Texte de Melle47 – « Le cousin des villes & la cousine des champs » *

« Bon d’accooooord, je viens ! ». C’est dans ces termes que j’ai mis fin à l’échange téléphonique avec mon cousin il y a trois jours.
Pfff… Depuis, je ne suis que grommellements et humeur bourrue. Il me faut quitter mon havre de paix. Je ferme la porte du salon, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à la cheminée dans laquelle rougeoies encore les braises du feu d’hier. Soupir ! Je donne un tour de clef et plonge dans ma poche la lourde clef de mon royaume perdu en pleins champs. Je me retourne, admire le paysage tranquille, respire à pleins poumons l’air frais du matin. Autour de moi, l’hiver étend son blanc manteau immaculé dans un silence magistral dont je me gargarise avant de faire tousser ma vieille 2CV, direction la gare du village voisin.

Quelques heures plus tard, le paysage a bien changé. Ma campagne paisible et endormie à fait place à la capitale, bruyante et surpeuplée. Je descends du train, enfonce mon bonnet rouge sang à pompon poils de lapin d’un geste rageur comme s’il pouvait me faire disparaitre de cet endroit ou j’ai tout sauf envie d’être. Je m’engouffre dans le métro sale et nauséabond, suivie de ma petite valise à roulettes. Je joue des coudes, souffle, trotte, resouffle et arrive enfin au pied du petit immeuble. Je lève le nez pour évaluer l’endroit. Ça fait cinq étages, surplombés par un ciel aussi gris et maussade que mon moral. Malgré le froid il y a, là-haut sur la droite, une fenêtre ouverte de laquelle s’échappe une désagréable odeur de graillon. Vive la grande ville et sa promiscuité ! L’entrée se trouve sur la gauche sous l’arche. Je pousse le portail, fais rouler mon bagage qui sautille en claquant sur les pavés, me plante devant la porte fermée. Je tape le code. Un puissant bip raisonne à mes oreilles. J’entre, me glisse le long du couloir étroit. La porte claque brutalement dans mon dos. Je sursaute. Il fait sombre. Je tâtonne, trouve l’interrupteur. La cage d’escalier s’éclaire au son retentissant du minuteur. Je lorgne sur la droite la porte d’un cabinet de kiné suivi d’un mur de boites aux lettres. J’avance, grimpe l’escalier. Je me souviens des instructions du cousin : au premier, à gauche toute, clefs sous le paillasson. Je pousse doucement la porte pour ne pas laisser échapper le précieux bien du propriétaire. J’entre en coup de vent, referme derrière moi. Aussitôt, la petite truffe humide de Schpi vient jouer sur mes mollets. Je me baisse et passe la main sur le poil ras de la bête. Un frémissement de douceur s’empare de moi qui fait battre en retraite toute contrariété. Schpi – non mais quel nom vraiment ! – me lèche gentiment le bout des doigts. Les paroles d’Augustin me reviennent en tête : « Tu comprends, j’en ai pour deux jours tout au plus et je ne veux pas laisser ma Schpi seule. Elle est prête à mettre bas et je ne peux, ni ne veux la confier à personne. S’il te plait, s’il te plait, s’il te plait… monte à Paris… Pour elle, pour moi. Je te promets, je te revaudrai ça… »

« Bon », dis-je à la petite chienne toute ronde, « voyons voir un peu à quoi ressemble ton chez toi ».
L’endroit, à l’image de l’immeuble n’est ni joli, ni en mauvais état. Fonctionnel, plutôt ordonné et pas très grand, mais nous sommes à Paris. Ici, chaque mètre carré compte…

***

Je me suis très certainement endormie sur le sofa car c’est un bruit violent de porte qui claque qui me sort de ma torpeur. Le voisin vient de rentrer chez lui dans une discrétion exemplaire à en juger par les bruits qui traversent la cloison. Cliquètement caractéristique de clefs balancées sur un meuble, voix d’homme braillant « Je suis là ! ». Non mais franchement de quoi sont donc fait les murs ? Je me redresse, avise l’heure, me lève, attrape Schpi pour sa petite promenade du soir. Selon les instructions de son maitre, plus de sortie en ville pour la demoiselle. Elle n’a plus droit qu’au grand carré d’herbes qui recouvre le toit du garage de l’immeuble d’à côté. Bien pratique cette aire de verdure ! J’ouvre donc la fenêtre de la cuisine, attrape la chienne, me penche et la laisse aller.

« Bien le bonjour jolie voisine ! Vous êtes la nouvelle copine d’Augustin ? »

Je sursaute, fronce les sourcils. Le voisin, sans doute celui qui aime faire savoir à tous qu’il est rentré chez lui, fume sa clope à la fenêtre. Sérieusement ? Il est sans gêne celui-là !

« Bien le bonsoir voisin tapageur ! Vous êtes toujours aussi discret ? »

Il hausse les épaules, rentre la tête et ferme sèchement la pauvre fenêtre dont les carreaux tremblent dangereusement.

Je sifflote, Schpi arrive remuant la queue ; nous rentrons nous aussi.

Il filtre dans cette cuisine une odeur curieuse ; mélange de cuisine chinoise et peut-être bien africaine. Vraiment, comment peut-on vivre dans un endroit ou l’on serait à la fois chez soi et en même temps chez les autres ? Je retrousse le nez, ajoute mes effluves à celles du voisinage. Quelques pâtes bolognaises et quelques croquettes bolognaises plus loin, Schpi et moi, rassasiées, nous tassons sur le large canapé d’angle pour un câlin digestif.

***

Décidément, le décalage campagne-ville, la fatigue du voyage, le fond sonore bouillonnant et incessant qui monte de la rue et descend les étages… Je ne saurais dire, mais je me réveille une fois de plus blottie dans ce sofa diablement confortable. Une agitation inquiétante a eu raison de mon sommeil. Des coups répétitifs, et rythmés me proviennent de l’appartement juste au-dessus de ma tête. Je regarde le plafond comme si je pouvais voir au travers. Quelqu’un se déplace là-haut, à pas comptés, feutrés, sourds. Mon cœur se met à cogner tel un fou dans sa cage. Mon imagination s’évade au galop. Un cambrioleur dans le noir ? Immobile, je tente d’imaginer le parcours de cet homme car, c’est sûr, ça ne peut être qu’un homme. Quelques pas. Silence. On marche de nouveau. Quelque chose tombe lourdement au sol. Je retiens mon souffle. Il se déplace encore. S’arrête. Je devine le frottement léger d’une chaise qui racle le plancher. Il s’assied sans doute. Enlève ses chaussures ? Non, les mouvements suivants ont la même sonorité : un pas d’homme pesant, mais peu sûr il me semble. A-t-il bu ? Non, tout est bien trop ordonné, mesuré. Pause, avancée, le manège cadencé et lent se poursuit un temps. Puis, d’autres vibrations chatouillent mes oreilles. De l’eau qui coule, ou le tintement des couverts peut-être? Ma frayeur se dissipe peu à peu dans l’évocation de scènes quotidiennes. Mes muscles se détendent. Ce voisin, seul, là-haut, m’intrigue tout de même. Qui est-il? Je le suis, un moment encore dans ses déplacements, son rituel de coucher j’imagine. Est-ce une boucle métallique de ceinture qui chute? Le grincement d’une literie qui s’affaisse ? Le silence s’installe. Mon sommeil revient.

***

Le lendemain s’étire, interminable, sous un ciel gris renfrogné, entre ennui, lecture, refus d’allumer la télé que je ne trouve en rien divertissante. Le tout entrecoupé de prise d’air frais odorant à la fenêtre de la cuisine avec Schpinette. Je me perds aussi à imaginer la vie assourdissante de mes nouveaux voisins. Au milieu de tout ce tintamarre, je n’ai rien perçu ce matin du fameux voisin du dessus. J’espionne comme une vieille le moindre mouvement. À dix heures, j’ouvre en grand la porte et lance un regard furieux à la femme de ménage qui beugle dans son portable tout en passant le balai dans les parties communes. Je déjeune dans de nouvelles exhalaisons mitoyennes. Je distribue des caresses en dressant l’oreille. Vers dix-sept heures c’est une flopée de cavalcades d’enfants dans les escaliers qui me fait grincer des dents. Entre dix-neuf et vingt heures, je grogne au retour des voisins hyperactifs. Dîner. Re-câlins sur ce sofa que je ne quitte plus. Nous nous sentons un peu abandonnées toutes les deux, mais nous nous comprenons. Nous nous parlons même ! Augustin va revenir. Demain. Ce matin, je lui ai envoyé un texto pour lui demander quid de cet intrigant voisin au-dessus, mais il doit être occupé ; je n’ai pas eu de réponse.

***

Flûte, l’inactivité me rend complètement abrutie. Je me réveille une fois de plus en sursaut, le livre posé sur le cœur. Je m’étire. Schpinette s’agite. Il est vingt-et-une heure. Toujours pas de réponse du cousin et, en-haut, l’étrange voisin à repris son immuable routine. Je me tends. Tout est identique. La ceinture en moins assurément. Des frissons naissent sur mes bras, de nouveau je ne respire plus. J’écoute. Tous les sons me parviennent étouffés sauf les battements de mon cœur. Je note mentalement chaque nuance, chaque intensité jusqu’au grincement du sommier. Notre sommeil concorde enfin.

***

Pas de nouvelles du cousin jusqu’à son retour. Il se fait tard, les voisins montent, descendent, occupent l’espace commun à grands renfort de saluts, cris et galops. Je trépigne à côté de ma petite valise à roulettes, rassure Schpinette : « Non, je ne vais pas rater mon train ! » … Il arrive enfin dans un joyeux brouhaha. On s’abandonne longuement dans un triangle de tendresse, puis vient l’heure d’y aller. Mon paisible chez moi m’attend, j’ai hâte. J’embrasse une dernière fois mon cousin, enfonce mon bonnet jusqu’aux oreilles, frotte gentiment celles de Schpi.

« Dis, au fait Augustin, ton voisin du dessus, tu ne m’as pas dit ?
– Ah oui ! », et son large sourire vient faire plisser ses yeux. « Il est curieusement louche, hein ?
– Mais encore ?
– Je sais, je sais… Il m’en a fait faire des cauchemars à moi aussi ! C’est le kiné qui travaille en bas, il est aveugle.
– Hum, hum » fais-je perplexe en hochant la tête, et je sors en pensant à cet homme dont la vie solitaire, rythmée comme une mécanique bien huilée tranche au milieu de l’agitation détonante de cet immeuble.


Photo credit : cseeman on Visualhunt / CC BY-NC-SA

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J’ai été très sensible au passage sur l’écoute des bruits! Et là la transition est rude du petit coin de campagne à l’immeuble parisien! mais l’inverse est vrai aussi…je connais des gens de la ville qui restent éveillés la nuit entière à scruter enfin un bruit dans le silence!
Mais elle est bein vrai cette idée de vouloir mettre un sens à ces borborygmes de l’appartement d’à côté!

J’ai bien aimé le contraste entre la cousine qui quitte son « havre de paix » et ses habitudes et qui en même temps tombe dans le piège que l’immeuble en ville lui tend: ne pas pouvoir s’empêcher de surveiller ses voisins, leurs bruits, leurs apparitions sur le balcon, leur vie quoi. Jusqu’à se faire peur! Ce mélange entre ses critiques sur la ville et finalement ce qu’elle y vit est assez comique et humain. Finalement à la campagne tout le monde connaît tout sur tout le monde, on se croise facilement, et peut oublier l’anonymat assez vite (il y aura toujours qqn qui vous aura vu à tel endroit telle heure à faire ci) et en ville on est confronté, même si ça peut être plus anonyme dans les grandes cités, à la promiscuité car l’espace est plus petit et on épie très vite pareil, dans le bruit, les pots d’échappement et les « mauvaises » odeurs des autres un peu plus, sûrement. Effectivement comme dit Cécile, on peut se faire peur partout, et j’ajouterais qu’on peut épier partout aussi ^^

Je relie mon texte à tête reposée et je suis d’accord avec toi Francis. Mon histoire m’évoque maintenant une ballade à bicyclette (à la campagne, bien sûr), le nez au vent sur une petite route même pas pentue et le tout sans obstacles! Bref, pas d’accélérations pas de montées dans l’angoisse progressive, je te l’accorde. Du coup peut-être bien que ma chute…mollement sur le bas côté on se demande bien pourquoi 😉
En revanche, j’ai transpiré sec (note l’oxymore) sur la scène auditive et je te promets, que faire plus long sans utiliser 14 fois le mot « bruit » ou « son » c’est… ouf! (Non, je te vois venir, n’y songe même pas comme sujet d’écriture pour la rentrée!) Peut-être qu’avec un souffle d’air cette ballade aurait put être un vrai cauchemar comme ton histoire de cri, mais ça n’était pas là mon but. Comme dans l’histoire du petit Charles, il y a quelques temps, je n’avais envie que de retracer gentiment un fait et je n’y arrive pas convenablement sans doute!
Bref, dans un cas comme dans l’autre, y’a du boulot pour la rentrée…

le texte fait bien ressentir la perte de repère, voire une forme d’insécurité hors de son cadre habituel et si bien maitrisé. chez soi, un craquement de lame de plancher, c’est presque rassurant, ailleurs c’est inquiétant. insécurité confirmée par des temps de sommeil à contre temps des autres, pas dans les bons créneaux. Et quand le personnage principal commence à dialoguer avec le chien, on se dit qu’il serait temps que le cousin revienne. Trés bien vu, l’empressement du départ, la valise dans les startings bloc:tout sauf prolonger ce moment pas sympa. et pour ce qui est de la remarque de Francis sur « un cri », encore aurait il fallu que l’aveugle « braille »….

Melle47 bravo et merci, je n’ai qu’une courte expérience de la vie en appartement entourée de voisins indiscrets et indélicats, qui plus est dans la capitale et ton analyse des faits et gestes, des bruits de l’entourage et du questionnement, énervement, de la cousine des champs je les trouve très bien représentés. Elle serait restée un peu plus longtemps, elle aurait fini par s’inquieter Du silence…. je rejoins Francis puisqu’il l’a souligné, la montée en pression aurait pu être plus « longue », juste pour le plaisir du lecteur…