Texte de Ktou14 *

Ma Louise adorée,
Oui, je sais ce que tu vas me dire, c’est stupide d’écrire à une morte. Peut-être !
Il n’y a que vers toi que je puis me tourner pour dire que je ne suis vraiment pas fier de moi !
Si tu savais combien tu me manques, combien me manquent ce regard tranquille et aimant que tu posais sur moi, qui me rendait meilleur et plus beau, ainsi que ce bon sens qui savait tempérer mes emballements brouillons et improductifs, et tout le reste, et tout toi….
J’ai honte ma louloute chérie et je devrais avoir encore plus honte de dire que si c’était à refaire, je le referais.
Je t’explique.
Voici plus d’un an fut lancée dans tout le pays une campagne visant à la réalisation d’un ouvrage intitulé « le guide des gens France 2011 ». Un truc insipide comme sait nous en débiter la télévision de nos jours. Tu sais combien j’ai horreur de tous ces guides, rouges verts bleus ou jaunes, qui te disent ce que tu dois faire, où tu dois aller, où tu dois manger, tout juste si on ne te dit pas au pied de quel arbre tu dois pisser (enfin, je parle pour moi, là hein !). C’est exactement comme ces stupides émissions de télé-réalité qui me font bondir, quand par hasard je tombe sur ce genre de programme.
J’aimais tant nos petites compétitions devant les chiffres et les lettres.
Bref ! Au café du village, que je fréquente souvent depuis que tu n’es plus là, histoire de voir les copains et d’user les cartes à la belote, on ne parlait plus que de ça. « Facile, disaient les potes, tu es référencé sur le guide, tu ouvres ta porte aux gens qui passent te voir, tu insistes sur une de tes spécialités et hop ! Du tout cuit. Tu devrais te signaler Chris. Chez toi, il y a cette splendide terrasse qui donne sur nos montagnes ; il y en a qui paieraient cher pour voir ça ! »
Au début, j’ai fait la sourde oreille, tu t’en doutes ma Louise. Depuis ton départ, ma sociabilité ne s’est guère améliorée. Et puis un soir, le fils du Marcel, tu sais, le jeunot qui est instit à Grenoble, nous a rejoints et la conversation a roulé là-dessus. Le p’tit gars m’a proposé de prendre les contacts nécessaires pour m’envoyer les auteurs du bouquin. Entre temps, j’avais réfléchi, j’en avais parlé avec Guillaume et Pascale, parce que, quand même, je voulais avoir l’avis de mes enfants, qui s’étaient montrés enthousiastes. Même Benjamin, du haut de ses 10 ans me disait : « Vas-y papy, tu seras célèbre, ça va être chouette. »
C’est comme ça que j’ai reçu deux gus et une petite nana qui sont venus faire leurs photos, parler de ma vie (enfin… pas toute ma vie) et j’ai donné mon accord, en précisant bien toutefois que mes visiteurs n’auraient jamais accès à la pièce du fond, toujours fermée à clé, où je suis le seul à entrer. Oui je sais ma Louise, c’est débile, mais bon, c’est comme ça.
J’avoue quand même avec un brin de fierté que j’ai eu mon heure de gloire en voyant mon nom dans le guide 2011 (parce qu’on avait droit à un exemplaire gratuit) accompagné d’une photo de la terrasse et des Alpes dans toute leur splendeur. C’est vrai que c’est beau chez nous ! Enfin… je devrais dire chez toi, ma Louise, car c’est bien pour toi que j’ai quitté mon pays et suis venu m’installer pour mon plus grand bonheur au pied de tes Alpes. Et je ne l’ai jamais regretté, mon petit chamois.
Bon ! Tout ça pour dire, qu’au début, ça ne s’est pas mal passé. La féérie du paysage séduisait les visiteurs. Il y en a que j’ai emmené avec moi taquiner la truite dans le torrent. Je ne me reconnaissais plus dis donc, pour un peu je postulais au Club Med. Les copains rigolaient sec, mais je crois qu’au fond, ils étaient bien contents de me voir sortir un peu de ma tristesse et de mon marasme.

Et puis il y a eu ce petit couple. Gentil. Pas mariés depuis longtemps, en attente de leur premier enfant. Ils me faisaient penser à nous, plus jeunes, je les aimais bien. Ils sont revenus plusieurs fois. Ils ont même logé à la maison tu vois. J’étais sérieusement en voie d’amélioration ! Lui aimait bien venir à la pêche avec moi. Elle nous accompagnait et partait se promener. Depuis leur première visite, on avait bavardé tous les trois et je leur avais parlé de toi, de la maladie, de mon chagrin.
Le jour où il a tant plu, elle est restée à la maison. Le bébé commençait à peser.
Ce jour-là, j’ai bien vu en rentrant qu’elle avait l’air bizarre. Mais bon, une femme enceinte, me suis-je dit…
Ce n’est qu’après leur départ, en entrant dans la pièce du fond que j’ai compris qu’elle l’avait visitée. Elle s’était assise dans « ton » fauteuil. Je suis resté tout bête d’abord, puis très en colère ensuite. Bien sûr, la clé était accessible, mais c’était la condition sine qua non à ces visites. Pas la pièce du fond !
Nul n’a le droit d’entrer dans ce sanctuaire que j’ai composé pour toi, avec tes affaires : ton tricot, le châle que tu mettais si souvent sur tes épaules, ce fauteuil qui était le tien, tes livres, ton dictionnaire et j’en passe. Jusqu’à ta paire de lunettes qui n’attend que le bout de ton nez. Nos enfants déplorent cela tu t’en doutes et me traitent de fou. Mais tant pis, c’est ma vie, tu es ma vie et je n’ai rien à faire de ce que pensent les autres. On ne touche pas.
À partir de ce jour, j’ai su que je ne voulais plus continuer cette expérience. J’étais blessé, trahi. Mais je n’ai pas osé le dire franchement aux auteurs du bouquin. Alors j’ai fait du moche.
Lorsque des gens venaient, j’étais tout miel au début, je les accueillais bien, nous allions sur la terrasse, lorsque le temps le permettait. Je les laissais dire toutes leurs bêtises devant la beauté du paysage, je n’avais plus aucun enthousiasme à leur communiquer. Et puis je commençais à leur tenir des propos bizarres : carrément méchants ou complètement incohérents, ça dépendait des jours. Oh ma louloute j’ai honte : un jour, il y a un vieux couple que j’ai laissé quelques instants et je suis revenu en robe de chambre, avec juste mon caleçon en-dessous. Il n’y a qu’à toi que je peux confier ça, parce que la nuit, quand ma conscience me tourmente, c’est ton regard navré qui m’accompagne.
Les visites se sont faites moins nombreuses, la mauvaise saison sans doute. Mais je m’en suis réjoui.
Jusqu’à ce matin où j’ai trouvé devant ma porte, emballé dans un mauvais papier kraft le guide 2012 avec ce texte :

Nous avons recommandé Monsieur Christy Swend dans notre édition 2011. Or, nous avons reçu quelques lettres de voyageurs qui nous ont alerté sur son comportement regrettable à leur égard. Nous n’entrerons pas dans les détails, mais nous avons appris qu’il leur avait tenu des propos ignobles. On ne sera donc pas étonné de ne pas le retrouver en 2012. Nous regretterons simplement que des lecteurs, qui se référeraient par inadvertance à la précédente édition, se rendent cette année chez Monsieur Christy Swend.

Oh vraiment ma Louise, je ne suis pas fier de moi !

Ton Christy


Photo prise par M. Derbon (« Alps 1364 »  – CC BY-NC-ND 2.0 ) depuis la fenêtre de chez M. Swend en avril 2007.

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Bien trouvé Ktou ! C’était une gageure d’avoir choisi ce « gens » au sujet duquel on avait bien peu d’informations et qui ne faisait même plus partie des personnes référencées dans le guide. Il était donc fort judicieux de le sélectionner et de broder autour des raisons ayant procédé à son élimination.

La forme choisie, cette lettre à sa défunte femme est également une idée originale et qui permet à Christy d’expliquer les comportements qui ont eu pour résultat de le gommer du catalogue 2012.

Tout cela était habile et tu en as tiré une histoire savoureuse que j’ai eu grand plaisir à lire.

Ktou, c’est formidable cette nouvelle ! Tu as fait vivre ce gens viré du fameux guide. Je me suis régalée à la découverte de ce monsieur touchant d’amour pour son absente.

Tellement bien mené. Les copains du café, parfait.

Merci de ce beau moment de lecture Ktou.

Lorsque j’ai reçu la nouvelle de Ktou14, j’ai réalisé (je n’y avais pas pensé ; je pensais surtout à ce qu’on se réapproprie les personnages) qu’on pouvait en effet intégrer le guide dans son texte, voire faire son hors-champ, ses coulisses, ou une mise en abyme. Contrainte supplémentaire pour qui veut s’amuser (et finalement tout le monde, sauf Lena, a rendu peu ou prou le Guide présent dans son texte), et Ktou14 y est parvenue ici avec brio. Elle a même inféodé le Guide à sa propre fantaisie puisque maintenant, avec cette « préquel » en quelque sorte, c’est le Guide qui dépend de ce qu’elle a imaginé. Ce n’est plus de la réappropriation, c’est du hold-up :-). (Pour chipoter : comment s’est-il aperçu qu’elle s’est assise dans le fauteuil ?).

J’ai un truc strictement personnel : j’ai beau savoir que cela existe et est totalement possible, j’adhère moins à une fiction lorsqu’il s’agit de quelqu’un qui s’écrit à lui-même, ou parle, s’adresse à un absent, un défunt. Encore une fois : c’est strictement perso. Aussi je me suis demandé comment j’aurais exploité moi-même cette idée astucieuse et jubilatoire consistant à justifier a priori le comportement de ce satané Swend.

Tout est évidemment dans ce paragraphe : « Lorsque des gens venaient, j’étais tout miel au début, je les accueillais bien (…) avec juste mon caleçon en-dessous. ». En fait, cela m’aurait demandé de mettre d’abord en scène le comportement répréhensible, et cela aurait impliqué de m’étendre davantage sur le burlesque pour finir sur le pourquoi (à l’inverse l’écriture sous forme de lettre permet d’avancer d’abord les raisons, avant d’en dire brièvement les conséquences). Du coup, je ne serais pas parvenu à faire ce qu’à écrit Ktou14 : c’est-à-dire une belle réhabilitation car d’un odieux personnage a priori elle en a fait un grand tendre et amoureux pris dans un quiproquo. Gageons que Swend, qui m’a l’air bien sensible ce garçon, lui en sera reconnaissant.

Moi, j’ai trouvé ça joli, touchant et tellement bien raconté. En revanche, et cela tient peut-être au format « lettre à l’aimée disparue », on s’attend à cette fin et je trouve la chute, juste comme la fin d’une histoire racontée, pas comme la chute à rebondissements qu’on attend dans une nouvelle. Mais, peut-être je chipote là 🙂

c’est émouvant, tendre et vivant, j’avais hésité à prendre ce personnage qui laissait un grand champ libre. La lettre à la défunte est un beau procédé. On a envie de lui dire à ce monsieur qu’il a bien fait. Que les choses soient vraisemblables ou non finalement importe peu puisqu’il est avéré qu’un tel guide est totalement imaginaire.

J’ai beaucoup aimé le traitement du personnage qui m’est apparu avec une tendresse et compassion en contraste total avec ce que le guide nous laisse à penser de son caractère. Un beau retournement des attentes sur ses raisons !

Aah je n’avais pas pensé à prendre ce personnage, qui avait, c’est vrai, l’avantage de laisser le champ plutôt libre ! J’ai trouvé le texte bien mené, les différents éléments s’imbriquent agréablement pour construire un portrait assez complet de ce Christy. Il est rendu bien sympathique, comme la nouvelle au final.