Bruxelles, 1er octobre 1961.

Le jour se levait à peine sur l’avenue de Fonsny, le ciel était blanc et bas, tel qu’il est par habitude de l’automne au printemps à Bruxelles. Un tramway ralentit sa cadence et s’arrêta devant l’entrée de la gare.
Parmi les rares badauds qui en descendirent, un couple se détachait. Lui prévenant et calme, une petite valise à la main, se retourna pour accompagner de sa main libre, celle qu’on devinait être sa compagne. Un claquement retentit et le tramway repris bientôt sa route, faisant sonner sa cloche à trois reprises afin de presser un piéton imprudent.

Le couple fit son entrée dans le grand hall de la gare, dont l’architecture métallique massive induisait un sentiment d’austérité autant que de majesté. Les lieux étaient encore vides et froids à cette heure précoce, l’homme s’avançait vers le guichet.

« Bonjour monsieur/’Dag meneer » dit le guichetier.

« Bonjour » répondit l’homme. « Un ticket pour Anvers je vous prie.

–  Aller simple ou aller-retour monsieur ? » demanda le guichetier, déjà occupé à remplir le talon du ticket posé devant lui.

« Un aller simple » répondit l’homme dans un soupir imperceptible.

Assis sur un banc du quai numéro trois, le couple attendit le train, annoncé pour 6h13.

L’homme, vêtu d’une veste en tweed marron et d’une casquette grise, tenait tendrement la main de sa femme. Il fuma une cigarette, et la pression entre son pouce et son index, trahissait son état émotionnel. Elle, déjà parée de son manteau d’hiver, grelottait légèrement les yeux dans le vague.

« As-tu bien vérifié qu’il ne te manque rien ?

– Tout y est Else, ne t’en fait pas… » répondit-il en tapotant doucement sa valise, un sourire triste au coin des lèvres.

Leurs regards se croisèrent et elle ne put réprimer une montée de larmes, qui par chance, restèrent toutes perchées à flanc de cils. Elle aurait aimé lui dire qu’il fallait tout arrêter, repartir chez eux et tenter de reprendre leur vie là où ils l’avaient laissée quelques années plus tôt.

Il la coupa dans ses pensées et lui dit :

« Et toi, t’es-tu bien assurée que toutes nos affaires seront en ordre pour ton départ ?

– Oui, M. Londot a déjà trouvé un locataire qui emménagera la vieille de mon voyage. J’irais loger chez Louise, elle a insisté. »

Georges voyait d’un mauvais œil qu’Else ait informé Louise de leur départ. Mais pouvait-il empêcher sa femme de prévenir la seule personne qui composait sa, désormais, si petite famille.

« Sais-tu déjà où tu logeras ? » demanda Else.

« Je dois me rendre dès mon arrivée dans le quartier des docks à Het Eilandje. On me fournira une chambre et je commencerai le travail au port demain matin. Jan m’a assuré que le salaire y est bon, j’aurais la possibilité de mettre une partie de ma paye de côté. La chambre est peu chère et il parait qu’on mange pour quelques francs près du port. »

Else ne dit rien et occupa toute son énergie à ne pas s’effondrer, tant l’épreuve lui paraissait insurmontable.
Georges connaissait sa femme tellement bien que son désarroi évident lui nouait les tripes.

« Else, d’ici une semaine tu auras aussi pris tes fonctions. La famille qui t’a engagée est idéale. Ils ont deux jeunes enfants, l’homme est très occupé par son travail et la femme par ses œuvres et ses mondanités. Crois-moi, personne ne se doutera de rien, tu feras une excellente gardienne d’enfants pour eux. »

Il prit tendrement Else contre son épaule et leva les yeux vers le ciel, cherchant la force de ne pas craquer devant elle. Ils avaient maintes fois pesé le pour et le contre, ils n’avaient plus le choix.

Tout à coup, un sifflet retentit. Le chef de gare se trouvait à quelques mètres d’eux et leur fit un petit signe pour leur indiquer l’arrivée du train.

Else se leva rapidement et épousseta le bat de son manteau dans un geste réflexe. Georges mis un temps à venir à sa hauteur, sa valise fermement maintenue sous son bras.

Il ouvrit la porte du wagon le plus proche et posa sa valise en haut des trois marches, il n’y avait personne d’autre à leur hauteur.

Georges se retourna et d’un mouvement soudain entoura Else de ses deux bras. Il enfouit son nez dans le cou de sa femme, qui posa la main sur sa tête, dans un geste de réconfort.

« Nous serons réuni d’ici un an, mais il est primordial que personne ne nous relie avant cela. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, nous devrons agir comme si ne nous étions jamais vus auparavant. Si nous y parvenons, plus rien ne nous arrêtera… » dit Georges rapidement en tenant dans ses deux mains le visage désolé d’Else.

Dans un souffle douloureux elle lui dit ; « Je sais Georges, pour nous et pour petit Pierre. »

Averti par un coup de sifflet, Georges embrassa une ultime fois Else et sauta sur le marchepied. Il récupéra sa valise et alla s’asseoir dans le premier compartiment.

Les yeux dans les yeux lorsque le train démarra, Else ne put plus retenir sa tristesse et la digue de ses larmes céda. George posa la main contre la vitre, impuissant face au regard implorant d’Else, mais se redressa promptement lorsque le contrôleur fit son entrée dans son compartiment. Lorsqu’il se tourna vers la fenêtre, ils avaient quitté la gare. Seule lui resta imprimée sur la rétine, l’image du visage d’Else, légèrement flouté par la présence de buée sur la vitre.

Laissée seule sur le quai de gare, Else repartit dévastée mais avec l’espoir que tout cela n’était pas vain. Si Georges disait vrai, dans un an ils seraient à nouveau ensemble.

Dans un an, ils seraient vengés.


Photo : Gare de Bruxelles – Avrene – Visual hunt – CC BY