.

Le téléphone sonna. Sa mère. Leur relation est en période glaciaire depuis des années mais il est des obligations filiales auxquelles on ne coupe pas. Pâques en fait partie. « Oui maman, je viendrai. Je dirai à Lise de préparer son fameux crumble au chocolat ». Un sanglot fut l’unique réponse de sa mère. Elle raccrocha. Saleté de dépression.

Sa mère n’en avait que pour Lise, elle ne s’était même pas réjouie de sa première plaidoirie. Ce qui avait été la belle ambition de Lise n’était à ses yeux qu’un lot de consolation pour Hélène. Hélène ouvrit le tiroir de la cuisine et en sortit un petit couteau. Consciencieusement, elle entreprit de cisailler méticuleusement la peau de ses bras. Ses bras incapables de tourner un volant à temps, ses bras qui ne s’enroulaient plus pour hypnotiser le spectateur. Son corps était devenu un amas de muscles, de tendons et d’os inutiles depuis qu’il ne vibrait plus au rythme du tempo. Elle variait les profondeurs et les longueurs, s’amusant à dessiner ses muscles, à prolonger ses cicatrices, à contourner ses veines ou à y planter la pointe de son couteau. Elle aurait bien aimé souffrir mais elle ne ressentait aucune douleur. Elle rangea son couteau et désinfecta ses plaies.

Elle envoya un SMS à Lise, lui disant de la retrouver à leur café habituel. Lise ne répondit pas, comme d’habitude mais elle savait qu’elle viendrait. Il y a quelques années, Lise poussait même le vice jusqu’à lui faire croire qu’elle s’était trompée de numéro. Mais cela faisait longtemps qu’elle avait tout bonnement arrêté de répondre. « Deux Perrier-citron, s’il vous plait ». Sa sœur était tellement prévisible.

Elle lui exposa son cas : à la mort du père, les enfants décident de mettre leur mère sous tutelle pour récupérer l’appartement du XVIème. Au fur et à mesure de son récit, sa plaidoirie prenait forme, sa ligne de défense se tissait. Sa sœur était décidément une magicienne.

Une fois de plus, elle lui demanda pourquoi elle avait tout laissé tomber. Les clients du café la regardaient, elle devait parler trop fort. Elle s’en ficha et haussa le ton, il fallait que Lise réagisse. Depuis l’hôpital, Lise s’était renfermée. Et enfermée. Quel gâchis ! Elle ne s’était jamais présentée à la fac de droit où elle était inscrite. Hélène, elle, était sortie indemne de l’accident, miraculeusement selon les médecins qui lui assuraient qu’elle pourrait continuer à danser. Mais les médecins sont des êtres emplis de certitudes alors qu’ils n’y connaissent rien. Hélène savait que son corps ne danserait plus. Une dérogation du doyen lui avait permis de prendre la place de Lise à la fac, une fois abandonnée l’idée de l’Académie de Danse. Elle avait remisé ballerines, talc et pinces à chignon et n’avait plus jamais frôlé un plancher Harlequin.

Le grand jour arriva, Hélène avait le trac. La salle d’audience était peu remplie : sa cliente et trois inconnus. Le spectacle pouvait commencer.

Au début, cela se passa bien. Gérer le temps et l’espace, sourire de façade. Les mots s’enchaînaient, les réparties fusaient. Captiver son auditoire, Hélène retrouvait ses marques. Un pas chassé pour esquiver une attaque, reculer pour mieux avancer, allier la force et la finesse. « Ceux-là même que ma cliente a élevé… » Une idée suggérée, élégance, légèreté. « …au détriment de sa vie professionnelle ! ». L’aplomb. Tant de force dans un être si frêle.

Et soudain, la chute.

Son coude gauche la grattait. « Lisez, je vous prie, ce courrier, d’un éminent neurolo… ». Le regard du procureur était ailleurs. Sur son avant-bras, plus précisément. Et sur ses plaies que sa robe d’avocat aux manches trop larges avait découvertes, l’espace d’une démangeaison. Son corps la trahissait, les mots se télescopèrent, elle bafouilla, tirant sur sa manche pour recouvrir jusqu’au bout de ses doigts, bégaya. Elle avait perdu le fil de sa chorégraphie et personne ne lui tendait la main. Sa cliente se contentait, pour tout secours, de lui jeter des regards noirs.

Assise sur les marches du tribunal, dans sa robe d’avocate toute neuve, elle en tira la conclusion que les procureurs ne valaient pas mieux que les médecins. Des incapables qui ont le pouvoir de prendre une décision. Elle ne supportait plus les blouses blanches depuis cet été-là, depuis une blouse à la voix métallique : « c’est fini Hélène, Lise est décédée ». Elle essuya une larme qui coulait le long de sa joue et se leva. Elle avait un crumble à préparer.

J’aime beaucoup ces petites allusions que tu as rajouté, Ariane. « L’échauffement commençait », « elle avait perdu le fil de sa chorégraphie »… C’est très bien trouvé, et je trouve vraiment que ça rajoute encore en profondeur, dans ton texte.

(Et moi aussi, pour la petite histoire, je m’étais doutée de la mort de la soeur, à la première lecture. ça ne m’avait pas gênée plus que ça, parce que je n’en étais pas sûre. Mais je trouve que c’est ici moins flagrant, du coup, car on est pris « dans la danse », et on cogite moins)

Je suis d’accord que la dilution aide ! J’avoue aussi que suite à vos commentaires, comme mon but n’était pas qu’on puisse deviner / suspecter sa mort avant la chute ;-), j’ai profité de la 2ème version pour enlever quelques indices, tels que « comme Lise avait souffert ». Donc tant mieux si tu as eu cette impression !

Texte très prenant, dans les deux versions…. et j’ai beaucoup aimé aussi les allusions (pas chassé, chorégraphie….) ajoutées dans la 2e.
Pour ma part, je n’avais pas deviné la triste chute, le suspens tient vraiment jusqu’à la fin!

Ajouts très bien dosés dans la 2ème version ! Super !
Au début, tu parles des « étoiles dans les yeux » de Lise. Et je me dis qu’y faire allusion à la fin, par exemple sur les marches du palais, ça pourrait boucler la boucle, d’une certaine façon, tu vois l’idée ? Et puis sens multiples avec la danseuse étoile, la plaidoirie qui n’a pas été brillante et sa soeur n’est plus là mais elle peut rester son étoile…
Voilà voilà quoi… 😉

La 2ème version est plus vive, dynamique. Elle apporte plus de légèreté je trouve et j’aime beaucoup. Tu nous livres différents plans d’une première partie de vie à la manière d’un diaporama ou de ce jouet ancien que l’on posait sur le nez et qui permettait de voir des photos (je ne me souviens plus de son nom ….).

J’ai bien aimé ce que tu as rajouté dans cette deuxième version, effectivement, cela rajoute de la légèreté et j’aime bien les références à la danse.
Et du coup, cela m’a permis, grâce à cette deuxième lecture, en sachant la fin, de mieux comprendre certaines choses qui ne m’avaient pas marquées au début : l’erreur de numéro qu’on lui fait croire, les gens qui la regardent…
Malgré le sujet, ton texte emporte, vraiment