Texte de Melle47 – « Hiver 1949 » *

Le rideau autour de mon lit d’hôpital s’ouvre dans mon dos. Je sors de ma torpeur au son léger du frottement des anneaux de métal sur la tringle. Comme si l’infirmière cherchait à faire le moins de bruit possible. Elle est charmante mais je n’ai pas du tout envie de parler. Je retiens mon souffle, continue à faire semblant de dormir. Elle se penche par-dessus mon large dos qui fait le rond pour s’enfoncer, plus encore, dans ce lit mœlleux. Si vous saviez… J’en ai rêvé si longtemps. Dormir sur un vrai matelas, dans des draps qui sentent le propre. Pourtant, ici, cette vaste salle commune d’hôpital, ça n’est pas vraiment un cinq étoiles. Son souffle ténu chatouille ma joue malgré la barbe qui l’isole. Je me crispe. Cette tranquillité souhaitée, je sens que ça n’est pas gagné. Elle pose une main sur mon épaule, me secoue doucement :

« Monsieur George, il faudrait vous réveiller. Quelqu’un est là, qui souhaiterait vous parler. »

Monsieur, moi ? Monsieur ! Cette politesse, ces considérations. Cela fait bien longtemps que personne n’en a plus eu à mon égard.

Je tourne la tête et jette un œil à la personne qui se tient presque cachée derrière mon infirmière. Elle suit mon regard, s’écarte du chemin puis fini par faire un pas en arrière.

« Je vous laisse. »

Et la voilà déjà repartie dans un rapide mouvement de voilage.

Je me mets sur le dos, regarde un instant le plafond écaillé, souffle bruyamment et fait encore un quart de tour vers l’homme qui me fait face et qui n’a encore rien dit. Je m’installe confortablement sur ce côté, cale ma tête dans l’oreiller et considère mon visiteur. Toujours debout. Toujours muet. Les mains posément croisées devant une soutane un peu froissée, camouflée dans les plis d’une sorte de cape de laine épaisse. L’homme, plutôt grand, lui aussi barbu, un sourire plein de malice, vissé au coin des lèvres, m’observe d’un œil tout aussi noir que sa tenue. Il sourit franchement devant mon air déconcerté, attrape une chaise au pied du lit et s’installe face à moi. C’est bien ma veine. Un curé ! Manquait plus que ça !

« Bonjour George. Je me suis laissé dire que peut-être tu aurais besoin d’une oreille dans laquelle jeter quelques tourments. J’étais là, selon la formule consacrée…» poursuit-il en faisant des moulinets du bras « … alors je me suis dit que je pourrais passer quelques minutes avec toi. »

Puis, semblant ne pas vouloir perdre de temps, il vise du doigt mon poignet bandé posé sur le drap et ajoute simplement « Pourquoi ? »

Je me relève sur un coude. Me penche en avant vers ce bien curieux personnage.

« Pourquoi ? Pourquoi ? » fais-je, étonné et presque en colère. « Pourquoi je me suis taillé le poignet ? » je continue soudainement aussi remonté que ma posture face à lui. « Eh bien, parce que ! Parce que je suis fini. Enfin, si vous me voyiez tel que je suis, vous ne poseriez pas cette question. »

Je m’assieds sur le lit, balance mes jambes sur le côté et me retrouve face à l’intrus les mains serrées sur le bord du lit, les pieds ancrés au sol, les mâchoires crispées. Pourquoi ne me laisse-t-on pas en paix ? Là, serait plutôt la vraie question !

Je bombe le torse, relève la tête. Inspire fortement. Expire et m’affaisse finalement, tout comme la soudaine colère qui m’a prise.

« Regardez-moi, enfin ! » continue-je en écartant les coudes et en pointant ma pitoyable personne de mes deux mains. « Ex-taulard. Sans toit. Sans travail. Et pour cause ! Un déserteur ! Personne ne veut embaucher un déserteur. Un traitre, disent-ils tous. Mais regardez-moi ! La voilà mon histoire. »

Le regard du religieux se fait profond et triste. Son silence est-il l’un aveu d’un dégoût qu’il aurait maintenant pour moi ?

« J’avais peur. Je me suis planqué ! Vous savez… Savez-vous seulement ce que c’est, d’avoir peur ? Vous qui êtes bien protégé par votre église et votre Dieu tout puissant. Peur de partir pour ce Service de Travail Obligatoire. Des balivernes, oui » …

Penaud, Je laisse tomber les mains sur mes cuisses.

« Je sais bien au fond que j’ai eu tort. Qu’y puis-je maintenant ? Ma lâcheté, à l’époque, m’a fait filer comme un lapin. Du coup, quand ils m’ont rattrapé, croyez-moi, ça n’a pas été ma fête. Ils m’ont collé au trou pour la fin des hostilités et bien après. »

Je baisse les yeux. J’ai honte de moi. L’homme que j’étais avant n’aurait jamais fait ça. Les autres y sont bien partis eux. Obligés…

L’homme en face de moi fronce les sourcils, plisse les yeux. Il semble réfléchir. Je le sens pris entre ses doutes, peut-il me faire confiance ?

Je sens l’homme d’église cogiter et avant qu’il n’ouvre la bouche, pour l’accabler, j’enchaîne :

« Depuis que je suis sorti, les gens me regardent de travers. Je n’ai pas de toit, pas de droit, pas d’argent. Ne me dites pas. Je vois bien que la guerre est passée. Ça fait quatre ans maintenant. La vie a repris son cours. Je vois bien les dames élégantes au jardin du Luxembourg qui se promènent et offrent à leurs bambins de beaux ballons rouges. Je vois bien les messieurs en beaux costumes, chapeau enfoncé sur la tête, se presser vers leurs entreprises. Les touristes reviennent. Les bouquinistes sur les quais ont du chaland. Même le gouvernement ordonne de grands travaux de reconstruction. Pourquoi alors ? Pourquoi, il y a des gens comme moi, paumés, même pas des ex-taulards… hein ? » dis-je, m’emportant de nouveau. « Des pauvres bougres, sans le sous, qui sortent d’on ne sait où. Sans travail. Sans foyer. Broyés et recrachés par une guerre impitoyable. Ils vivent cachés sous les ponts, à l’abri du froid à moitié morts de faim. »

Je ne sais quoi ajouter, le désespoir me gagne de nouveau. Qu’y puis-je ? Qu’y peut Dieu en face de moi ?

« Le monde d’après-guerre est certes injuste. C’est vrai. » dit l’homme en noir, ni fataliste, ni désabusé.

« Mais nous sommes tous sur la même arche. Tous ensemble nous avons notre place et notre rôle à jouer dans le monde de demain. J’ai bien quelques idées pour les gens comme toi… Les paumés, comme tu les appelles. » ajoute-t-il avec un sourire bienveillant. « On a besoin de vous pour faire avancer le pays. De bonnes volontés et de bras prêts à remonter leurs manches, pendant que d’autres, en costumes, agissent avec leurs têtes pour nous tirer de cette situation difficile. »

Je lève le nez. Il semble me jauger à présent. Nos regards s’accrochent. Dois-je le croire ? Peut-il me faire confiance ?

L’homme en noir, à présent debout, replace la chaise au bout du lit d’un geste sûr. Pour lui, l’affaire semble entendue. Il ajuste son béret noir sur sa brosse sombre, s’approche de moi avec ce sourire amical et humain qui ne l’a pas quitté.

« Regarde-toi George. Tu es jeune, fort et perspicace… Je ne peux rien te donner, mais toi qui n’as rien, au lieu de mourir, viens m’aider à aider. »

Et comme pour celer un accord tacite et muet qu’il aurait puisé au fond de mon regard perdu, il ajoute en me tendant la main.

« Au fait, je me nomme Pierre. Abbé Pierre… À demain George »


Photo : Porte de Montrouge, hiver 1949 – Robert Doisneau

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Mlle 47, j’ai plongé et aimé comme à chaque fois. Quoi dire de plus ? Le maitre a tout dit 🙂
Bravo !!!!

Chapeau pour ce texte bouclé à 4h du matin! Comme l’a dit Francis, je trouve que la mise en scène d’un personnage historique qui a réellement existé donne du souffle dès le départ au récit, et donne envie de connaître la suite. L’abbé Pierre transformera-t-il réellement la vie de ce taulard déserteur déprimé par une visite de quelques minutes à son chevet ?

Bonjour Mlle 47, quelle belle idée que d’avoir pris comme personnage principal un mal aimé, mal vu, mal compris…
Là c’est bon, j’ai envie de connaître son histoire et, peut-être plus que l’après, l’avant! Bravo pour la recherche et les exactitude historiques.

Ca y est, me voilà redescendue de mes montagnes… Et quelles montagnes! C’était magique ;-)… Vous les croiserez surement dans un prochain écrit! 😉
Merci pour vos retours à tous… Cette petite phrase très forte de l’Abbé Pierre, je la connaissais déjà, je n’ai pu résister à vous faire partager ma vision toute personnelle de cette rencontre.

ah j’adore! Je me suis dit « non c’est l’abbé Pierre? », un peu influencée par le village où je travaille et où il a passé une partie de son enfance. La place porte son nom et je croise matin et soir sa silhouette sur une grande fresque, peinte sur une façade. Bref bel hommage à l’homme et fine retranscription du pouvoir qu’il avait de mettre en lumière ce grand choix qu’on peut avoir d’orienter sa vie différemment même quand ça semble insurmontable.

Depuis le début de ma participation, je vous lis toujours avec le même plaisir… bravo. Comme l’a très bien dit le reste de la « troupe », on a hâte de lire l’avant et l’après… bref un autre bouquin à prévoir en achat

J’aime beaucoup ce texte qui montre très bien le passage du desespoir à …une possibilité. C’est tres fort et bien rendu. Une rencontre qui change la vie..

Melle 47,

Votre texte est magnifique. Quelle humanité, compassion, écoute et cette main qui est tendue, pas n’importe quelle main bien évidemment. Une rencontre qui change à jamais la façon de voir votre vie et de la vivre sous un autre angle. Ne pas être dans l’apitoiement, dans la victimisation mais bien au contraire être tourné vers les autres. Je dis tout simplement bravo. Ce texte est riche, est fort de sens et de valeurs.