Le tintement de la chaîne métallique la tenant captive résonna en elle dès l’aube. Elle s’éveilla avec difficulté, la poisseur de l’air ambiant rendant ardue l’émergence de son âme jadis si légère,  à cette dure réalité.

Alvaro s’adressa à elle :

« Jasmine, levez-vous, nous devons quitter au plus vite. Nous avons été repéré ».

Bien déterminée à résister malgré son épuisement, elle se racla la gorge et lui cracha au visage la substance écœurante qui avait émergé de ses entrailles ; substance visqueuse dans laquelle était emprisonnée une grande portion de sa colère…

Soulagée, elle referma vigoureusement sur elle les deux côtés de son hamac, se créant ainsi un cocon protecteur, un refuge temporaire. En aucune circonstance elle ne leur rendrait la tâche facile. Elle devait continuer à résister de toutes ses forces, si réduites soient ces dernières.

Alvaro empoigna les deux côtés de cette couchette de fortune en tirant sur celles-ci en sens opposé avec vigueur.

Presque simultanément, elle utilisa la proéminence osseuse la plus affûtée de son petit corps devenu rachitique —son coude— pour lui asséner un coup bien pointu sous la ceinture de son uniforme, entre les mailles du hamac…

Il recula d’un bond, leva la main pour la gifler mais se retint et détacha finalement les deux extrémités du hamac des palmiers auxquelles elles étaient attachées, pour la traîner dans le sol boueux sur une dizaine de mètres, où il rejoint le reste du groupe qui s’affairait à défaire le campement.

Alvaro s’adressa à Jorge, chef du groupe.

« Nous devrons la transporter une fois de plus, elle refuse de coopérer…

– Si ce n’était que de moi, je la traînerais au sol des kilomètres cette pétasse, au travers des plantes vénéneuses et des insectes terrifiants de la jungle pour qu’elle apprenne la vrai misère. Elle ne mérite pas mieux, mais comme on doit éviter qu’elle crève, transportons-la une fois de plus…

Jorge empoigna avec force l’extrémité du hamac contenant également une poignée de ses cheveux devenus trop longs durant les trois dernières années. Elle hurla de douleur et se débattit sans succès.

Alvaro saisit à son tour l’autre extrémité du hamac, avec une certaine mollesse dans le geste. Le clan entama son périple à travers la végétation touffue de la jungle.

Enveloppée comme une chrysalide ondulant au vent, Elle s’imagina un instant déployer ses ailes et s’envoler comme un papillon. Cette sensation de liberté l’habita quelques instants mais s’envola presque aussi rapidement qu’elle était venue.

Durant le trajet, elle observa comme à l’habitude ses porteurs, les yeux mi-clos pour éviter d’attirer l’attention. Une telle proximité avec ses ravisseurs lui était très rarement accessible, ceux-ci étant postés jour et nuit devant son enclos de fortune, impassibles dans leur uniforme impeccable. Jamais ils ne démontraient le moindre signe d’humanité devant elle.

À présent, ils devaient tout donner pour transporter les 48 kilos qu’il restait d’elle, sur un sol inégal jonché d’obstacles, dans une chaleur insupportable. Elle se délectait de les observer si vulnérables et elle se sentait ainsi tellement moins seule. Un à un, elle les étudiait en silence, pour transpercer un jour leur âme enfouie et les toucher en plein cœur.

Alvaro aurait pu être son propre fils… N’ayant assurément pas atteint la majorité, il avait le corps effilé et était bien plus grand qu’elle. Ce long corps avait maturé beaucoup plus rapidement que le centre de contrôle qui le dirigeait… Alvaro était maladroit et Jasmine était convaincue qu’une âme d’enfant habitait toujours ce jeune homme aux apparences de pantin.

Pantin, en était-il un au sein de cette organisation? Connaissait-il les raisons géopolitiques réelles de son enrôlement ou le faisait-il pour avoir un statut et un toit? Jasmine éprouva soudainement de la pitié pour ce jeune homme, haletant et dégoulinant de sueur à cause d’elle… Elle sortit soudainement de ses réflexions lorsque Jorge, dur et impassible, s’adressa à Alvaro :

« Alvaro, on change de place. Tu viens à la tête, je vais aux pieds. »

Jorge, bien qu’il était plus beaucoup musclé qu’Alvaro, avait probablement la cinquantaine bien avancée. Un renflement graisseux abdominal proéminent se dégageait de son uniforme. Haletant et dégoulinant lui aussi, il avait dû se dire que le poids serait possiblement plus léger aux pieds…

Il se délesta brutalement de sa tignasse et de l’extrémité du hamac contenant sa tête, qui heurta le sol alors que ses pieds étaient toujours suspendus à Alvaro.

Sa boîte crânienne heurta le sol. Plutôt que de voir des étoiles, elle aperçut une nuée de papillons magnifiquement colorés au dessus de sa tête… Elle eut la conviction profonde qu’elle était en train de se métamorphoser… Un jour elle pourrait aussi déployer ses ailes et ainsi s’envoler.


Photo : Alex Guillaume – Unsplash