Texte de Ktou14 – « Une bonne question » *

« Dis papa, c’est quoi le bonheur ? »

La petite phrase roule dans la tête de Sacha, au rythme du train qui avance dans cette nuit chargée d’interrogations.
Inconfortablement installé dans un wagon qui pue le sale et le renfermé, Sacha caresse tendrement la tête de son fils, Noé, endormi sur ses genoux. Il voudrait lui aussi dormir, mais l’angoisse est là, prégnante, obsédante. Encore de petites heures à attendre avant le début ou la fin du rêve. Sacha a peur. Pas pour lui, mais pour cet enfant qu’il arrache à son passé afin de le conduire vers d’autres lendemains. C’est du moins ce qu’il espère.
Sacha ferme les yeux afin de faire reculer la peur et remonte le fil de l’histoire.

Deux mois plus tôt, là-bas en arrière…
« Dis papa, c’est quoi le bonheur ? »

Dans la cuisine silencieuse, où père et fils se retrouvent pour le petit déjeuner, la phrase a claqué, incongrue, inentendable.
« Qui t’a parlé de bonheur ?
– Je suis passé voir mamie hier, dans sa maison de retraite. C’est elle qui m’a demandé si j’étais heureux. Et comme je ne savais pas ce que cela voulait dire, elle m’a parlé du bonheur.
– Oh, mamie, tu sais bien qu’elle n’a plus toute sa tête, il ne faut pas faire attention à ce qu’elle te dit. Elle est un peu perdue.
– Mais là, papa, elle avait l’air de si bien connaître le bonheur ! »
Sacha ne répond pas. Ne répond rien. Comme d’habitude, quand une question le gêne. Dans cette cuisine trop silencieuse, il croit deviner le sourire d’Hélène. À qui il adresse bêtement une prière informelle : que dois-je lui répondre ? Inspire-moi…
Mais nulle aide ne viendra d’un quelconque au-delà. Il est bien seul face au chaos de leur vie. Et le silence retombe, comme la poussière après un coup de chiffon intempestif. De toute façon, il est l’heure de partir pour l’école. Une école où les récréations n’existent plus, qui laissaient place aux jeux et aux cris des enfants. Elles sont remplacées par un quart d’heure d’endoctrinement sur les méfaits du bonheur.

Sacha soupire : il a repoussé la question. Pour combien de temps ?

En rentrant chez lui pour se mettre au travail, il songe à leur vie chamboulée, à leur pays qui s’enfonce dans un délire total.
Un pays où une poignée d’individus malfaisants a pris le pouvoir depuis plusieurs années et dont le premier acte fut de bannir le bonheur. Plus de programmes divertissants à la télé ou la radio ; plus de cafés pour y chanter et danser sa joie. Même les mots du bonheur ont disparu des dictionnaires. Une chape de plomb, de silence, de tristesse, est tombée sur le pays. Seules les mauvaises nouvelles ont droit de cité. Toute manifestation de joie, toute parole d’espoir sont sévèrement punies. Des caméras dans chaque rue, dans chaque entrée d’immeuble, traquent ceux ou celles qui pourraient se laisser aller à sourire. Les habitants de ce pays sont désormais des ombres qui se faufilent dans les rues et les magasins, lesquels n’offrent plus que le strict minimum. Tout est rationné, pesé, mesuré.
On dit que les cerveaux ont quitté le pays. Il faut penser que c’est juste, car il n’y a plus de pensée vivante autour de lui. À peine des vivants.
Sacha n’est pas parti. Peu après le changement brutal de gouvernement, Hélène est tombée malade. Les passeports étaient pourtant prêts, mais il n’était pas question de bouger avec un jeune enfant et une femme au bord du précipice. Sacha est resté. Il a prié pour que n’arrive pas l’inéluctable. En vain…
C’est pour cette raison que leur cuisine est devenue aussi silencieuse : plus de radio et de joyeuses chansons, plus d’Hélène pour sourire au bonheur.
Au début, Sacha a craint pour sa vie. La hantise de laisser seul leur enfant l’a paralysé pendant de longues semaines. Sacha est dessinateur de BD. Et l’on pouvait légitimement penser que cet art « mineur » n’allait pas trouver grâce auprès du nouveau régime. Or, curieusement, « l’élite » au pouvoir a décidé de se servir des rares artistes qui étaient restés au pays. En les mettant à leur botte bien sûr ! Les chanteurs n’ont droit qu’à des chansons tristes ou à des hymnes patriotiques ; les acteurs et les gens de théâtre ne peuvent monter que des pièces qui chantent les louanges du nouveau régime. Et la BD est également passée au service de l’ennemi. Plus de couleurs, seulement du noir et blanc, des barbelés, de la mort et de la violence. On lui fournit les scénarios. Sacha obéit en silence. Il n’a pas le choix.

« Dis papa, c’est quoi le bonheur ? »
La question de Noé rebondit sur les murs de l’appartement. Est-il possible d’élever ainsi un enfant dans l’angoisse et la peur, sans sourire, sans les joies ordinaires d’un chant d’oiseau, d’un champ de fleurs ou d’un pur ciel bleu ?

Pour couronner le tout, une pandémie a déferlé et ravagé le monde : les frontières se sont fermées, les rassemblements ont été interdits, la radio, la télé et la presse écrite ont fait leurs choux gras de ces nouvelles catastrophiques qui parcouraient la planète. On leur a imposé un confinement sur une vie déjà largement confinée. On s’est caché derrière un masque. Cela pourrait prêter à sourire si on en avait le droit. Deux ans plus tard, la vie commence à reprendre son cours. Pas un cours normal bien entendu, celui qu’on leur impose dans ce pays qu’il abhorre désormais.

Sacha travaille sans relâche. La dernière commande gouvernementale est dense. Il s’agit de créer une trilogie destinée aux scolaires : la vie « avant », la vie « pendant » et la vie « après ».
Avant : la déliquescence d’une société qui se tourne vers des plaisirs matériels et des bonheurs fugaces et ineptes. Leitmotiv du gouvernement, impitoyablement martelé en boucle aux informations.
Pendant : comment une poignée d’hommes reprend les choses en main et reconditionne un peuple pour en faire une masse laborieuse…. et silencieuse avant tout !
Après : ce que va devenir ce pays, terre d’accueil pour tous les désenchantés, pessimistes, donneurs de leçons, faiseurs de morale, assassins de tout poil.
Dans ce travail, Sacha ne trouve pas son compte. Il se demande parfois s’il a encore un cerveau en état de marche. Il en doute, mais il se tait. Pour Noé.

« Dis papa, c’est quoi le bonheur ? »
Depuis la question du petit, Sacha réfléchit fébrilement. Dans quelques semaines, il va partir faire une tournée pour la promotion de ses BD. Promotion toute à la gloire du gouvernement bien sûr. Il sera étroitement surveillé et encadré. Les mitraillettes ne lui font plus peur. Il en viendrait presque à souhaiter la balle perdue, s’il n’y avait Noé. Il n’aura pas une minute à lui pour souffler. C’est la rengaine du régime : ne surtout pas leur laisser de temps libre… pas de temps pour penser.

Petit à petit, l’idée a germé. Une chance sur mille peut-être. Une chance qui ressemble à une petite graine d’espoir. Une denrée interdite, mais tenace.

Pour répondre à la question de Noé, Sacha est allé voir Camille. Camille, c’est cette jeune femme médecin qui a soigné et accompagné Hélène jusqu’à la fin, prenant sous son aile Sacha et Noé. C’est elle qui a adouci les jours de pleurs et de douleur. Elle est devenue une amie. Camille a établi un certificat médical afin que Noé puisse partir avec son père pour cette tournée. Noé relevait d’une maladie rare, très contagieuse, qui n’avait pas complètement disparu de son organisme. Il ne pouvait reprendre l’école tout de suite. Elle risquait gros Camille, si le plan foirait…
Sacha a tout étudié longuement, sachant qu’une courte fenêtre s’ouvrirait entre son arrivée à l’hôtel et la première prestation du lendemain. Son fils prétendument en convalescence lui garantit une certaine tranquillité dans l’hôtel. Noé joue le jeu à la perfection, Sacha lui a bien expliqué.
Expliqué qu’à la fin du voyage et derrière la frontière, s’ils arrivaient à la franchir, se jouait quelque chose de l’ordre du bonheur.

C’est ainsi que père et fils se retrouvent dans ce train qui, étonnamment, n’a pas encore été supprimé. Quitter le pays est réservé à une poignée d’élus. On ne sait pas trop comment ils sont choisis, ces élus. À leur tête ? À l’humeur du jour du douanier ? Au fait de figurer sur une liste noire ou rouge ? Au montant du bakchich glissé en cachette ? Nul ne sait. On prétend que voyager avec un enfant facilite les choses. À voir…
Où en est-on là-bas ? Se sont-ils aperçus de son départ ? Les gardes aux frontières sont-ils à leurs trousses ?
Le train commence à ralentir. Bientôt ce sera l’arrêt total pour laisser monter les douaniers.
D’une main qu’il tente d’affermir, Sacha sort les passeports.

« Dis papa, c’est quand le bonheur ? »


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Tellement de possibles derrière ce texte déjà bien riche…
Le bonheur en creux, l’espoir qui germe, la résistance
et la transmission, enfin, de valeurs à partager avec l’humanité.
Merci !

Terrible ce que cette texte fait naitre comme interrogations. Et si cette histoire était plus proche de la réalité qu’on ne le pense ?
C’est malin, maintenant la question de Noé tourne en boucle dans ma tête, tout comme les informations à la télé…

ce texte oscille entre tension et émotion. bravo! et m’a immédiatement rappellé le bouquin (témoignage écrit sous forme d’un roman) de lee Hyeon-seo « la fille aux sept noms ». je l’ai lu plusieurs fois, offert, conseillé, …. l’auteure raconte son départ clandestin de la corée du nord.
c’est du même acabit!
et le texte de ktou laisse en haleine. il se passe quoi ensuite?

C’est tendu… on lit de plus en plus vite, on est pressé d’arriver au bout pour voir si ces deux là vont s’en sortir. Mais non, tu ne nous dis rien… Tant pis, moi je gage que oui… j’y crois. Il faut y croire, dans ce monde bizarre, le bonheur est quelque part. Il faut le chercher… joli texte, merci

Je va essayé de m’en souvenir tout du long… qu’aujourd’hui c’est la journée mondiale du bonheur…

Ah oui ? J’ignorais…

Ktou14 nous a fait une habile compilation des calamités dictatoriales et autres pandémies… Cela pourrait plomber totalement, et finalement non, car la phrase de chute sonne juste et fait passer un peu de lumière. Certes, la figure de l’enfant, image d’espoir et de futur, qui pose la question naïve qui déconstruit tout et ramène à l’essentiel, est un outil littéraire pratique, mais c’est la force de ces images qu’on ne s’en lasse pas et qu’elles restent efficaces. Je me souviens d’un roman que j’avais détesté de Cormack Mc Carthy (« La route ») où dans un monde post apocalyptique un père et son fils errent et tentent de survivre. La fin est désespérement désespérée et désespérante (après nous avoir fait 400 pages de messianisme christique un peu cul-cul mais bon), car même la figure de l’enfant n’allait pas sauver le monde. C’était culotté de sa part car on s’attendait à ce qu’il utilise son personnage d’enfant pour nous rassurer vu la soupe précédente dans le roman. C’est peut-être le seul talent transgressif et intéressant de ce livre, que d’avoir refusé d’utiliser la symbolique de classique de l’enfant salvateur.
Mais enfin il y a des figures comme cela, des archétypes et des symboles universels qu’il est bon de réutiliser, ou de rappeler. C’est ce que j’appelle les bons clichés littéraires. C’est comme un thème de standard de jazz, il est bon de les retravailler et de les faire briller régulièrement, de les réinterpréter.
Une remarque de détail, cette phrase : « Deux mois plus tôt, là-bas en arrière… ». C’est un peu dommage. J’ai toujours l’impression qu’un stagiaire passe devant la caméra avec un carton ; cela détone un peu dans le texte. Il peut être facile de l’exprimer différemment (la météo, la lumière, que sais-je…. Dire au début qu’il caresse les cheveux longs de son fils, et deux mois avant, à la place, dire qu’il l’observe avec sa coupe de cheveux courts quand il pose la question. C’est un exemple bateau que je donne, là, mais ce genre. C’est « show, don’t tell »…). Enfin bref, c’est un beau texte et un peu de candeur ajoute au bonheur.

J’ai beaucoup aimé ce texte et sa question lancinante. Le monde que tu décris fait froid dans le dos surtout quand on sait qu’il existe…dans ces pays où les citoyens ne sont pas libres d’aller et venir. L’intrigue est bien nouée et le suspens bien amené. Pour ma part, j’ai décidé que le passage de la frontière se faisait sans encombre. Non mais, il faut bien répondre au petit non?