Texte de Pilly80

Les deux petites filles riaient malicieusement. C’était la première fois qu’Eléa venait passer la nuit chez Claire. On était vendredi 13 alors elles se racontaient des histoires d’horreur en frissonnant dans le grand lit. Il était presque minuit. Claire se tourna soudain gravement vers Eléa : « Tu sais qu’à chaque vendredi 13, si tu regardes par la fenêtre de ta chambre à minuit, tu peux voir deux petites filles en belles robes blanches. Elles te disent de venir jouer avec elles mais il ne faut surtout pas. Elles ont la bouche remplie de dents fines et toutes pointues.  Et si on les rejoint, on ne revient plus jamais». Elles échangèrent un regard complice. Il était 23h59. Elles s’approchèrent doucement de la fenêtre en se tenant la main. Minuit. Claire écarta les rideaux. Elles étaient là, dans le jardin, avec leurs robes immaculées, leurs longs cheveux bouclés et leurs grands sourires découvrant de véritables petits rasoirs. Eléa ouvrit la fenêtre et toutes les deux coururent vers leurs nouvelles amies.

Le petit matin réveilla péniblement Eléa. La petite fille réalisa alors où elle était : allongée dans le champ, au bout du village. Elle tourna la tête et vit son amie Claire, allongée comme elle. Mais ses yeux à elle étaient tournés vers le ciel. Et elle était rigide et toute bleue. Eléa hurla.

Elle ne put jamais raconter à qui que ce soit ce qui s’était réellement passé. Mais au fil des années, chaque vendredi 13, elle s’arrangeait pour dormir dans une pièce fermée à clef, sans fenêtre. Ses parents s’en étaient arrangés, soulagés de retrouver leur fille, même si elle n’avait plus jamais été la même. Plus tard, lorsqu’Eléa rencontra Vincent et qu’elle l’épousa, il accepta sa lubie. Elle lui avait fait promettre de ne jamais lui demander pourquoi. Elle s’enfermait ainsi chaque vendredi 13 au soir dans le cellier. Elle s’allongeait sur le petit lit pliant et elle fixait alternativement le plafond et un petit réveil jusqu’au matin. Alors seulement elle se levait, déverrouillait la porte, sortait puis reprenait sa vie comme si de rien n’était. Elle était la mère de deux petites filles. Elle les aimait profondément mais ne les habillait jamais en blanc.

Pour fêter leurs dix années de mariage, Vincent invita Elea dans le petit restaurant près de chez eux pour déjeuner. Ils rentrèrent à pied, en se tenant la main. La mère de Vincent qui gardait les filles avaient voulu leur faire une surprise. Elle avait cousu deux belles robes blanches pour ses petites filles qui ne portaient jamais de vêtement sans couleur vive. C’est ce qu’elle répéta complètement hébétée après la réaction d’Eléa lorsque ses filles coururent vers elle en lui tendant les bras, vêtues de leurs tenues. « Je voulais juste te faire une surprise, Eléa. » La jeune femme s’était jetée sur ses filles et les avait griffées et mordues profondément chacune. Il avait fallu qu’un voisin, alerté par les hurlements, vienne aider Vincent pour empoigner Elea et la séparer de ses enfants.

Les petites, sous le choc furent envoyées chez leur grand-mère immédiatement et Vincent traîna Eléa dans la cuisine. Il lui demanda de lui expliquer l’origine de ses étranges habitudes et de ses terreurs en la menaçant de la quitter en emmenant ses filles pour les protéger d’une mère complètement folle. Alors Eléa parla mais elle était incapable de se souvenir de ce qui s ‘était passé entre le moment où Claire et elle étaient sorties de la chambre par la fenêtre et son réveil dans le champ, près du cadavre de son amie.

Vincent était furieux et malheureux. Il lui ordonna de rester avec lui la nuit du prochain vendredi 13. Elle aurait ainsi la preuve qu’elle devrait se faire soigner. Eléa accepta.

Le fameux soir arrive bien trop tôt pour elle. Elle était couchée près de Vincent qui dormait profondément. Il lui avait dit d’aller regarder par la fenêtre à minuit, seule. Elle verrait alors qu’il n’y aurait personne dans le jardin et dès le lendemain matin, ils appelleraient le psychiatre dont la carte était posée sur la table de chevet. 23h57. Eléa transpirait  et respirait vite. Elle tourna la tête vers son mari. Il avait l’air tellement serein. 23h58. Elle s’assit sur le lit, les yeux fermés. Elle inspira et expira longuement et profondément. 23h59. Elle se leva et se dirigea vers la grande porte fenêtre, le cœur battant et attendit. Minuit. Elle écarta les rideaux. Les deux petites filles étaient là, dans le jardin. Elles lui sourirent en découvrant leurs dents et en tendant leurs bras vers elle. Elles l’avaient attendue. Pendant toutes ces années, elles ne l’avaient pas oubliée. Eléa ouvrit la porte fenêtre et s’élança dans la nuit. Les deux petites filles riaient malicieusement.

Par Pily80

0 0 votes
Évaluation de l'article
12 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Bienvenue dans le surnaturel un brin flippant ! Pily nous propose ce mois-ci une histoire « entre-deux » : pas tout à fait purement réaliste, pas tout à fait totalement fantastique. Elle s’installe dans l’intervalle, où l’on ne sait pas très bien si on est dans la folie d’une seule personne, ou dans le surnaturel auquel les autres refusent de croire, mais bien présent. Il y a des éléments très concrets dans le texte, et d’autres totalement oniriques. Et il y a une grande part de mystère, que bien entendu Pily ne lève pas (et elle fait bien !) : à chacun d’interpréter et de comprendre ce qu’il veut. C’est aussi cette non-réponse qui installe cette ambiance poisseuse assez efficace, je trouve. On ne sait pas ce qui s’est réellement passé la fameuse nuit où Eléa a été épargnée, petite. On ne sait pas non plus ce qui va se passer après la fin du texte. Qui sont ces créatures. Pourquoi elles existent. Etc. Mais si on le savait, le texte perdrait en étrangeté, et cette étrangeté fait son charme. Pily nous met finalement dans le même genre d’entre-deux que son héroïne, car nous n’en savons pas plus qu’elle sur ces phénomènes. Et c’est en partie pour cela que son texte fonctionne, je pense.

Il me semble, Pily, qu’il y a deux parties dans ton texte. Une partie qui couvre « longtemps » (l’enfance, et puis la suite, et puis son mariage, ses filles, etc…), et une partie « maintenant », qui se déroule finalement sur un temps beaucoup plus court (« l’agression » de ses filles, et la mise en demeure du mari, puis le dénouement du texte). Or si l’on regarde, dans la longueur de ton texte, c’est à peu près moitié-moitié. Ce qui veut dire que tu utilises la même longueur de texte pour raconter successivement une période longue, puis une période courte. C’est intéressant en narration, parce que ça crée des coupures de rythme. Néanmoins, j’aurais tendance à souligner carrément ça en réfléchissant à retravailler toute ta seconde moitié de texte au présent (sans doute à partir de « pour leur dix années de mariage »). Dans ce cas, on se retrouverait avec un texte « plus rapide » au niveau narratif, ce qui trancherait encore plus avec la première partie plus « installée », et qui annoncerait mieux le dénouement. Ça ferait un genre de « creshendo » narratif, je ne sais pas si je suis claire ?

Magnifique !!! Cela pourrait donner lieu à un joli conte. Ton texte me fait penser aux Contes de Grimm. Je crois bien que j’aimerai y lire une suite ….

un peu vénéneux, un peu mystérieux, vaporeux, juste ce qu’il faut de détails flippants , bien joué Plly dans ce registre ( moins naturaliste que d’habitude), ça te réussit bien parce que ça ne me semble pas facile à faire, distiller comme ça de l’inquiètude et de l’étrange…

Je confirme, Schiele, ça n’est pas simple à faire. Et Pily fait ça bien 🙂

C’est pas comme d’habitude tu as raison mais avant (quand j’étais encore jeune) je n’écrivais que des textes dans ce genre. Ah les ados biberonés aux livres de Stephen King et aux Goonies 😉

J’ai bien aimé ce mélange du réel et de surnaturel. On ne sait plus vraiment quoi croire. Impression de mauvais cauchemar mais qui s’enracine dans le réel. Bref, c’est bien mené, on s’y laisse prendre !

Merci pour les retours. En fait Gaëlle au départ le texte était plus long pour la partie « vie adulte » d’Elea. Notamment un épisode bizarre sur son lieu de travail et dans les relations avec son mari. Mais sur un texte plus court effectivement c’est une bonne idée de passer au présent pour le rythme. J’avais aussi hésité avec une autre fin où elle apercevait très loin trop loin ses propres filles partant avec les deux créatures.

Je me suis laissée surprendre par la fin du texte car je m’attendais à ce que l’histoire se répète, non pas avec la mère mais avec ses filles. J’ai beaucoup aimé le rythme et je suis curieuse de voir ce que donnerait une 2ème partie au présent!
Par contre, je ne comprends pas la différence des réactions de la mère : elle agresse ses propre filles lorsqu’elle les voit en blanc, mais elle rejoint, a priori très facilement, les 2 filles du vendredi 13. Je rationalise peut-être trop… Mais ça m’a questionnée!

Pour moi, Lou, les petites filles « diaboliques » ont un genre de pouvoir d’attraction, comme les sirènes d’Ulysse, tu vois? Mais je ne sais pas si j’ai raison. C’est juste ce que j’ai imaginé, et du coup le décalage entre les deux situations ne m’a pas gênée.

C’est exactement ça !

Je me suis dit la même chose pour le « pouvoir d’attraction » mais j’avoue que ça m’a interrogée et génée dans ma lecture. Peut-être rajouter quelque chose dans le sens d’être « irrésistiblement attirée »?

J’ai beaucoup aimé avoir des sueurs froides… Texte très efficace. Je suis pourtant très rationnelle, et là j’ai accepté cette part de surnaturel sans avoir forcément envie de tout comprendre, juste d’accepter que le mystère ne soit pas levé.