Texte de Schiele

Une fois sortie passée, à la clarté douce du ciel et la quasi absence de traffic sur le Boulevard Poissonière, Mèl en déduit qu’il doit être autour des 6 heures du mat.

En pilote automatique, elle ne pense même pas à chercher ses alcoolytes au milieu des hipsters qui quittent le club en même temps qu’elle.

On n’est pas encore au temps du über. Quand bien même, elle n’aurait pas assez de cortex disponible pour chercher sur l’appli de son smartphone.

Mèl espère juste qu’elle va pouvoir attraper un taxi sans attendre des plombes. Absolument pas la force d’affronter la violence des néons du métro. Ou de risquer de s’endormir en loupant sa correspondance et repousser l’heure à laquelle se coller sous les draps. Il lui reste assez de cynisme pour réaliser qu’entre l’heure du coucher et celle de l’endormissement, il va certainement se passer un long moment , vu toute l’énergie factice qu’elle s’est collée dans le pif.

Entre les plus vaillants qui s’engouffrent station Bonne Nouvelle et ceux dans un mood à tchatcher, elle réussit à se faufiler et hèler la laguna disponible qui passe au ralenti pile au bon moment.

Pourvu qu’elle ne tombe pas sur un lourd, du genre fan de dessins animés des années 90, qui lui chante tous les glorieux génériques. Par pitié, pas non plus un bavard aigri, qui lui fasse subir son analyse socio géo politico merdique de notre monde en perdition. Dans les 2 cas, Mèl n’arrive pas à contrôler la petite fille bien élevée, et se sent obligée de tenir le dialogue. Dans l’état où elle est là, ça lui demanderait une putain de dose d’ardeur mentale.

Deuxième coup de bol, le conducteur a la voix douce, le regard bienveillant. Enfin c’est tout ce dont elle se souviendra.

Alors Mél ose un « je suis pas en forme, ça vous dérange pas si je ferme les yeux? », lui glisse son adresse de banlieusarde, se cale au fond du siège et bascule la tête en arrière. La berline redémarre aussi doucement que son chauffeur a acquiescé.

Maintenant qu’elle s’est relâchée, la nausée revient direct, violente. Elle connait le délire, va falloir se mobiliser pour gérer. Dompter son corps. Eloigner ses pensées de sa dark side. Ca va lui bouffer un paquet d’énergie, mais son orgueil lui empêche de perdre tout contrôle et de s’exhiber à vomir devant témoin.

Mèl sait déjà qu’au lieu d’admirer les rues de Paris au petit matin elle va juste passer son trajet focus sur sa respiration, ses sensations, le regard tourné vers l’intérieur. Et elle se sent minable. Minable de reproduire pour la énième fois le cycle : soirée-apéro-coke-fun-club-badtrip-gueule de bois interminable.

Minable de ne pas être capable de se lâcher naturellement, de ne pas pouvoir laisser aller son corps à la danse sans expédient, d’avoir tellement peur d’être inintéressante sans chimie.

Son coeur bat trop vite, trop fort. Expirations profondes pour calmer le jeu.

Et merde voilà que le type lui casse sa concentration.

«  je peux mettre un p’tit CD mademoiselle? »

Mèl pioche dans sa réserve de présence et souffle un « oui oui poussif », en espérant qu’il ne lui colle pas un Claude François hystéro qui lui ferait repartir le palpitant direct.

Bonheur instantané quand elle reconnait les premières notes de « quand la ville dort » de Niagara. Elle n’a pas la force de lui dire, juste de lui envoyer un énorme merci mental. S’il regarde dans le rétro, il verra un sourire passer sur son visage.

Pile ce qu’il lui faut pour bercer son trip jusque la maison.

La conduite est souple, les feux doivent être souvent verts. Mél a la sensation d’une fluidité qui colle parfaitement à l’ambiance sonore et au rythme qu’elle veut donner à son souffle et ses pulsations. La fluidité dure, c’est l’album entier qui se déroule dans ses oreilles. Elle entame le chemin connu pour tranquiliser son corps. Partir de ses pieds endoloris par les heures passées sur le dance floor. Remonte sur ses mollets contractés. Ne pas chasser la douleur, plutôt la visualiser. pour l’apprivoiser. Aller vers son nombril, amplifier le mouvement cyclique de la respiration. Laisser les spasmes nauséeux venir, les contenir. Tenir en gardant en tête que ca va passer, ça passe toujours.

La transe se pacifie, Mél gagne le combat contre son corps et les prods. Elle peut entrouvrir les yeux et voir l’assemblée nationale. Percuter et tourner la tête vers la coupole magique du grand palais. Refermer les paupières, se reconnecter avec son ventre et son coeur.. Maintenant que le corps est en paix, elle peut se diriger vers ses pensées. Et se mentir que c’est la dernière fois.

Par Schiele

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Il y a plein de trajets dans le trajet de Schiele. Un trajet réel, en voiture, qui est fort bien campé mais qui reste finalement de l’ordre du contexte, du cadre. Il y a aussi un voyage interne, dans cette unité de temps de la voiture, pour ne pas craquer, dompter le corps qui lâche, le mental contre le physique, la volonté contre le laisser-aller. Schiele manie bien dans sa narration le passage du physique, avec des descriptions assez viscérales et sensorielles, au mental, qui réfléchit, raisonne. Et puis il y a en filigrane tout au long du texte le trajet que Mel n’arrive pas à faire, celui de « lâcher » ces soirées qui la détruisent et dont elle ne semble ni pouvoir se passer, ni être satisfaite. Avec comme un décalage entre sa volonté puissante qui lui permet de dompter ce corps épuisé, à cet instant précis, et qui échoue visiblement à tenir une décision sur le long terme. La fin, tristement lucide, du texte, est noire et belle. Ce n’est pas un happy-end, mais cela termine de nous rendre Mel attachante, par sa fragilité absolue (d’ailleurs, Schiele, j’ai cherché mais pas retrouvé : tu ne l’avais pas déjà mise en scène dans un autre atelier, Mel ? Elle me rappelle quelque chose…)

Je pense, Schiele, que tu aurais tout intérêt à faire rentrer un peu de « dehors » dans ton texte. Faire un peu effraction à ce qui se passe dans la voiture rendrait ce huis-clos d’autant plus puissant. On peut imaginer qu’une mobylette pétaradante passe à proximité et fait sursauter Mel. Que quelqu’un tape au carreau. Et de la même manière, introduire quelques allusions à la vie de Mel, en dehors de ce moment, pourrait sans doute aider à ce qu’on se la figure davantage, à ce que l’on ait quelques idées de qui elle est. Maintenir un certain mystère me semble une chouette option, que l’on n’ait pas les tenants et les aboutissants de ces soirées qu’elle ne parvient pas à abandonner ouvre le champ à plein de possibles que le lecteur peut imaginer, et c’est plutôt chouette. Mais savoir qu’elle aime passionnément la couleur violette et qu’elle a une soeur (par exemple, hein, tu brodes, après), tout comme on sait qu’elle habite en banlieue, par exemple, renforcerait son épaisseur. En nous convaincant qu’elle existe aussi, voire surtout, en dehors de ces instants de transe douloureuse, tu rendrais encore plus émouvant cet instant un peu violent que tu nous contes.

L’écriture de Schiele est toujours aussi rythmée et je l’aime toujours autant.
J’ai beaucoup aimé ces aller-retour internes et sensoriels avec ceux du trajet en taxi.
Et en effet, la fin noire et lucide me plait beaucoup également.

Merci les filles!
Et en effet Gaëlle, ce texte est la suite direct d’un autre écrit je crois en novembre 2015

Je savais bien qu’elle avait déjà croisé mon chemin, Mel. Je vais aller relire. (je l’aime bien, Mel)

Elle me fait de la peine moi, Mel, je me suis demandée tout le texte si elle allait gagner la bataille contre la nausée et j’ai vraiment eu un petit sourire triste en lisant la fin
Marrant d’écrire une suite.. Qu’est ce qu’il lui arrivait en novembre 2015 si c’est pas indiscret ? Je veux dire, c’est une vraie suite ? (Je suis pas très claire, c’est toujours compliqué le vendredi :))

J ai aussi beaucoup aimé le texte et l originalité de l idée. Le style est genial !
Mel me fait aussi de la peine et est très attachante. On l aime tout de suite

Mini si tu as le courage de lire, je te copie colle le texte de départ, ( c’est certainement un peu redondant) et merci à tous pour vos gentils retours
Boum,
Boumboum,
Boum.
Les mains vissées sur sa vodka red bull, Mèl se fraie un chemin sur le dance floor. Direction le DJ, pour se planter bien en face. Un samedi soir sur la terre dans un club branché, elle va pouvoir se prendre du son plein la tête et les oreilles toute la nuit. Au milieu de la faune nocturne parisienne, elle veut s’oublier dans les rythmes binaires de l’électro., Rien ne comptera plus que les fameux beats par minute, ces BPM assourdissants qui feront vibrer ses tympans , même une fois la fête finie , des heures durant. Pendant ces heures de danse, Mèl ne pensera plus, elle n’aura qu’à se laisser entraîner dans le tourbillon des montées tribales. Il n’y a que là et comme ça qu’elle y parvient.

Pour ça, toujours le même plan. La soirée commence en groupe autour de coupes de champagne. On se retrouve entre bons représentants du parisianisme : un gay, la trentenaire starfuckeuse incapable de se caser, le loup du marketing qui n’aime que faire du chiffre et un bobo qui a quitté la banque pour ouvrir son resto bio. L’apéro s’ agrémente vite d’un coup pouce chimique : traces de coke, aux toilettes. Tellement cliché, mais tellement courant.
Le même rituel, on rentre à 2 ou 3, comme des ados, ricanant de braver les limites. On sort la poudre, une CB pour tracer de belles lignes, on roule un bifton à la va vite, et c’est parti pour autant de petits flashs que de snifs. Effet rapide et immédiat.
On est vif, tout est encore sous contrôle. On se sent intelligent, dissert, les idées fusent. Avant que ça redescende, on y retourne. Et on y retourne. Une fois qu’on a fait le tour de tous les ragots, autres vanités et platitudes, on court se réfugier dans la pénombre de la boite pour se perdre dans la foule anonyme des hipsters . Bien évidemment, on n’aura pas fait la queue au milieu de la plèbe, on connait le videur, on lui claque même la bise. On n’est pas n’importe quelle pouf.

Devant sa cabine, le poing en l’air, rageur, qui bat la mesure, Mèl observe le chef de cérémonie. Celui qui en manipulant ses vinyles fait l’amour aux clubbeurs. Celui qui en variant les rythmes, les tiendra en haleine, fera se mouvoir leurs corps selon le tempo qu’il voudra bien donner à ses disques. Il est courbé, concentré sur ses machines. Elle ne voit que sa nuque et ses mains, qui triturent les boutons des platines.
Et maintenant elle attend sa montée de MDMA pour vibrer encore plus fort, partir encore plus loin.

Elle bloque sur ces mains qui détiennent le pouvoir de sa transe.
Il accélère la cadence, ses bras et ses jambes suivent. Sa tête avec. La drogue monte, la connecte davantage encore à la musique. Elle fait corps avec , sa pensée s’en mêle et s’emmêle .
Les mains du Dj, son poing.
Le tempo se hâte encore, les basses tambourinent jusque dans ses tripes. C’est tout son corps qui oscille en bloc, par saccades. Une fraction de secondes, le doigt expert interrompt la musique. Tous sont suspendus, et , brutalement, comme un coup de rein, ça repart plus fort, plus vite encore.

Comme prise par une décharge électrique, Mel bascule et reprend sa danse, les yeux plongés sur ces mains qui jouent si habilement avec son plaisir. Calquées sur les flashs des stroboscopes qui accélèrent , ses pensées, boostées par la chimie qui opère, défilent à la vitesse de l’éclair. Elle voit, avant de vite les repousser, les mains noueuses et terreuses de sa grand mère qui épluchent les pommes de terre.
Ses bras se dressent en l’air, accompagnent l’envolée effrénées des BPM.
Elle tente de les chasser, mais les images réquisitionnent son espace mental.
Telles les pages d’un catalogue feuilletées frénétiquement, surgissent les mains de sa mère qui lui massent son ventre de fillette angoissée, celles perdues de son amour qui lui caressent la joue, la paluche carrée et massive de son père qui la gifle, les menottes de sa poupée qui grandit trop vite. Trop de pensées.
Une grosse gorgée de vodka, puis une autre, et enfin le verre cul sec chassent enfin ce flot et aide son cerveau à revenir à un mode reptilien. La danse reprend de plus belle, et enfin Mel, les yeux mi clos n’est plus qu’un corps en mouvement, dans le présent total de son mouvement. Elle a débranché. Le temps n’existe plus.

Boum boumboum boum.
Retour à la réalité, brutal.
Le son s’arrête, en plein milieu d’une boucle énorme.
Les lumières se rallument.
La nausée montre.
Mèl, la main devant la bouche, se retient de vomir.
Combien de temps s’est il passé?
Peu importe.
Il est l’heure de rentrer.