Texte de Khéa – « Prends garde à toi » *

Il n’y a pas un bruit dans la cuisine, il est encore tôt. Ils sont assis face à face, chacun à sa place d’un côté de la table. Elle le regarde sans mépris, sans pitié non plus. Pauvre de lui, il a joué, il a perdu. Ce n’est pas faute de l’avoir prévenu à plusieurs reprises pourtant. Mais ça fait longtemps qu’il ne tient plus compte de ses conseils très avisés. Il n’aurait pas dû les ignorer, c’était pour son bien. Tant pis. Lui, a les yeux écarquillés, la bouche bée, les mots condamnés à être bloqués dans la gorge sous le choc d’un étonnement violent.

La bouilloire se met à siffler, il ne bouge pas. Elle se lève calmement pour attraper la siffleuse. Elle prend un mug arborant la photo d’un couple rieur, enlacé, le leur. Souvenir de vacances heureuses, oubliées. Elle y verse l’eau bouillante où attend un sachet de thé vert, un bienfait pour la santé, sans sucre. La cafetière lance son bip de mission accomplie, le café est prêt. Elle l’ignore, inutile de lui en servir un, il ne pourra pas l’avaler. Elle revient s’asseoir, tout en soufflant doucement sur son thé trop chaud. Lui ne bouge pas, appuyé sur le dossier de sa chaise, un peu avachi et cet air d’étonnement figé sur son visage. Elle sirote prudemment sa boisson, pour éviter de se brûler la bouche. C’est tellement désagréable. Elle plante son regard dans le sien qui ne cille pas. Elle s’y perd un peu, ces petites tâches, comme de minuscules étoiles, noires dans le vert de ses yeux. Elle les avait remarquées lors de leur première rencontre, un vendredi 12 avril, dans la grande librairie du quartier. Son auteur préféré, Rellik le roi du thriller policier, y était pour une séance dédicace de son dernier livre. C’est là où elle l’avait aperçu dans le rayon des bandes dessinées. Depuis, à chaque 12 avril, elle met les petits plats dans les grands, les chandelles sur la table, le champagne au frais. Elle laisse une place au centre de la table pour poser le bouquet qu’il lui offre immanquablement à cette occasion, des roses rouges, presque couleur sang, ses préférées. Elle, a l’art de lui dénicher le cadeau idéal, celui qu’il n’attend pas mais qu’il lui faut. Elle aime cette soirée plus que n’importe quelle autre occasion à fêter. L’année dernière, il était sorti trop tardivement d’un entretien avec le grand patron, les fleuristes étaient déjà fermés. Son nouveau poste de directeur régional le mettait en décalage horaire, il était vraiment désolé. Elle avait fait taire sa déception. Sur un ton faussement enjoué, elle l’avait mis en garde sur ces nouvelles responsabilités qui ne devaient pas devenir envahissantes au point d’en oublier ses roses.
La soirée était passée avec les plats réchauffés, les chandelles, le champagne et la table sans roses. Pour le prochain 12 avril, elle réserverait dans un restaurant.

La date anniversaire est donc revenue, fidèle, mais lui, l’a oubliée. Il est rentré tard et visiblement éreinté. Un “une journée comme je les déteste” en guise de bonsoir, suivi de “tu aurais dû te coucher, ne pas m’attendre”. Il ne sait pas à quel point ces derniers mots ont sonné juste. Elle a la sensation de passer son temps à l’attendre. Trop tard pour annuler le restaurant. Le lendemain, elle a appelé pour s’excuser. Elle s’est aussi fait rembourser la montre connectée de chez Constant, élégante, fine tout en étant masculine, parfaite pour lui. Quelques semaines plus tard, elle a remarqué qu’il portait une nouvelle montre à son poignet. Une montre connectée au design sportif, beaucoup moins classe que la Constant, c’était évident qu’elle ne lui allait pas du tout. Elle lui a demandé du ton le plus neutre possible d’où venait cette montre. C’était une récompense par son entreprise aux directeurs régionaux. Il était persuadé de lui avoir dit. Encore un oubli. Il travaillait trop, sûrement l’explication à ces légers troubles de la mémoire, la seule raisonnable. Entre réunions quasi nocturnes au vu de l’heure à laquelle il en sortait, séminaires, dîners interminables avec les clients importants, ça pouvait être le cas. Elle le mit en garde avec une bienveillance prononcée, cette boîte lui ferait perdre la tête…
Il tirait trop sur la corde, beaucoup trop. Il avait même oublié de rentrer une nuit. Incroyable. Il était réapparu vers 7 heures du matin. Elle avait passé la nuit sur le canapé. Tout en fonçant vers la salle de bains, il lui balança quelques explications. Plongé dans des dossiers très délicats, qui lui donnaient des suées, il avait voulu les boucler. Il ne s’était pas rendu compte que les heures passaient. Lorsqu’il avait relevé le nez, le jour se levait. Il ne lui restait que le temps de rentrer pour prendre une douche, se changer et repartir. Elle le suivit. Le pauvre ne savait plus où il habitait, c’est la réflexion qu’elle lui fit. C’est bien cette expression pour signifier qu’on est surmené, non ? Il lui avait répondu que c’était bien vu en riant, avant de faire couler l’eau de la douche. Elle aurait aimé voir son regard à ce moment-là. Elle conclut par “attention, si tu continues, tu vas vraiment être à la rue”. Il augmenta le débit de l’eau, elle sortit de la salle de bains.
Il consacrait de plus en plus de temps à ses impératifs professionnels comme il disait. Les soirées, seule, s’éternisaient. Elle avait ressorti les livres de son auteur favori pour les relire. Elle y aimait la justesse des détails, particulièrement ceux concernant les armes utilisées et plus précisément les pistolets. Son père, militaire de carrière, lui avait enseigné le tir avec son 22 Long Rifle. Elle aimait tirer au pistolet mais détestait le bruit de la détonation. À son décès, elle avait hérité de son arme.
Et puis, sans crier gare, le rythme de travail s’est calmé, la montre a disparu. Les choses ont pu reprendre leurs cours d’avant. Elle et lui ont repris au petit déjeuner ensemble, le moment qu’elle a toujours préféré. Le calme avant le signal de départ de la journée. Lui et son café, elle et son thé, les tartines de pain grillé au miel entre le mug et la tasse. Elle dégustait à nouveau ces instants avec lui. Elle pensa à ses roses rouges oubliées.
La trêve fut de courte durée. D’autres dossiers importants arrivèrent, de nouvelles priorités professionnelles s’emparèrent de lui. Elle lui fit sa dernière mise en garde “ça te tuera un jour”.
Elle a fini de boire son thé… Entre le mug et la tasse, un 22 Long Rifle est posé ; un silencieux parce qu’elle n’aime pas le bruit de la détonation. Elle baisse les yeux vers sa poitrine à lui, sur sa chemise blanche une tâche rouge sang s’y étale doucement, elle y voit un bouquet de roses…


Photo : cc – Pixabay

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Quand l’entreprise devient une maitresse… avec ses options chronophages et même ses cadeaux troublants. le règlement de compte est radical, et ce titre qui rappelle le « Carmen » de Bizet, « si je t’aime, prends…. ». excellent!

j’ai fort apprécié ce « elle » et « lui ». Des anonymes, pas besoin de baptiser ce qui peut se passer chez des « quiconques » ou quelconques ».

le passage de l’amour (abnégation de soi dans cette situation) à la mort (« elle » ne fait pas dans la dentelle) est rondement mené. ça me fait penser à un scénario de court métrage. Impression de regarder un film muet, pas de dialogue ou presque, des faits, des constats et bang! une conclusion.
il y a des petits déjeuners plus dangereux que d’autres…

J’adore! A la relecture, le début est encore plus fort. On ne se doute vraiment de rien. Le début et la fin avec le retour du temps présent, c’est glacial. Et on sent parfaitement la froide détermination du personnage.

Maintenant dans tout le passage de la description des erreurs du gars j’aurais aimé ressentir plus de colère, de colère rentrée. Cela me semble raconté de façon trop neutre, trop distante. Du coup ça en devient lointain. Il aurait peut-être fallu appuyer le côté répétitif, afin de rendre son attitude intolérable. Par l’utilisation des mêmes mots, ou expressions? Ou tournures?

J’adore la chute, elle change complètement tout ce qui précède qui pourrait être une histoire assez convenue d’homme infidèle. La description de l’infidélité est très factuelle, on pense que nous lecteur on est le seul à voir que le bonhomme n’est pas clair, on pense qu’elle est un peu cruche, mais non pas du tout, c’est une tueuse,génial!

Génial la chute… il faut relire le début pour l’apprécier vraiment… le face à face anonyme elle & lui d parfait. La froide colère du « elle » : bien vu… ça peut être tout le monde… qui ne s’y reconnait pas un peu, tellement c’est crédible. Mon seul bémol tient sur la longueur. Un chouïa plus court et le coup percutant de la fin aurait été encore plus sec. Tout a sa place, mais trop de détails (qu’on peut s’imaginer parfaitement) abîment le rythme… mais bon… je chipote peut-être, non?

Ah non c’est pas un échec du tout! Quelques rectifications au milieu pour faire ressentir la colère et la faire grimper et c’est nickel! Franchement c’est que des détails…

Alors voici le film auquel cette nouvelle m’a fait penser (à cause du face à face, des récriminations et de l’arme, c’est le seul point commun). C’est un remake d’étudiant (*) intitulé Mogettes :

Au-delà, la nouvelle de Khéa m’a également rappelé par son énergie le texte original de Jean-Bernard Pouy qui a donc inspiré ce film, et que j’ai lu dans un de ses recueils (c’est donc un compliment 🙂 ). Enfin breeef.
Je suis plutôt d’accord avec les remarques d’Eevlys sur la montée de la tension -on la sent somme toute presque résignée ou fataliste, passive/observatrice et du coup la solution pour le moins radicale et extrême de la fin peut sembler disproportionnée, car on n’y a peut-être pas été assez préparé (mais l’équilibre est compliqué car il s’agit de préparer davantage le lecteur à la fin sans lui faire deviner). Plus de colère froide, certes. Cela peut s’exprimer -et ce serait des indicateurs pour « préparer » et mieux caractériser la femme dans sa colère montante – par des vengeances indirectes qu’elle exerce en un premier temps sur des objets, des palliatifs, en catharsis.

Après la structure et le déroulé sont impeccables. Ketriken parle de « l’entreprise qui devient une maîtresse », il me semble plutôt clair qu’il a surtout une maîtresse durant quelques temps cet homme. Peut-être d’ailleurs l’apparition de la montre, posée à cet effet, n’a donc pas été assez exploitée en terme de jalousie et de fiel (elle est moins bien) pour ce faire. Aussi, c’est sans doute qu’une questions de rajouts et de légers réglages pour que ce face-à-face très noir soit totalement fignolé. Mais cette mise en scène simple, servie par une structure habile (présent / flashbacks / présent ; ça fonctionne toujours bien), un personnage de femme plutôt profond, et une imagination pertinente des événements progressifs est très efficace. Bien vu!

(*) je n’ai pas retrouvé l’original intitulé I got my mogette working, en parodie de la chanson I got my mojo (amulette) working de Muddy Waters qui est plus long (les 75 raisons y sont toutes énumérées dans l’original, mais pas là ; film original qui a tourné il y a longtemps dans de nombreux festivals, et qui était joué par une actrice

Comme l’a dit Ketriken, il y a des petits déjeuners plus dangereux que d’autres ! Et comme tous, j’ai adoré la chute de ton texte Khéa. Je n’ai pas été gênée par l’espèce de distance de cette femme. Il y a des gens chez qui rien ne s’exprime autrement que par des phrases anodines, mais qui en arrivent justement à des solutions extrêmes qui nous laissent un peu abasourdis. Oui, on la pense un peu cruche, et pourtant j’ai le sentiment qu’elle ne l’est pas du tout et qu’au contraire, elle a tout pigé. Mais bon, comme dirait l’autre, c’est personnel !
Bravo Khéa et merci pour ce beau moment de lecture.

Excellent, cette colère froide. J’ai jubilé à la lecture de ton texte, j’avais senti venir la fin…mais j’ai quand même jubilé aussi particulièrement avec la chute. Les détails tels que celui de la montre sont très bien trouvés.