Ateliers d’écriture créative, de fictions, animés par Francis Mizio

Catégorie : esther drallige

Texte d’Esther Drallige

La grimpette

Il a seize ans. J’en ai cinq de moins. Notre pays sort de la guerre. Des maisons en ruines, des crevasses dans les rues, des trottoirs défoncés nous le rappellent au cas où nous voudrions l’oublier

« – Je vais y aller, toi tu restes là ! M’ordonne-t-il impérieusement

– Non, j’veux pas rester toute seule, j’viens avec toi !

– Tu vas me gêner, c’est dangereux ! Reste là, tu ne crains rien à la maison.

– Non, non, j’aime pas la voisine…… Elle me regarde bizarre…… j’te suis.

– Bon alors si tu me suis, tu me suis pas à pas, comme mon double. Les salauds ont laissé des bombes. Je connais parfaitement le trajet, je sais où elles sont. Tu ne dois pas t’écarter d’un millimètre. C’est compris ?

J’ai gagné ! Je cache ma satisfaction en baissant les yeux et bredouille

– D’accord j’me colle à tes talons »

Qui pourrait soupçonner le danger ?

Tout est calme quand nous sortons à la douce lumière du soleil printanier. Quelques cyclistes pédalent allègrement dans la rue. À califourchon sur le cadre d’un vélo, le bras droit enlaçant amoureusement la taille d’un garçon beau comme un dieu, une fille rit aux éclats.

Nicolas me tire brutalement par le bras au couvert d’un mur et me commande de le raser.

« – T’es pas là pour regarder les mecs ! Y’a encore des snipers cachés alors si tu veux mourir continue, moi je t’aurai prévenue. »

Je le regarde interrogative. Des snipers ? Il ne m’en a pas parlé. Je m’arrête. Mon cœur s’emballe. Mes yeux fouillent tous les coins et recoins d’ombre. Là ! Une silhouette sur la terrasse de la maison d’en face. Encore une sous le porche des Lefèvre. J’ai peur. Terrifiée, je me scelle à mon acolyte. L’angoisse me tord les tripes. Glacée, des frissons me courent entre les épaules. Le danger est là au détour de chaque immeuble. Les battements de mon cœur martèlent mon cerveau. Courbée, muette, aveugle aux alentours je colle à la ligne tracée par les pas de mon guide. Le hurlement de l’angoisse atteint son paroxysme quand des claquements résonnent à mes oreilles.

Élégante, une femme en talons aiguille me croise. Nos regards se rencontrent. Le mien frôle ses longues jambes nues et sa robe légère dont les plis tremblent aux murmures du vent. Ses épaules sont couvertes d’un châle chamarré. Elle me regarde les yeux brillants. Un curieux sourire flotte sur ses lèvres maquillées.

Enfin, terme de notre course, c’est la grimpette qui mène à la ville haute.

« – Là, ça rigole pas, me souffle mon comparse, tu me pistes à la trace si tu veux garder tes deux jambes ! »

Tout d’abord, nous progressons lentement. Je guette chaque faille en godillant dans le sillon de mon ouvreur. Chaque trou est suspect. Chaque saillie m’interpelle. Des brèches et des bosses il n’en manque pas dans cet escalier aux pavés disjoints et aux pierres effondrées. Vigilante, j’épouse le circuit dessiné par les pieds de mon pisteur.

Puis, comme un cabri sûr de ses appuis, mon guide s’élance et me distance.

« – Attends-moi ! Mais, attends-moi !!!»

Sourd à mon appel le scélérat se hâte.

Qu’est-ce qui lui prend ? Je suis tétanisée, statufiée. Mon cœur va exploser. Mon sang s’est figé.

Immobile, livide, les jambes tendues, les genoux serrés, les orteils crispés, en équilibre sur la caillasse c’est la panique.

Du calme ! Reste calme ! Essaie de faire le point. Que faire ? Descendre ? Monter ?

Descendre, c’est retourner et affronter seule les périls du trajet. Mauvaise idée. Il faut continuer. Donc monter. Rembobine. Réfléchis. Projette le film dans ta mémoire. Tu n’as pas le choix. Avance !

Lentement, progressivement, prudemment je bouge. Un pas. Un autre. Celui-là est peut-être le dernier. Cette tache ? Du sang ! Je ferme les yeux, j’ai soif d’air, j’étouffe.

Respire un bon coup. Encore. Ça fait du bien. Peu à peu l’étau se desserre. Perdue pour perdue il vaut mieux avancer. J’y arriverai. Inspiration, blocage, expiration, blocage et je fonce.

Il n’est plus question de tirer des bords, je progresse en ligne droite sans hésiter. Marche après marche j’approche de la dernière. Rien ne se passe. Pas de bombe. Pas de sniper.

Soulagée j’arrive au sommet. J’ai surpassé ma trouille, j’ai triomphé.

La chaleur me caresse les épaules, le soleil ressuscite, la vie est belle.

Je m’écroule. Vivante ! Je suis vivante !

Je suis toujours en train de m’étonner moi-même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue.

Autour de moi Nicolas, mon frère, jambes écartées, poings sur les hanches, et sa bande rient à gorge déployée.

Par Esther Drallige

Texte d’Esther Drallige

La lettre

sans-titre

Tourne girouette ! Rien à faire, toutes mes ruses ont échoué, le sommeil, coupable d’évasion, a fui. Je tourne et me retourne. Ça m’agace. Mon œil gauche furieux jeté sur le réveil indique – 4h32- Ben voyons ! Pourquoi pas 2h32 tant qu’il y est ? Je lui tourne brutalement le dos.

Gabrielle, ma conscience obstinée, me souffle :

– « 4,3,2,1, partez !

Alors je me projette sur la ligne de départ, tous les sens aiguisés. Il se passe quelque chose, je le sais, je le devine. Cette lueur qui filtre par les interstices du store ! Ce silence ! Mon corps oscille comme soumis au balancement de la houle. Toutes mes cellules vibrent.

Illico presto sur pied je découvre le ciel. C’est… «LE SPECTACLE !»

Sur sa piste multicolore des rubans roses, verts, parmes, rouges, blancs glissent, virevoltent, bifurquent, se rétractent, s’étirent dans un ballet féérique. Cette chorégraphie de flammes chatoyantes entraîne les arbres squelettiques du jardin dans la danse envoûtante d’une mosaïque ondulante. Sidérée j’admire ces mouvances prodigieuses. Le temps est suspendu.

Puis la magie s’arrête, je redescends sur terre. Est-ce un signe que le destin m’envoie ? Gabrielle me rappelle à l’ordre ?

– « Arrête, tout n’est pas centré sur toi ! D’accord c’est surprenant ! Mais une aurore boréale est une aurore boréale ! Certaines sont même descendues jusque Singapour. Alors, oui, rare ici mais pas exceptionnelle, étouffe tes délires ! »

Des bulles de lumière irisée dansent devant mes yeux quand je descends.

Tout d’abord, mon double a raison, rien ne change. À la discussion du petit-déjeuner succèdent les rituelles tâches ménagères heureusement éclairées de multiples petits riens comme le sourire d’un enfant, le parfum d’un souvenir ou l’harmonie d’un concerto.

Je perçois un battement d’aile de papillon quand une lettre inhabituelle arrive au courrier. Sur l’enveloppe une écriture que je reconnaîtrais entre mille. Alors une foultitude de questions m’assaille. Pourquoi ? Quand ? Trouvent rapidement une réponse.

C’était il y a dix ans pour mon changement de dizaine. Je souris. Comme la dernière fois, à une année près tu ne t’es pas trompé. Tu frôles la perfection, il faut que tu le saches mon cher. Le savoir ? C’est impossible, si nos échanges restent aussi rudimentaires. Nos vies se sont construites, nos rêves appartiennent au passé. Le bonheur est passé à deux doigts de nos lèvres deux doigts si fins que j’ai presque pu le goûter. Le bonheur a sculpté de son ciseau d’orfèvre les souvenirs impossibles à effacer. Le passé appartient au passé !

Ton enveloppe intacte glisse dans ma poche.

– « Trop facile ! » raille Gabrielle

Elle a raison, trop facile, je le mesure au fil des heures suivantes.

Quand Juliette propose Audresselles pour passer le réveillon.

Audresselles ? Tu sonnes.

Au cours d’un déjeuner, nous avions évoqué la pêche d’échouage et les vieux tracteurs qui sortent les bateaux au retour de la pêche.

Quelques années plus tard l’acquisition de la maison d’Audresselles s’est imposée à moi parce que sur sa plage les tracteurs remontent les flobarts à fond plat, partis poser les filets et casiers.

Je me souviens de ce jour d’été où j’ai marché pour la première fois sur la laisse de mer dans les vagues mourantes, le regard pointé vers ton bout du monde en pensant à notre ancienne conversation, en pensant à toi, en pensant à nous.

Ou encore à l’écoute de Don Giovanni.

Don Giovanni ? Tu sonnes.

Le double CD fait partie de tes cadeaux qui embellissent encore mon décor. Je me souviens de nos conversations, nos enthousiasmes, nos émotions partagés à l’écoute d’une musique, à l’étude d’une toile. Nous avons toujours mesuré nos convergences sur une même route avec les mêmes perspectives. Nous sommes deux moitiés d’une même essence.

Ou encore à la lecture d’un article scientifique.

Conductivité ? Tu sonnes.

Dans ton laboratoire tu m’as accueillie, guidée et conseillée pendant mon stage de fin d’études. La défiance s’est vite transformée en confiance. Ces trois mois, perçus interminables au départ ont été bien trop courts pour approfondir notre gémellité.

Nos vies respectives ont repris leurs droits. Notre correspondance s’est épuisée sous le poids de nos enfermements.

Maintenant en effleurant ton aquarelle j’évalue l’ouverture de mes horizons et ta présence.

J’ouvre ton enveloppe.

Internet fait le reste.

Dans les derniers rayons du soleil ton numéro s’affiche.

Le temps est suspendu. Je tremble.

– « Allo ?

– Allo… »

Des perles irisées caressent mes joues. Tout commence !

 

Par Esther Drallige

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