TaTacTaToum, TaTacTaToum, TaTacTaToum, le train roulait depuis une demi-heure. J’avais piqué du nez à plusieurs reprises, m’étais réveillée en sursaut, jetant à chaque fois un coup d’œil sur le côté pour me rassurer. Oui, le paquet reposait toujours sur le siège de gauche ; on ne me l’avait pas volé.
Il faut dire que durant quinze jours j’avais couru les magasins à la recherche d’un cadeau pour Alexia. En vain ! Pourtant il y avait urgence, c’était ma meilleure amie et il y a un mois, elle m’avait annoncé qu’elle allait se marier. À mes manifestations de joie et de surprise (elle avait cinquante ans et vivait en couple depuis plus de vingt ans), avait succédé un silence pesant lorsqu’elle m’avait expliqué que Luc était malade, et qu’il voulait l’épouser pour la protéger, au cas où il lui arriverait quelque chose. Ce « quelque chose » laissant augurer du pire ; je m’étais tue, n’osant même pas poser la question de l’existence d’une liste de mariage. De toute façon, la probabilité qu’ils aient décidé d’en rédiger une était minime. Depuis le temps qu’ils vivaient ensemble ils avaient largement eu le temps de se pourvoir en vaisselle et en électroménager. Je comptais sur la connaissance des goûts de mon amie, et surtout sur la chance, pour dénicher le cadeau qui leur ferait vraiment plaisir.
J’avais vite déchanté. Chaque soir, après le boulot, je m’étais mise à écumer les magasins de décoration, d’art, de musique, et de bibelots en tous genres. Rien ne me séduisait. En désespoir de cause, je m’étais décidée à faire la tournée des antiquaires, mais les articles qui attiraient mon attention : une table en bois de rose, une lampe Tiffany… étaient cent fois trop chers pour mon maigre salaire d’employée de bureau. Je m’étais donc rabattue sur les brocanteurs et avait commencé à fouiner, à la recherche du cadeau idéal que je commençais à désespérer de trouver. Mais hier, la chance m’avait enfin souri. Il était temps, je partais rejoindre Alexia et Luc ce vendredi soir après le travail, le mariage était pour demain. La brocante qu’on m’avait indiquée se tenait dans un local qui s’apparentait davantage à un hangar qu’à un commerce. J’en avais presque fait le tour, posant un regard de plus en plus désabusé sur des objets poussiéreux, à moitié cassés ou aux pièces manquantes lorsque je le vis : LE cadeau, MON cadeau ! Il trônait sur une large étagère en bois vermoulu, entre une roue de charrette voilée et une malle aux ferrures rouillées. Ses douces courbes, de couleur mordorée reflétaient la lumière qui tombait à la verticale, comme si Dieu en personne avait cherché à attirer mon attention. Je tendis la main vers l’objet pour le toucher, en apprécier la texture. Il était lisse et frais, merveilleusement doux. Le plus beau vase que j’ai jamais vu ! Une minuscule étiquette en affichait le prix : 100 euros. Exactement ce que ma bourse pouvait me permettre en ces temps difficiles. Je m’emparai de l’objet, il était lourd. Je l’arrimai solidement contre ma poitrine de peur qu’un client ne le vit et ne veuille me l’arracher. Arrivée à la caisse, il me fallut me contorsionner pour sortir de mon sac ma carte bleue sans lâcher le vase, que je réglai sans tenter le moindre marchandage. Alexia serait contente, plus que contente, ravie. Je le sentais, j’en étais persuadée.

Le train poursuivait sa route, TaTacTaToum, TaTacTaToum… En gare de Poitiers, des voyageurs pénétrèrent dans le compartiment. Un vieux monsieur stoppa devant le siège sur lequel reposait mon paquet, je vis à son regard qu’il venait de trouver la place qu’il cherchait. Il commençait à s’asseoir sans regarder où il posait ses fesses, je hurlai, et retirai mon vase en catastrophe. Il faillit m’échapper et je l’imaginai brisé en mille morceaux sur le sol du compartiment. Le vieil homme eut un regard gêné, et se confondit en excuses. Du coup, j’eus honte de moi, lui assurai que ce n’était pas grave, avant de caler le paquet intact sur mes genoux, l’entourant de mes bras en un geste protecteur. Je ne dormis plus du reste du voyage.

Une heure plus tard, quelque peu ankylosée, je descendis du train, et me dirigeai vers la sortie, sac à main et sac de voyage en bandoulière, paquet toujours serré contre mon cœur. Je regrettais amèrement d’avoir omis de me munir d’une grande et solide poche pour le transporter plus aisément. J’arrivais en clopinant dans le hall de la gare. Alexia agitait sa main dans ma direction.
 » Mina, je suis si contente !
— Coucou Alex, alors ça y est, tu te passes la corde au cou !
—  Pffouu, depuis le temps qu’on est ensemble… C’est bien d’officialiser, non ?
— Oui, bien sûr ma chérie. »
Mon ton se voulait joyeux, mais la véritable raison de ce mariage ne quittait pas mon esprit. Pourtant Alexia semblait heureuse, et décidée à ne pas aborder le sujet. Peut-être au bout du compte Luc n’était-il pas si gravement malade que j’avais cru le comprendre, et envisageait-elle l’avenir avec confiance.
Mon amie portait maintenant mes deux sacs, et jetait des regards curieux vers le gros paquet que je serrais toujours contre moi.
« C’est notre cadeau je suppose ? » Ses yeux brillaient.
« Oui, mais fais pas ta curieuse, je te dirai pas ce que c’est, faudra attendre demain !
— OK ma belle, en tout cas ça a l’air lourd. »

En arrivant, je vis que la table du séjour était déjà couverte de paquets, je déposai le mien au milieu des autres. La soirée s’écoula rapidement. Luc avait toujours la même attitude envers Alexia, beaucoup de prévenance, de tendresse, peut-être encore plus qu’avant. J’avais souvent envié leur entente, moi l’éternelle célibataire, toujours en recherche d’un homme avec lequel faire ma vie. Mais aujourd’hui, c’était différent, ce que je voyais surtout c’était le vieillissement de mon amie, les rides installées, un fin lacis qui recouvrait son visage sous la lumière impitoyable du plafonnier. Son maquillage s’était estompé et elle accusait plus que ses cinquante ans. Quant à Luc, il paraissait totalement épuisé. À dix heures nous montâmes tous trois nous coucher. Mon optimisme quant à l’état de santé du futur marié, et la durée prévisible de leur couple m’avait quittée.

La lendemain Alexia, vêtue de bleu pâle avait retrouvé une mine acceptable, et Luc, très chic dans son costume gris, semblait un peu requinqué. Après la Mairie et les promesses  de fidélité réciproque des mariés, notre petit cortège d’une quinzaine de personnes se dirigea vers la maison. Luc se mit à servir l’apéritif alors qu’Alexia commençait l’ouverture des cadeaux.
« Maurice, comme c’est gentil ce joli service de verres, ils sont magnifiques !
—  Et ça, c’est… Linda et Jérôme ! Une belle lampe rose et bleue. Elle ira parfaitement avec nos rideaux. Vous êtes adorables.
– Juliette, des coussins tout mœlleux ! C’est une si bonne idée… »
Le tour de mon cadeau arrivait. Mon cœur battait à tout rompre. Je regardai la main d’Alexia défaire le ruban, déchirer le papier dont émergea la grande boîte dans laquelle j’avais réussi à faire rentrer le beau vase. Elle l’ouvrit d’un air impatient et en retira l’objet avec précaution. Je souriais de toutes mes dents, sûre de mon choix. Mais l’air émerveillé qu’arborait Alexia depuis qu’elle avait démarré l’ouverture des paquets se transforma tout à coup en masque grimaçant. Toutes les petites rides autour de ses yeux et de sa bouche semblèrent brutalement s’accorder pour former un rictus douloureux. Je la vis me fusiller du regard, sans comprendre ce qui m’arrivait. Avais-je laissé le prix ? N’était-ce pas assez cher par rapport aux autres cadeaux ? Ou… quoi ? Mais déjà Alexia grinçait :
« Mina, quelle merveilleuse idée… Une urne funéraire ! »


Illustration : image fournie par Betty – CC – Freepiks