Texte de Ketriken – « Une balle, une seule » *

Il s’organise mentalement pour s’isoler du capharnaüm ambiant. Il fait progressivement abstraction des lumières artificielles et des bruits, des odeurs et des couleurs et du mouvement continu de la foule. Il fait aussi abstraction de ses préoccupations ou obligations, veut oublier sa culture de tabac à confier à la SEITA, son tracteur qui tousse un peu, voire un peu trop, la météo peu clémente aux cultures et les arrosages presque continus, et son chien, son pauvre vieux chien couché dans la grange sans grand espoir qu’il se relève dans les heures à venir. Il se centre sur lui-même, seulement lui et rien d’autre, et enclenche le processus de concentration nécessaire à ce qui doit arriver dans la minute à venir.
Tout d’abord visualiser l’objectif : une seule balle et en plein cœur. Son cerveau met en place sans précipitation les étapes déterminantes à l’atteinte du dit objectif. Ne jamais le perdre de vue, une seule balle en plein cœur, et le tour est joué. Ses heures d’entrainement au tir sont ses meilleurs atouts.
Il n’a aucune raison d’avoir peur, c’est lui qui tient l’arme, mais il sent venir au creux de son ventre une légère appréhension mêlée de tristesse alors il la repousse avec détermination. La carabine est appropriée à la situation car elle pèse environ 3,5kg pour un calibre de 5,5mm et il n’y a pas à dire, la prise en main est bonne. Il caresse la crosse et positionne l’arme contre sa joue , colle son bras gauche contre son thorax, et de sa main soutient et maintient l’arme vers la cible. La main droite entoure le chien du fusil puis l’index se positionne comme à son habitude sur la queue de détente : le doigt doit être lâché, détendu, sans hésitation et sans crispation, le seul mouvement qui lui est autorisé est celui de l’appui sur la détente, mais pas trop tôt, ni trop tard, et sans perturber l’équilibre acquis dans les minutes précédentes.
Un coup d’œil en vision périphérique lui confirme que rien ne peut le déstabiliser, pas même ce gamin et son père qui semblent s’approcher un peu trop à son goût, mais il fait le choix de les ignorer. Il cale son œil droit dans le viseur en bout de canon et oriente l’arme vers le cœur de cible, puis, après avoir évalué la distance qui le sépare de celle-ci il marque une seconde d’hésitation et recule d’un pas. Ses pieds sont bien plantés dans le sol et le poids du corps repose de façon équilibrée sur chacun d’eux, alors il revisite mentalement une dernière fois sa position. Ça lui semble parfait. Il aurait préféré porter ses habits habituels, sa vieille surchemise à carreaux, sa salopette de travail et ses éternelles bottes vertes. Mais c’est dimanche soir et jour de fête au village alors il a enfilé comme tout un chacun le costume adéquat et ces satanées chaussures, bien trop étroites, avec lesquelles il lui semble toujours avoir un équilibre précaire. Quant à la veste, elle gêne les mouvements de bras et même s’il roule des épaules pour tenter d’avoir un peu plus d’aise le tissu résiste, alors il faudra bien faire avec. Il sent la transpiration couler dans son dos. Il se ressaisit et évacue ses considérations vestimentaires et corporelles afin de se concentrer seulement et uniquement sur son objectif : une balle, une seule, et en plein cœur. C’est tout ce qui doit lui importer à l’instant même. Ne pas se laisser distraire nécessite rigueur et concentration mais il sait faire. Il est entrainé à cela depuis tellement d’années. Mais ce soir tout doit être parfait, il ne peut pas se permettre la moindre erreur, il s’autorisera une balle, une seule, en plein cœur de cible, et s’en sera terminé, il sait qu’il le faut.
La joue collée à la crosse, il fait corps avec l’arme. Il se laisse surprendre une fraction de seconde par de la musique et des cris, alors de nouveau il repousse mentalement tout ce qui pourrait le distraire, voire le soustraire à son objectif. Il est enfin seul avec lui-même, et quand il n’entend plus que le bruit de sa respiration il sait qu’il est prêt. L’index appuie sur la gâchette : PAN ! dans le mille.
Quand la balle entre dans le centre de la cible, un dispositif actionne l’appareil photo situé sur le coté du stand de foire et shoot ! le flash se déclenche et le tireur est pris en photo au moment même ou la balle a terminé sa course.
Dans les secondes qui suivent la détonation et l’éblouissement du flash de l’appareil photo, la musique, les odeurs, la couleur de la fête foraine pénètrent à nouveau l’esprit du tireur. Il entend cris de joie et applaudissements dans son dos. Il décroche la carabine de sa joue, détend son bras, attrape l’arme par le canon et pose délicatement la crosse au sol tout en la maintenant debout le long de sa jambe. Tel un soldat au garde à vous.
Le forain responsable du stand de tir n’aime pas que les armes s’éloignent de lui. Il les veut soigneusement alignées à plat sur la planche posée là juste devant lui, et s’étant assuré qu’aucun autre tireur n’est en position, qu’aucune autre carabine n’est en visée, il se lève de son tabouret, tend le bras et montre avec autorité que c’est sur cette planche que l’arme doit être redéposée. De son autre main il prend un ticket dans un petit panier pour le remettre au gagnant sur lequel est écrit en toutes lettres : « BRAVO ! vous vous êtes tiré le portrait » et au dos du ticket un numéro.
Il s’exécute muettement aux ordres du forain et pose la carabine la ou il se doit et prend le ticket gagnant pour le fourrer au fond de la poche de son veston. Pour ce qui est de la photo, pour sûr qu’il viendra la chercher même s’il sait qu’elle sera en tous points semblable à celles des années passées : La même tronche, le même costume, la même casquette, la même solitude. Sauf peut être cette année, de la tristesse en plus du reste. La fête foraine bat son plein, et sa fugace popularité est déjà effacée par l’attrait des manèges et des sucres d’orge.
Alors il reprend seul le chemin de la ferme, et traverse ses champs de tabac, ouvre les châssis des serres pour qu’un peu de fraicheur de la nuit profite aux jeunes pousses, traverse la cour et contourne le tracteur. Il prend appui contre un des pneus et se roule une cigarette. Il a beau prendre son temps, faire légèrement crisser la terre sous ses chaussures cirées, ou encore amorcer le briquet à plusieurs reprises il a bien compris qu’il ne viendrait pas, qu’il ne viendrait plus. C’est une nuit claire et silencieuse sauf peut être un vague ronronnement joyeux dans le lointain car la fête foraine n’a pas encore dit son dernier mot. Il s’assoit sur ses talons, attends encore, espère un peu, hésite beaucoup, et se décide enfin. Il soupire et se relève puis écrase son mégot et pousse la porte de la grange. Le vieil animal est étendu sur une paillasse, les pattes tendues, les paupières closes, le souffle court et irrégulier, comme de minuscules respirations dont on ne sait s’il y en aura d’autres à venir. Il ne semble pas souffrir mais… qui sait ?
Alors il s’avance jusque l’établi et prend son fusil. Une balle, une seule, en cœur de cible.

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Bien bâti ton texte Ketriken ! Cette façon de décrire en détail tous les mouvements du tireur, l’ambiance autour de lui… jusqu’à la terrible chute. Comme je suis hyper-sensible à tout ce qui touche aux animaux, tu as fait mouche du coup ! C’est le cas de le dire. En dehors de l’histoire elle-même, j’ai trouvé ton écriture juste et précise, très bien adaptée au thème choisi.

Bonjour Ketriken,
Tu verras ce même commentaire sur le texte de Khéa mais je me suis un peu mélangé. J’imprime les textes, je gribouille puis je retourne sur le site.
Donc voilà,
Si drôle puis si triste cette récurrence ; elle atteint en plein cœur.
Pendant tout la première moitié du texte,j’ai imaginé qu’il allait rater ; un coup de coude d’un môme puis les rires… et finalement, je n’ai pas ri. Oui, en plein cœur.

Le chien… un détail perdu dans les autres et auquel on ne prête guère attention, le premier paragraphe passé. Belle chute ! Durant la lecture, j’ai pensé à un homme qui s’entraînait pour tuer quelqu’un. Merci pour la surprise !

Superbe nouvelle de Ketriken qui nous a fait dans la dentelle : le chien qui apparaît au tout début mais qu’on oublie (moi non plus au départ, je ne m’étais pas arrêté sur le chien du début), très fort. Lecteur, tu n’as pas vu venir : c’est de ta faute. La chute, le drame de cet homme qui doit se préparer avaient déjà été suggérés !
Ce que j’ai aimé particulièrement (et ça rejoindra quelque part le commentaire que je ferai sur le texte de Silume) c’est la description minutieuse de la préparation sur le fusil, les habits, qui retranscrit à la fois la concentration du personnage, qui dramatise l’événement (pourtant à ce stade il ne va qu’à la fête foraine, pourquoi serait-il tant dans la préparation? Le doute arrive donc chez le lecteur qui se dit : il y a autre chose à venir de terrible, alors forcément on pense à un meurtre prémédité. Je me demandais même s’il n’allait pas descendre le forain (*)… Belle maîtrise de Ketriken, là, qui se joue des lecteurs.
On notera en effet, alors que l’on a presque un gros tiers de la nouvelle qui est sur une description tendue, lente, détaillée, étirée, un étalement ralenti du temps, mais une fois le coup de feu effectué, tout réapparaît très vite : « Dans les secondes qui suivent la détonation et l’éblouissement du flash de l’appareil photo, la musique, les odeurs, la couleur de la fête foraine pénètrent à nouveau l’esprit du tireur. Il entend cris de joie et applaudissements dans son dos. Il décroche la carabine de sa joue, détend son bras, attrape l’arme par le canon et pose délicatement la crosse au sol tout en la maintenant debout le long de sa jambe. Tel un soldat au garde à vous. ». Cela ferait un superbe court métrage. Au cinéma on aurait eu des images ralenties, des plans fixes ou très lents, un son étouffé, et soudain baaang, les flonflons de la fête, les pétards, le bruit, les couleurs. Chapeau pour l’effet extrêmement bien rendu.
Et hop après Ketriken nous emmène dans une deuxième séquence de suspens, de « tension dramatique » très bien maîtrisée. Elle continue de nous manipuler, nous torturer. Très efficace.
Il m’est arrivé dans des ateliers en présentiel de faire travailler les participants sur ces effets : faire dans la lenteur, étaler de la tension dramatique, étirer le temps… Eh bien, très sincèrement, ce texte pourrait m servir à l’avenir de modèle, vraiment.
(Enfin, quelle belle idée de tirer cela de cette simple photographie : chapeau).

Enfin un détail critique toutefois car il n’y a pas de raison qu’on reste sur du compliment, bon sang, non mais, … : il y a 7 fois « Alors ». Ce n’est pas grand chose, mais on peut sentir l’autrice en train de réfléchir et d’écrire, d’enchaîner la logique, les faits. Je ne garderais que celui de la dernière phrase. Ce « alors » est un piège absolu et on y cède tous. Virez-le et ça fonctionnera pareil, sans doute mieux encore, même.

(*) mais c’est une question que je me pose systématiquement depuis tout gosse quand je vois un stand, je me dis avec crainte : et si le type est dingue et tire sur le forain ? Je sais, ça doit pouvoir se soigner.

Texte dense et puissant. Le « bravo vous vous êtes tiré le portrait » est une belle trouvaille. La chute, on s’y attend un peu mais sans y croire. Je pensais à quelque chose de plus noir encore. C’est très bien mené.

Bon Ketriken, que rajouter à tous ces éloges mérités … j’ai beaucoup aimé ta nouvelle. L’art et la manière de nous emmener vers la chute sans que l’on voie le dernier coup arriver. Bravo ! L’histoire de ce pauvre vieux chien qui ne demande rien m’a fait penser à la scène du roman « Des souris et des hommes », celle où le vieux chien du vieux monsieur est abattu. Un crève-cœur. Encore bravo !

Je vais faire un aveu : je n’avais pas percuté (haha) sur le jeu de mots, qui est d’ailleurs bien vu…

Bonjour Ketriken,

Je suis impressionnée par ta capacité à détailler un instant qui ne dure que quelques secondes. C’est précis et juste, sans être lourd alors que tout tient en un instant ! J’ai été immergée, bravo !

Du coup j’ai passé un peu de temps à rechercher la nouvelle en question. c’est de Richard Brautigan dans son recueil « Tokyo Montana express ». Brautigan était une sorte de hippie rural, écrivain et poète aux nouvelles inclassables. Il a fait pas mal de choses sur l’étirement du temps. De mémoire un de ses romans (je ne sais plus lequel) réside en fait dans une seconde ; celle où à la fin un gamin va tirer avec une carabine. Tout, précédemment est compris dans cet instant. (Il y a souvent une ambiance un peu à la façon de la chanson blues américaine sudiste reprise par Dassin « Marie Jeanne » (https://www.youtube.com/watch?v=ES1jqdqTaso) où si on y réfléchit tout jaillit seulement, passé, présent étiré, futur, dans l’instant où la mère dit la première phrase « ce matin Marie-Jeanne s’est jetée du pont de la Garonne »). Bref, les feux rouges : ce n’est plus précisément ce dont je me souvenais (j’ai lu en août 88 d’après une date sur le livre) mais c’est tout de même ce que je disais. Brautigan a mis en récit vertigineux (et ironique) l’attente du moment où le feu doit passer au vert. Je l’ai scannée, la voici.

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Édité 3 années depuis que c'est paru - par Francis