Texte d’Ariane

Il y a Madame D. Madame D doit se rendre chez sa sœur, une fête surprise pour ses 40 ans. On ne lui a jamais fait de surprise à elle. Ses 40 ans, elle les a fêtés il y a deux ans, devant la télévision.

Il y a David et Marine. Aujourd’hui, ils se quittent conformément à leurs habitudes, en sanglots. Ils ont appris à se foutre du regard des autres et puis, ils trouvent ça romantique, de pleurer sur un quai de gare.

Il y a M. Bernard, expert en climatologie. Il va à Besançon pour donner un colloque. Il n’a jamais aimé Lyon, ville de transit entre deux trains, noire de monde et rouge de chaleur. Rien à voir avec Besançon, sa verdure et ses forêts. Il attend avec impatience son dernier train. C’est à se demander s’il ne deviendrait pas claustrophobe, avec l’âge. Claustrophobe d’une ville, c’est possible ? La claustropolisphobie.

Il y a Elena. Elena s’en veut : elle a attendu le dernier moment pour renouveler sa carte jeune. Et un vendredi soir, ce n’est pas une bonne idée. La file d’attente est interminable et n’avance pas. Heureusement, il y a cette jeune fille devant elle, très agréable à regarder. Elle lui rappelle son ex, Julie mais en plus souriante. Elle donne l’impression que l’attente, le stress et les gens désagréables ne l’atteignent pas, elle est dans sa bulle. Et c’est une bien jolie bulle.

Il y a Martin, deux ans qu’il attend ce jour. Des heures passées à la pizzeria après ses cours, des économies de bouts de chandelle, des pâtes sans carbo. Il a enfin réussi à prendre son billet d’avion, un aller simple Paris-Montréal et une première nuit d’hôtel réservée. Son rêve d’enfance va se réaliser dans quelques heures. Début de sa nouvelle vie : 6h à Charles-de-Gaulle.

Il y a Charline. Son père vient de faire un infarctus, elle part à Bordeaux. Son patron l’a laissée partir plus tôt à condition qu’elle écrive un article pour la rubrique « Société » de lundi. Comme si elle avait la tête à ça, comme si elle avait envie de se préoccuper de la « société » alors que son père est en train de mourir. Son bloc-notes reste désespérément blanc. Saloperie de patron sans cœur.

« Mesdames et messieurs, en raison d’une panne d’alimentation, tous les trains de la soirée sont supprimés. Veuillez vous rendre aux guichets d’informations pour plus de renseignements. »

Madame D s’agite dans tous les sens et son collier de perles rebondit sur sa grosse poitrine. Voilà une excuse tombée du ciel (ou plutôt du quai). Plus besoin de s’inventer une vie heureuse, plus besoin de s’intéresser à la rentrée de ses neveux, de faire semblant de croire à l’étonnement de sa sœur. « Non, Jean-Jacques, je ne peux pas prendre un taxi jusqu’à Macon, enfin, ils sont tous overbookés ! Ah, quel dommage, si tu savais comme je m’en faisais une joie ! ».

Ce soir, ce sera plateau-télé.

David et Marine se regardent, ils se sourient à travers leurs yeux embués. Ils savent que demain sera galère : gérer les correspondances, l’arrivée reportée. Mais pour l’instant, ils pensent juste au rab gagné, à leur soirée et à leur nuit à deux. Ils repartent main dans la main et sourire aux lèvres.

« Ah non, tout sauf ça ! Mais enfin Bon Dieu, trouvez une solution !! Un car, un taxi, débrouillez-vous, je dois quitter cette ville!!! Ha, je me sens mal, je vais tourner de l’œil… Et mon colloque, il va se donner sans moi, peut-être ?!? Si les icebergs fondent et ben, vous savez quoi ? Ce sera de votre faute, fonctionnaires de mes deux !!! »

Finalement, sa carte jeune, ce n’est plus urgent. Elle partira demain, avec le premier train et ce sera très bien aussi. La jeune fille se retourne, lui sourit. Elle ne connait pas Lyon, elle a faim et se ferait bien un resto. Si elle en connait un ? Bien sûr ! Elle peut l’accompagner, sa soirée est libre.
Elena ne prendra peut-être pas le premier train demain…

Martin a enfin réussi à atteindre la file d’attente du guichet d’informations. Il est là, avec ses gros bagages, ses sourires et son énergie envolés. Il a envie d’envoyer valser son téléphone qui vibre au rythme des « Bon voyage ». Il attend son tour, pense à un château de cartes qui s’écroule. Des larmes coulent sans bruit sur ses joues. Il sent des regards curieux, intrusifs mais il s’en fiche. Pendant que des gens râlent, pestent et s’énervent, pour un colloque, pour des taxis overbookés, Martin pleure.

C’est décidé, lundi, « Le Messager » fera sa une sur la SNCF. Charline espère juste que son père sera plus patient que les passagers.

Par Ariane
Bonjour à tous ! 
Après 10 ans sans prendre la plume, je me lance dans une nouvelle aventure !

0 0 votes
Évaluation de l'article
14 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Voilà un genre de texte « choral », présentant l’instantané d’un court moment dans une gare. Ce qui est mis en avant ici n’est pas l’évolution d’un seul personnage au fil du temps, mais la réaction de plusieurs, à un seul évènement (l’annonce de l’annulation des trains), sur un temps court. C’est un texte très attachant, car Ariane nous « lie » d’emblée à ses personnages en donnant principalement des petits détails affectifs. On sait finalement peu de ces gens, mais ce que l’on en sait nous suffit parce que ça tape « juste », c’est émouvant, joyeux, triste ; ce sont des traits de caractère, des morceaux « d’essentiel » et pas la couleur de leurs chaussures. En un mot, cela parle à nos émotions et nous fait donc « vibrer » à l’unisson des personnages. Il y a quelque chose de l’ordre de « l’instant de vérité », dans la vie de ces personnages, à l’annonce de l’annulation des trains. Et on est touché d’y assister.

J’ai pour ma part un regret, dans ce texte par ailleurs fort bien construit, c’est que les personnages ne se croisent pas vraiment. Une gare, c’est une unité de lieu, autant que ça serve. Je pense qu’il y aurait moyen de vraiment « chorégraphier » ce ballet de déceptions et de soulagements, de donner une dimension « spatiale » au texte. A la manière d’une danse, faire se déplacer et donc se croiser les différents protagonistes de cette histoire (même sous forme parfaitement anecdotique), permettrait à mon sens de mieux lier le tout, de renforcer la cohérence du texte. Elena pourrait s’étonner du collier ridicule de cette dame qui s’agite un peu plus loin à droite, à croire qu’elle ne sort pas souvent de chez elle, pour ne pas savoir que ce genre d’accessoire n’est plus du tout à la mode… etc.

Quel joli texte ! On imagine très bien chacun des personnages car tu donnes juste ce qu’il faut de détails pour qu’on se les approprie. J’ai bien de la peine pour ce pauvre Martin !

Merci pour vos retours!
J’avais essayé de faire se croiser davantage mes personnages mais je n’ai pas réussi. Je n’ai pas trouvé le moyen de les croiser sans donner des détails « futiles », ce qui faisait perdre du coup le côté cantonné à l' »essentiel » comme tu disais, Gaëlle (et aussi dépasser la fameuse limite^^). Ça donnait l’impression, je trouve, de passages qui tombaient comme des cheveux sur la soupe…
Je vais essayer de me pencher dessus de nouveau ;-)!

ça pourrait être par exemple Madame D. qui, au cours de « sa description » bouscule Martin et hop, l’histoire suit Martin puis à son tour, il entend Monsieur Bernard éternuer et hop l’histoire passe à M. Bernard, comme un lien ou une sorte de danse entre chacun. Mais c’est juste une idée comme ça, à 22h12 un lundi soir 😉

Ah c’est intéressant, si tu as essayé sans « trouver », déjà. Mine de rien, si tu as eu cette idée et que je te la suggère aussi, ce n’est sans doute pas un hasard, c’est qu’il y a un truc à creuser…! Et je pense que si les détails futiles sont de l’ordre du mouvement, ou de la mise en lien, ce n’est pas forcément grave. Tu gardera l’essentiel des personnages, c’est le tissage spatial, les liens entre eux, qui seront plus « anecdotiques ». Et pas sûr que le texte perde en profondeur.

Et ce que suggère Pilly80 est tout a fait recevable comme option, par exemple, je trouve 🙂

J’aime bien ton idée de 22h12, Pilly ;-)!
Tu as raison Gaëlle pour le tissage plus anecdotique. Je crois que ça me bloquait, ce ne sera plus le cas!
Je vais essayer de reprendre l’idée de Pilly80 pour la seconde partie du texte et d’éparpiller des touches plus discrètes (et pas systématiques) de tissage dans la première… Yapluka ;-)!

Ah ah hâte de voir le résultat du Yapluka ! 😉

Je ne suis pas ravie du résultat, j’ai peur qu’on s’y perde… A laisser reposer un peu, je pense avant une dernière reprise. Bref, voici la dernière version juste avant l’heure fatidique :

Il y a Madame D. Madame D doit se rendre chez sa sœur, une fête surprise pour ses 40 ans. On ne lui a jamais fait de surprise à elle. Ses 40 ans, elle les a fêtés il y a deux ans, devant la télévision.

Il y a David et Marine. Aujourd’hui, ils se quittent conformément à leurs habitudes, en sanglots. Ils ont appris à se foutre du regard des autres et puis, ils trouvent ça romantique, de pleurer sur un quai de gare.

Il y a M. Bernard, expert en climatologie. Il va à Besançon pour donner un colloque. Il n’a jamais aimé Lyon, ville de transit entre deux trains, noire de monde et rouge de chaleur. Rien à voir avec Besançon, sa verdure et ses forêts. Il attend avec impatience son dernier train. C’est à se demander s’il ne deviendrait pas claustrophobe, avec l’âge. Claustrophobe d’une ville, c’est possible ? La claustropolisphobie. Ce n’est pas le cas de cette femme, en revanche, au milieu du quai, qui donne l’impression de ne pas savoir où elle est. Elle ne s’est même pas aperçue qu’il l’avait bousculée. Encore une droguée, pense t-il. Une droguée avec un bloc-notes en main. Original.

Il y a Elena. Elena s’en veut : elle a attendu le dernier moment pour renouveler sa carte jeune. Et un vendredi soir, ce n’est pas une bonne idée. La file d’attente est interminable et n’avance pas. Derrière elle, une dame n’arrête pas de soupirer et son collier de perles ballote sur sa poitrine. Un collier multicolore, quelle drôle d’idée! A croire qu’elle ne sort pas souvent de chez elle… Heureusement, il y a cette jeune fille devant elle, très agréable à regarder. Elle lui rappelle son ex, Julie mais en plus souriante. Elle donne l’impression que l’attente, le stress et les gens désagréables ne l’atteignent pas, elle est dans sa bulle. Et c’est une bien jolie bulle.

Il y a Martin, deux ans qu’il attend ce jour. Des heures passées à la pizzeria après ses cours, des économies de bouts de chandelle, des pâtes sans carbo. Il a enfin réussi à prendre son billet d’avion, un aller simple Paris-Montréal et une première nuit d’hôtel réservée. Son rêve d’enfance va se réaliser dans quelques heures. Début de sa nouvelle vie : 6h à Charles-de-Gaulle. Si son amie d’enfance avait répondu à son appel la veille et à sa brusque envie d’aveux, il serait peut-être comme cet homme, à pleurer de devoir la quitter… Mais ce soir, les larmes ne sont pas au programme : il se sent libre, aventurier et sans attaches.

Il y a Charline. Son père vient de faire un infarctus, elle part à Bordeaux. Son patron l’a laissée partir plus tôt à condition qu’elle écrive un article pour la rubrique « Société » de lundi. Comme si elle avait la tête à ça, comme si elle avait envie de se préoccuper de la « société » alors que son père est en train de mourir. Son bloc-notes reste désespérément blanc. Saloperie de patron sans cœur.

« Mesdames et messieurs, en raison d’une panne d’alimentation, tous les trains de la soirée sont supprimés. Veuillez vous rendre aux guichets d’informations pour plus de renseignements. »

Madame D s’agite dans tous les sens et son collier de perles rebondit sur sa grosse poitrine. Voilà une excuse tombée du ciel (ou plutôt du quai). Plus besoin de s’inventer une vie heureuse, plus besoin de s’intéresser à la rentrée de ses neveux, de faire semblant de croire à l’étonnement de sa sœur.
« Non, Jean-Jacques, je ne peux pas prendre un taxi jusqu’à Macon, enfin, ils sont tous overbookés ! Ah, quel dommage, si tu savais comme je m’en faisais une joie ! ».
Ce soir, ce sera plateau-télé. Cette perspective lui plait tellement qu’elle en oublie ses bonnes manières : ce couple indécent repartira sans son fameux conseil de s’adresser à l’hôtelier du coin.

David et Marine se regardent, ils se sourient à travers leurs yeux humides. Ils savent que demain sera galère : gérer les correspondances, l’arrivée reportée. Mais pour l’instant, ils pensent juste au rab gagné, à leur soirée et à leur nuit à deux. Ils repartent main dans la main et sourire aux lèvres. Marine éclate de rire en entendant un papi s’égosiller, elle se dit qu’un peu d’amour lui ferait le plus grand bien.

« Ah non, tout sauf ça ! Mais enfin Bon Dieu, trouvez une solution !! Un car, un taxi, débrouillez-vous, je dois quitter cette ville!!! Ha, je me sens mal, je vais tourner de l’œil… Et mon colloque, il va se donner sans moi, peut-être ?!? Si les icebergs fondent et ben, vous savez quoi ? Ce sera de votre faute, fonctionnaire de mes deux !!! ».
Le « fonctionnaire de mes deux » soupire : la soirée va être très longue… Pourquoi c’est toujours lui qui récolte les vieux aigris ? Il en est convaincu : ce sera son collègue qui s’occupera des deux jeunes femmes souriantes, pas lui. Lui, il hérite toujours du mauvais guichet.

Finalement, sa carte jeune, ce n’est plus urgent. Elle partira demain, avec le premier train et ce sera très bien aussi. La jeune fille se retourne, lui sourit. Elle ne connait pas Lyon, elle a faim et se ferait bien un resto. Si elle en connait un ? Bien sûr ! Elle peut l’accompagner, sa soirée est libre.
En partant, elle sourit à ce jeune homme en pleurs. Elle a envie de le prendre dans ses bras, de lui dire que ça va aller… Mais la jeune fille va la prendre pour une folle. « Il donne envie d’être consolé, non ? Au fait, je m’appelle Cléa. » Elena la regarde, la trouve décidément très belle. Elle ne prendra peut-être pas le premier train demain…

Martin a enfin réussi à atteindre la file d’attente du guichet d’informations. Il est là, avec ses gros bagages, ses sourires et son énergie envolés. Il a envie d’envoyer valser son téléphone qui vibre au rythme des « Bon voyage ». Il attend son tour, pense à un château de cartes qui s’écroule. Des larmes coulent sans bruit sur ses joues. Il sent des regards curieux, intrusifs mais il s’en fiche. Pendant que des gens râlent, pestent et s’énervent, Martin pleure. Ses yeux embués lui jouent des tours : cette femme, un peu plus loin, avec une mine de déterrée qui écrit fébrilement, ressemble à son amie d’enfance. Manquait plus que ça, saleté de Destin qui retourne le couteau dans la plaie.

C’est décidé, lundi, « Le Messager » fera sa une sur la SNCF. Charline espère juste que son père sera plus patient que les passagers.

Je trouve ta nouvelle version très intéressante, ariane, surtout à partir de l’annonce de la panne d’alimentation. Là, vraiment, le relais entre les différents protagonistes de ton texte fonctionne très bien! Je trouve ça moins net sur la première partie du texte, à laisser reposer effectivement, et voir si tu conserves ces petits clin d’oeil dès le départ, ou si tu gardes une première partie où les gens sont présentés indépendamment les uns des autres, pour les faire se croiser seulement dans la seconde partie. ça peut à mon sens fonctionner assez bien.

C’est une bonne idée Gaëlle, je pense que le texte retrouvera ainsi une sorte de dynamisme et cela préservera un peu la « surprise » des croisements. Merci!

Tout à fait d’accord avec Gaëlle ! Je pense qu’il faut laisser la première partie comme dans ta première version et ne faire se croiser tes personnages qu’après l’annonce de la panne. ça donne une impression d’accélération, de mouvements presque de petite panique après l’annonce qui me semble vraiment intéressante

Oui, c’est ça. La première partie « positionnerait » les personnages, et la seconde les ferait bouger/se croiser, avec une accélération dans la narration tout à fait intéressante.

En tout cas, bravo pour cette deuxième version plus dynamique mais qui garde ce côté émouvant si intéressant des personnages