Texte de Groux

Je regarde l’eau s’immiscer doucement dans le canapé. Assez vite, elle disparait, ne laissant qu’une auréole disgracieuse fonçant le gris d’origine. Je sens les gouttes couler le long de mon visage, s’accrocher à mes cils pour tomber sur mon nez, me chatouillant. L’eau se glisse dans le col de ma chemise. Avec un certain détachement, je me dis qu’il va falloir que j’aille me changer, que je ne peux pas me présenter comme cela à mon rendez-vous. Je la regarde, je me dis qu’elle est belle, encore plus flamboyante dans sa colère. Ses yeux reflètent tout le mépris qu’elle a pour moi. Je sens qu’il faut que je dise quelque chose mais je ne sais pas quoi. Notre histoire avait pourtant bien commencé. Rencontre clichée à la machine à café de l’entreprise. Petit flirt de circonstance. Invitation au resto. Après quelques verres, la raccompagner chez elle mais décliner son offre de monter en boire un dernier. Toujours donner une image de gentleman. La rappeler le lendemain, laisser entendre qu’on a passé un moment vraiment agréable, avec beaucoup de complicité. C’est marrant, les filles aiment bien le mot complicité, comme si ça les autorisait à accepter un deuxième rendez-vous plus rapidement. La réinviter au restaurant. Au dernier moment, lui dire qu’on a eu envie de lui cuisiner soi-même et que ça serait bien qu’elle vienne à l’appartement. Se faire livrer mais déranger un peu la cuisine pour qu’elle ait l’impression que c’est du fait maison. Pas trop de désordre pour donner l’impression d’un mec propre mais suffisamment pour ne pas donner une image trop lisse. Soigner son look : un mélange de chemise, avant-bras remontés et jean, dans l’idée je suis chez moi et je me détends mais je ne me laisse pas aller.

Mettre une petite musique d’ambiance, allumer quelques bougies. Conclure.

Je suis rodé à ce rituel. Il marche quasiment à tous les coups. Seul le lieu de la rencontre change. Mais le reste est d’une routine affligeante. Troisième restaurant où je l’invite. Elle n’a pas supporté que je laisse mes yeux s’attarder sur les jolies formes de la serveuse. Elle a pris son verre et me l’a lancé au visage. J’ai surement dû le mériter.

L’eau commence à former une flaque sur mes dossiers. Elle détrempe le papier, réduisant à néant des jours de travail. J’espère avoir fait une sauvegarde informatique, je n’en suis pas sûr. Je me dis que ça me permettra de changer de pochette, je n’ai jamais aimé le rouge que mon prédécesseur avait choisi. Elle crie, elle gesticule. Je me concentre sur l’eau, laisse mon doigt aller la séparer et y créer des formes toutes plus ou moins rondes. Je n’aurai pas dû la draguer, une erreur de débutant. Ne jamais viser dans les proches collaboratrices. Tout l’étage va être au courant, mes collègues me regardent déjà, mélange de pitié et de consternation. Je les vois chuchoter entre eux.

C’était une grande brune plutôt mignonne mais pas très intéressante. J’avoue ne pas avoir été très classe dans ma manière de la quitter. Mais ça ne justifiait pas le verre d’eau.

L’eau froide me surprend. Le choc sur mon visage et mes cheveux est violent. Nous sommes dans la cuisine et j’entends le verre s’écraser au sol lorsqu’elle le lâche. Décidemment, elles se sont donné le mot. J’ai essayé d’être galant avec elle, j’y ai vraiment cru. Je pensais que ça pourrait marcher. Elle m’a demandé si elle avait grossi. Comment je la trouvais. J’ai décidé d’être honnête. La comparer à une ex n’était peut être pas une si bonne idée que ça. La porte claque sur elle. Le silence de l’appartement n’est brisé que par le goutte-à-goutte de l’eau tombant du plan de travail au sol. Il va falloir que je rachète un service de verre.

Je sors faire un tour. J’ai besoin de réfléchir. Pour la première fois, cette rupture me fait du mal. Je crois que j’ai envie de stabilité. Le mot qui me faisait partir en courant il n’y a pas si longtemps. Je crois que j’en ai marre d’être seul à des moments ou d’être accompagné chaque fois différemment lors de mes sorties. Au gré de mes pas, j’arrive devant un bar qui vient d’ouvrir. Je rentre afin de commander une bière. Je m’installe seul à une table, pensif. Elle me manque déjà, je me dis qu’il faut que je laisse passer la soirée mais que je la rappellerai demain. J’ai envie d’être sérieux, de changer. De ne plus être cet homme volage.

Un souffle d’air m’interpelle, un parfum léger me fait lever la tête. Mes yeux accrochent le regard d’une jolie blonde. Je me lève. Et si j’allais l’inviter au restaurant… ?

Par Groux

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C’est un peu comme si Groux nous proposait de décliner à sa manière le dicton qui prétend que « chassez le naturel, il revient au galop »… ! Derrière cet homme aux manœuvres séductrices bien rodées, elle nous fait croire que se cache possiblement une volonté profonde et sincère de changement… Puis fait rebasculer son personnage dans ses habitudes, nous laissant finalement dans le doute (ce qui est assez bien trouvé). Est-il « indécrottable » ? Ou bien est-il réellement en train de changer, mais ce n’est que le début ? Nous n’aurons pas la réponse, et c’est plutôt malin. Car finalement, ce que nous raconte Groux, c’est que tout est réglé, prévu, répété, dans la vie de cet homme. Les stratégies sont connues, les parcours prévisibles. Il n’y a pas grande originalité dans le jeu qu’il joue. Alors laisser le texte ouvert sur une pointe d’inconnu et d’imprévisible sur la suite des opérations apporte un contre point tout à fait intéressant.

On a quand même l’impression, Groux, que ton personnage en a un peu marre lui-même que ses stratagèmes marchent tout le temps. Tu sèmes des indices (il se trouve « affligeant », estime qu’il a « sûrement dû mériter » de se faire envoyer un verre d’eau au visage, etc…). Si c’est bien ce que tu as voulu suggérer, j’aurais tendance pour ma part à accentuer le trait au fil du texte. On pourrait presque imaginer qu’il tente parfois de se saborder lui-même, qu’il « teste » les limites de son système (et s’il ne met pas de désordre dans la cuisine, elle tiltera ? Et s’il remplace « complicité » par un autre mot, est-ce qu’elle lui cédera ? etc…). On pourrait imaginer que ton texte soit construit comme une expérimentation progressive pour qu’il parvienne lui-même à faire imploser ses propres systèmes de séduction… ce qui renforcerait l’effet de chute, avec l’ambivalence encore plus marquée du type qui dit qu’il aimerait changer, et qui semble essayer des choses en ce sens, mais dont finalement, on ne peut absolument pas déterminer s’il est sincère, ou si c’est encore un jeu bien huilé…

J’aime beaucoup ce texte et en le lisant, Jai pensé que Groux était un homme!
La routine de la drague est très bien décrite. Le personnage est attachant malgré ses travers, il me rappelle un ami d’ailleurs! On sent qu’il veut changer mais il retourne finalement vers la facilité de ce qu’il sait faire le mieux et la fin laisse planer le doute…

Et non, Groux n’est pas un homme 😉 . Comme quoi, il y a un certain savoir faire dans ce texte, qui nous semble tellement « vrai ».

J’ai beaucoup aimé ton texte Groux! L’eau en fait partie intégrante, c’est chouette, un peu comme si elle prenait corps dans ton texte. J’aime beaucoup la proposition de Gaëlle d’auto-sabordage et j’espère pouvoir lire une 2ème version ;-)!
Je me demandais pourquoi les dates ne figuraient pas, un oubli ?

Moi aussi, j’ai pensé que Groux était un homme. Et je suis d’autant plus impressionnée que ce ne soit pas le cas!

j’aime beaucoup la vérité de cet homme que j’imagine flegmatique, cynique et blasé, et l’idée du verre d’eau

En ce qui me çonçerne, je n’ai pas eu l’impression que le fait que cet homme trouve sa routine « affligeante » ou qu’il trouve avoir mérité ce qui lui arrivait prouve son désir de passer à autre chose, mais j’ai plutôt pensé qu’il jugeait sa « prestation » moyenne; Puis, j’ai douté au moment où il est sorti faire un tour… Peut-être s’en voulait-il d’être si peu sincère… et la fin m’a prouvé que, comme on dit, « chassez le naturel, il revient au galop »!!! En bref, je suis vraiment entrée dans cette histoire, Groux!

Merci pour tous ces commentaires ! Ils m’ont vraiment fait plaisir !
Et non, je ne suis pas un homme ! Mais j’ai pris beaucoup de plaisir à essayer de me mettre à sa place, à essayer de ressentir ce qu’il pouvait être et penser.
Ariane, oui c’est un oubli les dates, je ne sais pas pourquoi le côté journal intime ne m’a absolument pas évoqué les dates ! C’est lorsque j’ai vu tous les textes que j’ai réalisé mon erreur et que j’ai eu peur d’être à côté !
J’ai donc retravaillé mon texte en essayant d’intégrer tes conseils Gaëlle, mais ce ne fut pas chose facile. Je ne sais pas trop quoi penser de cette nouvelle version.
J’ai laissé l’absence de dates comme c’était comme ça qu’était sorti le 1er texte.

Je regarde l’eau s’immiscer doucement dans le canapé. Assez vite, elle disparait, ne laissant qu’une auréole disgracieuse fonçant le gris d’origine. Je sens les gouttes couler le long de mon visage, s’accrocher à mes cils pour tomber sur mon nez, me chatouillant. L’eau se glisse dans le col de ma chemise. Avec un certain détachement, je me dis qu’il va falloir que j’aille me changer, que je ne peux pas me présenter comme cela à mon rendez-vous. Je la regarde, je me dis qu’elle est belle, encore plus flamboyante dans sa colère. Ses yeux reflètent tout le mépris qu’elle a pour moi. Je sens qu’il faut que je dise quelque chose mais je ne sais pas quoi. Notre histoire avait pourtant bien commencé. Rencontre clichée à la machine à café de l’entreprise. Petit flirt de circonstance. Invitation au resto. Après quelques verres, la raccompagner chez elle mais décliner son offre de monter en boire un dernier. Toujours donner une image de gentleman. La rappeler le lendemain, laisser entendre qu’on a passé un moment vraiment agréable, avec beaucoup de complicité. C’est marrant, les filles aiment bien le mot complicité, comme si ça les autorisait à accepter un deuxième rendez-vous plus rapidement. La réinviter au restaurant. Au dernier moment, lui dire qu’on a eu envie de lui cuisiner soi-même et que ça serait bien qu’elle vienne à l’appartement. Se faire livrer mais déranger un peu la cuisine pour qu’elle ait l’impression que c’est du fait maison. Pas trop de désordre pour donner l’impression d’un mec propre mais suffisamment pour ne pas donner une image trop lisse. Soigner son look : un mélange de chemise, avant-bras remontés et jean, dans l’idée je suis chez moi et je me détends mais je ne me laisse pas aller.
Mettre une petite musique d’ambiance, allumer quelques bougies. Conclure.
Je suis rodé à ce rituel. Il marche quasiment à tous les coups. Seul le lieu de la rencontre change. Mais le reste est d’une routine affligeante. Troisième restaurant où je l’invite. Elle n’a pas supporté que je laisse mes yeux s’attarder sur les jolies formes de la serveuse. Elle a pris son verre et me l’a lancé au visage. J’ai surement dû le mériter.

L’eau commence à former une flaque sur mes dossiers. Elle détrempe le papier, réduisant à néant des jours de travail. J’espère avoir fait une sauvegarde informatique, je n’en suis pas sûr. Je me dis que ça me permettra de changer de pochette, je n’ai jamais aimé le rouge que mon prédécesseur avait choisi. Elle crie, elle gesticule. Je me concentre sur l’eau, laisse mon doigt aller la séparer et y créer des formes toutes plus ou moins rondes. Je n’aurai pas dû la draguer, une erreur de débutant. Ne jamais viser dans les proches collaboratrices. Tout l’étage va être au courant, mes collègues me regardent déjà, mélange de pitié et de consternation. Je les vois chuchoter entre eux.
C’était une grande brune plutôt mignonne mais pas très intéressante. J’avoue ne pas avoir été très classe dans ma manière de la quitter. Mais ça ne justifiait pas le verre d’eau.

Déjà 2 rencontres qui tournent au désastre. Je me renferme sur moi-même, consterné. Que m’arrive-t-il ? Avec la précédente, comment s’appelait-elle déjà ? Sophie ? Non, plutôt Claire, à moins que ce ne soit Véro. Je ne sais plus, je m’en moque un peu. Elle, je l’avais invité comme les autres à manger chez moi. Pour une fois, je n’avais rien dérangé, me contentant de me faire livrer. Pas envie de passer mon lendemain à tout ranger. Je ne comptais pas la revoir par la suite. Arrivée chez moi, j’ai bien vu qu’elle tiquait sur les sacs du traiteur posés sur la table. D’un ton ironique, elle m’a dit que j’avais une drôle de façon de cuisiner. Je crois qu’elle a compris ce que j’avais en tête. L’ambiance a été froide tout le reste de la soirée. Elle a à peine touché aux sushis, je croyais pourtant que les filles adoraient ça. Finalement, elle est rentrée chez elle, je suis resté seul avec mes sushis et ma cuisine trop bien rangée.

Il faut que je me ressaisisse, je me remémore mon rituel de séduction comme un mantra : flirt, resto, verre, gentleman, rappeler, complicité, cuisine, habits, musique, bougie, lit.
Je vais essayer avec cette petite espagnole rencontrée à la piscine. On a déjà plus ou moins flirtés, assis sur le rebord carrelé. Invitation au resto, tout se déroule comme prévu. Je me sens de nouveau dans la course. Je la rappelle, l’invite. Je ne ferai pas l’erreur de la cuisine.
Tout va bien, elle vient de rentrer chez elle, impatiente de me revoir.

Les rencontres s’enchainent et se ressemblent. J’ai beau modifier ma technique, la finalité est quasiment toujours la même.. J’ai essayé de les recevoir en total look costard ou au contraire en total look décontracté – survêtement. Le costume fonctionne mieux que le jogging mais il ne m’a pas empêché de conclure. J’ai arrêté de leur parler de complicité. J’ai tenté sensualité, ça ne marche pas avec toutes, peut être trop orienté déjà. Connivence fonctionne bien mais me donne une image trop intellectuelle. Les bougies sont facultatives mais me permet d’arriver plus vite à mes fins.

L’eau froide me surprend. Le choc sur mon visage et mes cheveux est violent. Nous sommes dans la cuisine et j’entends le verre s’écraser au sol lorsqu’elle le lâche. Décidemment, elles se sont donné le mot. J’ai essayé d’être galant avec elle, j’y ai vraiment cru. Pour une fois j’avais vraiment cuisiné. Et j’avais acheté un nouveau parfum. Je pensais que ça pourrait marcher. Elle m’a demandé si elle avait grossi. Comment je la trouvais. J’ai décidé d’être honnête. La comparer à une ex n’était peut être pas une si bonne idée que ça. La porte claque sur elle. Le silence de l’appartement n’est brisé que par le goutte-à-goutte de l’eau tombant du plan de travail au sol. Il va falloir que je rachète un service de verre.

Je sors faire un tour. J’ai besoin de réfléchir. Pour la première fois, cette rupture me fait du mal. Je crois que j’ai envie de stabilité. Le mot qui me faisait partir en courant il n’y a pas si longtemps. Je crois que j’en ai marre d’être seul à des moments ou d’être accompagné chaque fois différemment lors de mes sorties. Au gré de mes pas, j’arrive devant un bar qui vient d’ouvrir. Je rentre afin de commander une bière. Je m’installe seul à une table, pensif. Elle me manque déjà, je me dis qu’il faut que je laisse passer la soirée mais que je la rappellerai demain. J’ai envie d’être sérieux, de changer. De ne plus être cet homme volage.
Un souffle d’air m’interpelle, un parfum léger me fait lever la tête. Mes yeux accrochent le regard d’une jolie blonde. Je me lève. Et si j’allais l’inviter au restaurant… ?

Oui, Groux, je trouve pour ma part que c’est intéressant, cette dualité un peu plus poussée du personnage 🙂