Texte d’Eleda – « Dépareillée » *

Elle s’aperçoit dans la glace. Elle a des cernes sous les yeux et les joues blafardes.
Elle n’a jamais aimé son reflet.
Elle applique du mascara sur ces cils blonds. Il faut bien qu’on les voie un peu.
Elle cherche sa crème à l’aloe vera presque épuisée pour ses mains écorchées.
Elle n’est pas bien dans sa peau.
Elle voudrait être un peu plus jolie. Un peu plus jeune peut-être. Un peu plus féminine.
Ça veut dire quoi au juste, être féminine ?

***

Elle vit seule, mais elle a beaucoup d’amis, la plupart connaissent son secret. D’autres ne le sauront jamais. Elle ne se laisse pas faire, elle a appris à se défendre. Mais elle sait écouter. C’est sa plus grande qualité. Elle se demande ce qu’elle va faire après. Si elle doit changer de vie, prendre plus de temps pour soi. Est-ce qu’elle pourra suivre le rythme. Pour l’instant, elle est encore fatiguée.
Elle met un peu de lumière sur ses joues et un peu d’ombre sur ses paupières, un peu de légèreté dans son cœur, et un peu de piquant à la vie. Elle donne plus de poids à ses envies.
Elle a changé, un peu sans le vouloir. Elle est plus forte et plus lucide, même si son corps reste son meilleur ennemi.
Elle est prisonnière du doute, mais libre d’espérer. Pourtant, elle se sent parfois seule. Elle voudrait être comprise. Elle aimerait suffire, telle qu’elle est.
Elle s’habille avec des vêtements de seconde main, parce que son budget est serré. Et aussi parce que cela lui plaît. Tout lui va bien. Elle a perdu quelques kilos.
Elle enfile plusieurs couches de vêtements, car elle a toujours froid. Mais des vêtements délicats qui ne frottent pas sur sa peau sèche, qui semble former des écailles.
Peut-être qu’elle est en train de se transformer en crocodile. Sa mâchoire va s’agrandir, ses dents vont pousser et elle nagera plus vite. Ainsi, elle pourrait vivre 100 ans et avoir des poumons d’acier.
Elle a arrêté de fumer, il y a un an ou deux. Elle commençait à avoir mal à la gorge.
Mais elle n’a jamais arrêté de rire, de boire, de danser.
Elle enfile son pantalon et ses chaussettes. Elle aime bien quand elles sont dépareillées. Un peu comme son âme vaillante et sa carcasse effritée.
Elle retourne à la cuisine, se tartine une biscotte au fromage frais en guise de petit déjeuner. Elle a un appétit d’oiseau. Elle nourrit le chat qui virevolte d’impatience, prêt à la faire trébucher, puis elle va s’asseoir au salon. Elle a encore le temps avant son rendez-vous.
Elle s’allonge quelques minutes pour digérer, en écoutant sa musique préférée.

***

Mince, elle s’est endormie. Quelle heure est-il ?
Ouf, il est encore possible d’arriver à temps.
Elle s’agite, rassemble ses affaires.
Elle vérifie qu’elle a ses papiers, sa carte vitale, la clé de voiture et de maison, son sac…
C’est tout ?
Non, il lui faut aussi une bouteille d’eau, son portable, évidemment.
Et puis tous ses espoirs, toutes ses envies, tout ce qui lui reste à vivre.
L’oncologue lui apportera sans doute de bonnes nouvelles.
Elle sort, ferme la porte, monte dans l’ascenseur.
Elle s’aperçoit dans la glace. Elle a toujours des cernes sous les yeux et les joues blafardes.
Et, en plus, elle a oublié sa perruque…

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c’est court et efficace.une réalité retranscrite sans filtre. on comprend dés les premières phrases de quoi il retourne. j’ai bcp aimé ce passage: Elle met un peu de lumière sur ses joues et un peu d’ombre sur ses paupières, un peu de légèreté dans son cœur, et un peu de piquant à la vie. Elle donne plus de poids à ses envies.
bravo!

Très beau texte très juste. J’ai été très touchée. Et puis la chute est au top. Bravo

Bonjour Eleda, j’ai bien aimé le rythme de la partie centrale. Il m’a fallu deux trois phrases pour prendre le pli puis j’ai filé vers la fin du paragraphe. Il me reste peut être un goût de trop peu à la fin de cette parenthèse très introspective qui ne laisse que peu d’indices sur l’environnement de cette femme. Mais c’est plutôt bon signe après tout de laisser un sentiment de trop peu.

c’est le texte que je préfère , là où quand on a tout lu la somme des mots qu’on a lu est bien en deçà du résultat, un peu comme un cuisinier qui fait un plat génial avec juste quelques ingrédients simple

Un texte percutant écrit avec une grande simplicité. C’est d’ailleurs cela qui le rend percutant. Moi je n’avais pas vu venir la fin (je me laisse toujours avoir !) et cela donne d’autant plus de force au texte. Bien vu Eleda !

Pour moi ce texte est un petit chef d’œuvre. La première phrase (en sus reprise à la fin, bravo), me donne l’impression, à cause de la scansion qui s’ensuit sur les mêmes mélodie et tonalité, d’un début de morceau musical — genre jazz, la batterie qui soudain fait boumtchak ou tchitchii, et tous les musiciens démarrent, attaquant le thème pour le répéter, l’étirer, jouer avec, et finir par terminer sur leur accroche du début en diminuant et de rythme et de hauteur jusqu’au silence (*).
Comme des phrases sont très écrites (des « punchlines » comme ils disent – telle celle que Ketriken relève, mais il y en a bien d’autres, genre « Elle est prisonnière du doute, mais libre d’espérer. Pourtant, elle se sent parfois seule. » ou « Elle est plus forte et plus lucide, même si son corps reste son meilleur ennemi. »), je me suis même pris à compter les pieds pour voir si Eleda n’a pas continué le principe des tercets (réponse : apparemment non), mais il y a bien dans ce texte tout du long une rythmique, une musique qui est conservée et déclinée car les phrases sont la plupart du temps articulées en trois parties. Ça c’est pour la forme. Pour le fond, entre les nombreuses formules/bonheurs d’écriture, les touches impressionnistes qui caractérisent la situation et le personnage, ce « Elle » qui devient très incarné alors qu’il n’est qu’un pronom, et la chute à laquelle je ne m’attendais pas, c’est une réussite complète. Chapeau bas.

(*) vous avez vu en passant comme j’imite bien la batterie

je ne sais pas si c’est volontaire mais terminer votre commentaire par « chapeau bas » alors que le texte se termine par « elle a oublié sa perruque »….moi ça m’a bien amusé.

Ah peut-être une association inconsciente ! 🙂

Très belle nouvelle ! Je n’avais pas vu venir la fin, que je n’avais d’ailleurs pas cherché à deviner, emportée par la lecture. Séduite par les tournures de phrases et les trouvailles qui ne s’éclairent qu’après, comme « elle n’est pas bien dans sa peau »…
Cette femme n’a pas de prénom mais elle a un pronom qui s’incarne formidablement !
Bravo Eleda et merci pour ce beau moment de lecture !